Le postmodernisme et le culte des identités seront-ils le fascisme de notre époque ?
Par Joao Bernardo (1)
Traduit du portugais par Yves Coleman (2)
Publié avec l’autorisation de Ni Patrie ni frontières
Traduit du portugais par Yves Coleman (2)
Publié avec l’autorisation de Ni Patrie ni frontières
Présentation
Depuis le mois de juillet 2018, une discussion s’est engagée sur le site brésilien Passa Palavra d’abord sur le «fascisme à la brésilienne», puis sur la possible victoire, et enfin sur les causes et conséquences de l’élection de Jair Bolsonaro aux élections présidentielles du 28 octobre 2018. Dans un post récent Joao Bernardo affirme :
«L’idéologie identitaire est devenue insupportable pour un grand nombre de personnes à partir du moment, où au lieu de seulement affirmer certaines identités, elle en est venue à nier les autres. Sous des prétextes variés, chaque identité́ revendique, pour elle-même, le droit d’être placée au sommet d’une nouvelle hiérarchie sociale. Ce refus agressif des autres identités, et en particulier des identités majoritaires, est l’un des mécanismes de fragmentation idéologique et organique des travailleurs en tant que classe.
La lutte contre les discriminations – concernant le sexe, la couleur de peau, les préférences sexuelles – est indispensable. Le problème est que les identitaires dirigent cette lutte de manière supraclassiste (ou multiclassiste), en confondant, dans les mêmes mouvements, les discriminations qui peuvent exister dans le camp des capitalistes avec celles qui existent dans le camp des travailleurs; d’autre part, ils conduisent cette lutte comme s’il s’agissait de favoriser l’ascension au pouvoir de nouvelles élites ; par conséquent, ils se préoccupent davantage de l’accès aux hautes sphères, à l’administration des entreprises, aux gouvernements et aux parlements, que, par exemple, de l’accès des femmes aux métiers ouvriers du bâtiment où elles ne sont pas représentées.
Ainsi, la lutte contre les discriminations, au lieu de servir à contribuer à construire une nouvelle conscience de la classe ouvrière, sert, au contraire, à fragmenter et à diluer cette conscience. Les travailleurs disparaissent en tant que tels ou, tout au plus, ils sont présentés comme une autre identité spécifique – ce qui équivaut à refuser la notion de classe.
Ainsi, puisque l’identitarisme occupe désormais tout l’espace autrefois occupé par la gauche et continue à se prétendre de gauche, les travailleurs qui ne se reconnaissent pas dans ces identitarismes et ces sous-identitarismes en sont venus à exprimer leur sympathie pour l’extrême droite et les fascistes, ce qui explique la victoire de Trump aux États-Unis, ou de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles en Italie. C’est pourquoi Mateo Salvini a pu dire, dans un discours récent, que la gauche avait oublié les travailleurs et que c’était la Ligue, c’est-à-dire l’extrême droite radicale et les fascistes, qui désormais représentaient les travailleurs.
Le succès du discours de Jair Bolsonaro est ainsi clarifié. C’est le reflet symétrique des idéologies identitaires; il est la réponse, qui s’affirme comme identitaire – puisqu’il défend l’identité blanche, hétérosexuelle, masculine – contre d’autres identitarismes. La légitimité que Bolsonaro et ses partisans invoquent est de même nature que celle invoquée par les mouvements identitaires de gauche. Par conséquent, l’antagonisme qui les divise est interne au camp du fascisme. Le problème immédiat est que l’étendue des identités qui soutiennent Bolsonaro englobe une base beaucoup plus vaste que les partisans des autres identités alternatives. Et tandis que les identités et les sous-identités fragmentent la classe ouvrière et diluent sa conscience, les capitalistes consolident leur unification, puisque les deux côtés du conflit promeuvent les mêmes relations sociales d’exploitation, et que c’est la même technocratie qui oriente les programmes économiques des deux côtés.»
Le postmodernisme et le culte des identités seront-ils le fascisme de notre époque ?
«L’irrationalisme et l’hostilité au progrès vont toujours de pair», a souligné Lukacs dans La destruction de la Raison3, ouvrage dans lequel le progrès est cependant caractérisé d’une façon si naïvement jacobine, qu’un lecteur qui adhérerait à cette description pourrait justifier son irrationalisme en s’appuyant sur la critique du développement capitaliste. Je préfère la formulation de P. Sloterdijk4 pour qui le fascisme constitua une «révolte moderne contre la modernité», ou l’analyse de l’historien Stanley G. Payne qui décrivit le parcours inverse en observant que «si le fascisme fut moderniste, il le fut de manière réactionnaire»5.
Ce paradoxe résume tout le futurisme, qui tenta d’opérer une synthèse entre le primitivisme et le modernisme, mais il assuma une forme extrême sous le Troisième Reich où les normes de productivité furent utilisées et développées pour exterminer une force de travail esclave et juive, main-d’œuvre qui était la condition même de la productivité. Dans ce cas, Lukacs en vint à considérer le national- socialisme comme «une philosophie du cannibalisme modernisé», soulignant le caractère antimoderne de ce modernisme. C’est aussi pourquoi le politologue Harold Lasswell décrivit l’activité des penseurs nationaux-socialistes comme des «justifications intellectuelles de l’anti-intellectualisme». Mais, à une époque comme la nôtre, où ne subsiste plus aucune trace des formes économiques précapitalistes dans les pays développés, les idéologies réactionnaires ne peuvent plus s’avouer antimodernes, comme elles l’avaient fait entre les deux guerres mondiales. Elles sont devenues postmodernes, mais de la même manière que le fascisme antimoderne se proclama post-libéral et postmarxiste. Dans cet enchevêtrement de préfixes, les post tissent la trame d’une rhétorique attirante, qui, lorsqu’on la décortique, se révèle être simplement anti. Le postmodernisme serait-il alors un fascisme de contrebande, voyageant incognito et offrant, avec d’autres noms et d’autres arrangements, les mêmes vieilles babioles ?
Le problème le plus tragique, et le plus pervers, est que les thèmes du fascisme ont refait surface et sont devenus dominants dans un espace politique connoté de gauche, avec une autre nomenclature, et que ces thèmes ont été déguisés en découvertes récentes. Comme me l’a dit un jour Miguel Serras Pereira, «ils confondent nouveauté et amnésie». Il n’existe pratiquement aucune thèse adoptée par la gauche postmoderne qui n’ait été soutenue par les fascistes italiens, ou par l’extrême droite radicale et par les fascistes sous la République de Weimar et le Troisième Reich. Qu’arriverait-il à tant d’auteurs, et pire, à tant de courants politiques qui jouissent d’une audience immense dans les milieux intellectuels, si leurs adeptes prenaient connaissance du contenu des classiques du fascisme ? Si le cercle vicieux de la censure et de l’oubli volontaire s’effondrait, de nombreux intellectuels célèbres et à la mode seraient accusés de plagiat.
La longue marche poursuivie par la pensée irrationaliste depuis la fin de la dernière guerre mondiale pour, dans une première étape, s’infiltrer dans le panorama de la gauche et, dans une deuxième phase, y acquérir l’hégémonie est l’une des manifestations les plus flagrantes du fascisme postfasciste. Qu’est-ce qui caractérise aujourd’hui la gauche ?
Avant tout, la négation du déterminisme par l’apologie de la volonté ; la dissolution du concept d’exploitation grâce à une conception du pouvoir tellement diffuse qu’elle englobe tout ; le primat attribué à la politique sur l’économie ; la transformation des nations ou des ethnies en postulats idéologiques – telles furent les impulsions génératrices du fascisme et ce sont elles qui définissent aujourd’hui l’horizon de la gauche postmoderne.
La célébration des mentors de cette gauche (Nietzsche et Heidegger) représente la forme contemporaine de répercussion des thèmes de la droite dans la gauche, condition indispensable du fascisme. Dans les textes des écrivains romantiques allemands sur la langue, sur l’État et sur les peuples présentés comme des totalités organiques, ; dans les attitudes vitalistes ; dans l’opposition à la raison au nom du concret, et dans l’opposition à l’abstraction au nom du singulier ; dans les écrits de Gentile6 et Ugo Spirito7 sur le caractère subjectif et circonstanciel attribué à la science ; dans tout cela, on retrouve les thèmes que les postmodernistes et les adeptes du culte des identités répètent – et souvent de façon encore pire. Une frontière très ténue sépare, d’un côté, la notion de «psychologie des peuples» proposée par le romantisme allemand et, de l’autre, la biologisation de la culture opérée par le national-socialisme. De même, les prétendues «Epistémologies du Sud» n’ont pas plus de légitimité que la «physique aryenne».
Dans La destruction de la Raison, Lukacs a montré que toute pensée irrationnelle procède par analogies ; et l’on sait que le fascisme s’est singularisé par la confusion systématique entre analogies et processus causaux. Que dire alors de l’analyse postmoderne du sens, qui confond les analogies avec les symboles et considère que les symboles fournissent des références extérieures au texte ? Sur un autre plan, le fait que le marquis de Sade ait été présenté comme un modèle de révolutionnaire et la folie comme le champ d’action de la liberté me semble une mascarade digne de Himmler et des SS (...).
Plus grave encore, l’identitarisme puise ses racines dans la genèse de la droite anticapitaliste à l’époque de la Révolution française, lorsque, contre la notion rationaliste et abstraite des droits de l’homme, les conceptions de Herder8 convergèrent avec celles de Joseph de Maistre9 pour défendre les «spécificités culturelles»10. Quant à la théorie du droit élaborée par Savigny11, elle pourrait servir de préface aux écrits des identitaires actuels. Dans cette même tradition, quiconque s’infligera la lecture des élucubrations de Julius Evola12 y trouvera la matrice de mythes propagés aujourd’hui par les mouvements ethniques. Peu importe qu’ils l’assument en y accolant le signe opposé, la différence de pigmentation des protagonistes ne change rien. Rien ne peut freiner la logique de ce processus qui va toujours plus loin – ou descend de plus en plus bas.
Quand, durant la Journée nationale de la conscience noire, le mouvement afro-brésilien a défilé sur l’avenue principale de São Paulo, le 20 novembre 2017, avec une banderole proclamant «Le métissage est aussi un génocide», il a fait appel aux mêmes notions de pureté de la race que celles qui dominaient sous le Troisième Reich, conformément aux lois raciales promulguées à Nuremberg en septembre 1935. Le métis est pour les uns ce qu’était le Mischling13 pour les autres.
Concluant une évolution, longtemps subreptice, et qui s’est traduite, ces dernières années, par des articles et des manifestations éparpillés, cette banderole a officialisé la conversion d’un mouvement social en un mouvement racial, ou raciste, et l’a placé dans la continuité du mouvement national- socialiste allemand. C’est l’une des voies qu’emprunte la progression du fascisme postfasciste.
En fait, quiconque lira le discours d’Hitler devant le Reichstag, le 28 avril 1939, en réponse à la lettre envoyée par le président Roosevelt deux semaines plus tôt, se trouvera face au modèle d’innombrables déclarations : tiers-mondistes hier, identitaires aujourd’hui. Et ce discours serait certainement applaudi par ceux qui se considèrent maintenant, ou sont considérés, de gauche. Peu de temps après ce discours, l’occupation de la Belgique et de la France par les troupes du Reich donna aux différents séparatistes régionaux l’occasion de s’exprimer librement. Les adeptes actuels du culte des identités et des mini-nations feraient bien d’étudier les journaux et revues de ces mouvements.
En effet, les mythes du séparatisme ethnique fusionnaient avec un racisme non moins mythologique, le tout soutenu par une admiration commune pour le national-socialisme et son Führer. C’est là que les identitaires pourraient trouver leur véritable miroir, mais est-ce la raison pour laquelle ils esquivent l’image ? Un fascisme sans nom ne peut pas non plus avoir de visage. «L’image d’un fils que nous ne reconnaîtrons pas»14, avait prévu Maurice Bardèche.
La focalisation sur les identités collectives est particulièrement perverse, parce qu’elle agit dans deux sens : elle combat les oppressions tout en légitimant les xénophobies, et elle a puissamment contribué, à partir de la gauche, à créer un terrain idéologique commun avec l’extrême droite. L’expression «jouer avec le feu» ne convient pas du tout, car ici c’est au feu lui-même que nous avons affaire. «Tant que le nationalisme se maintiendra comme une force puissante, nous devrons faire face à une sorte de modernisme réactionnaire», a écrit un historien15 qui a beaucoup réfléchi sur ce sujet. Le culte des identités donne une nouvelle urgence aux mots que Paul Valéry écrivit en 1931:
«L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.»
Aujourd’hui, la situation est bien pire parce que, au lieu d’une histoire globale, on nous présente une multitude d’histoires partielles. Cela ouvre la voie pour que les opprimés d’aujourd’hui deviennent les oppresseurs de demain, tout comme la vocation impérialiste de l’Etat attaché à ce concept était contenue dans la notion de «nation prolétarienne». Les identitaires feraient bien de se souvenir des paroles de Marcus Garvey à propos de son mouvement : «Nous avons été les premiers fascistes»16, ou dans une perspective plus tragique, ils feraient bien d’étudier leurs prédécesseurs sionistes (...).
Toutes les conquêtes que la classe ouvrière et la gauche ont pu imposer et conserver sont maintenant dénigrées comme étant «eurocentriques» par les adeptes des identités. Pour eux, l’ «eurocentrisme» est une catégorie centrale parce que la prolifération des identités, qui se chevauchent partiellement et sont toujours conflictuelles, n’obtient une certaine cohérence qu’à travers l’opposition à un ennemi commun, «l’eurocentrisme», seule identité réprouvée. Tout comme la dialectique raciale du national-socialisme avait exigé une anti-race, la logique de l’idéologie identitaire exige une anti-identité. Avec l’inconvénient, cependant, que l’eurocentrisme ne correspond pas aux faits historiques.
Les civilisations grecque et romaine, considérées comme la matrice de l’Europe, furent, en réalité, méditerranéennes, et non européennes. Et elles le furent dans un sens assez large, puisque la Grèce assimila les connaissances non seulement de l’Égypte, mais aussi du royaume de Babylone. L’empire d’Alexandre s’est fondé sur ce réseau de relations et alla encore plus loin puisqu’il transmit à l’Inde la sagesse grecque et, en sens inverse, apporta des éléments de la pensée indienne en Méditerranée. L’empire romain élargit cette zone d’influences réciproques, en continuant à avoir pour centre la Méditerranée.
Plus tard, malgré la rupture provoquée par la propagation de l’islam, l’orbite méditerranéenne ne disparut pas grâce au développement des traductions en arabe sous le califat abbasside à partir du milieu du VIIIe siècle, mouvement qui culmina au premier tiers du IXe siècle sous le califat d’al-Ma’mūn. D’un côté, on traduisit les originaux grecs et, de l’autre, les textes en sanskrit et en persan. En effet, les abbassides étant particulièrement liés à la culture perse, les relations transméditerranéennes de cette époque s’approfondirent encore davantage, si l’on considère que la relation des musulmans avec l’Inde modifia les notions de mathématiques au sud puis au nord de la Méditerranée. Et il nous faut mentionner également le judaïsme ibérique qui servit de pont entre les courants philosophiques de la culture islamique et la nouvelle pensée philosophique qui émergea au-delà des Pyrénées.
Ainsi, à partir du XIIe siècle, lorsque commença le mouvement de traduction de l’arabe vers le latin, le christianisme occidental non seulement redécouvrit la philosophie et la science grecques, mais il étendit également la portée géographique de ses inspirations. Comme l’a écrit un scientifique d’origine irakienne : «la révolution scientifique en Europe aux XVIe et au XVIIe siècles n’aurait pu se produire sans les nombreux progrès réalisés dans le monde islamique médiéval»17; et un historien marocain de la philosophie, a dévoilé l’autre face de la même médaille : «c’est précisément le rôle de médiateur entre la culture grecque et la culture moderne (européenne) qui définit la contribution des Arabes »18.
L’ «eurocentrisme» est un mythe qui ne correspond pas aux faits historiques, tout d’abord parce que cette ligne de continuité a inclus comme articulation fondamentale une civilisation non européenne, l’islam – mais pas tout l’islam, ni de manière homogène.
Pour en revenir à une problématique soulevée par l’historien de la philosophie que je viens de citer, considéré comme l’une des grandes figures intellectuelles du monde arabe contemporain, je pourrais me livrer à un exercice mental en concevant une histoire en soi; et il me semble que, avec toute la prudence requise, il est fructueux d’utiliser le soi en histoire comme l’on recoure à des expériences conceptuelles en physique. Imaginons alors comment la philosophie européenne aurait évolué si la répartition géographique des philosophes islamiques avait été inverse et si Avicenne avait vécu en Andalousie ou au Maghreb, et pas Averroès.
«Adopter l’esprit averroïste implique une rupture radicale avec l’esprit oriental, gnostique et obscurantiste d’Avicenne», a écrit ce savant marocain, soulignant que «les Européens se consacraient à vivre l’histoire précisément parce qu’ils avaient reçu de nous l’averroïsme». Il conclut : pendant que les Arabes suivaient le chemin d’Avicenne et se détournaient ainsi du rationalisme, la culture européenne a pu ouvrir la voie au rationalisme historique et scientifique parce qu’elle avait appris des Arabes la leçon d’Averroès. Cependant, si la révolution scientifique européenne reposa en partie sur l’influence d’une certaine pensée islamique, il est également vrai que la culture occidentale fut également influencée par le mysticisme oriental qui inspira Avicenne, car le néo-platonicisme se développa dans l’aire culturelle musulmane avant de passer en Occident. En bref, l’espace géographique que l’on a appelé plus tard «l’Europe» faisait partie d’un réseau de relations complexe et vaste.
La critique factuelle du mythe de l’eurocentrisme a une autre dimension. La culture intellectuelle de la chrétienté médiévale et de la Renaissance a en réalité intégré les enseignements de la culture islamique. Dénoncer «l’Europe» est anachronique, car ce n’est que vers la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle que la diversité européenne a été absorbée et intégrée dans une culture unifiée. Il ne s’agissait pas d’une culture européenne, mais déjà d’une culture à vocation mondiale promue par le capitalisme. Dès le début, le capitalisme a été un mouvement visant à intégrer les différentes cultures du monde et pas simplement à exporter telle ou telle culture européenne. La dynamique capitaliste a commencé par intégrer les cultures dans l’espace où elle est née, c’est-à-dire le continent européen, et elle a rapidement étendu le même processus aux autres continents. Comme toujours, ce sont les avant- gardes artistiques qui ont anticipé les phénomènes.
Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le modernisme a assimilé les leçons de la peinture japonaise et de l’art des îles du Pacifique à la fin du XIXe siècle, puis, au début du XXe siècle, il s’est entièrement ouvert à la sculpture africaine et un peu plus tard à la sculpture et au tissage des Amérindiens. Au cours des cent années écoulées entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, aucune esthétique d’avant-garde en Europe n’a pu faire l’économie d’une réflexion sur l’esthétique d’autres civilisations.
Lorsque les adeptes du culte des identités dénoncent un prétendu «eurocentrisme», ils s’opposent en fait à la grande culture intégratrice mondiale, issue de la fusion d’une multiplicité de traditions. Mais les effets de cette négation sont tragiquement asymétriques, car la culture mondiale penche, de manière inébranlable du côté des capitalistes, soutenue désormais par les entreprises transnationales, et se fonde sur l’unification des méthodes administratives et des processus de travail. Dans ce domaine, les identitaires ne peuvent pas intervenir – et ne le veulent pas visiblement non plus. Leur seul but est d’atteindre le côté opposé, celui de la constitution d’une culture globalisante au sein de la classe ouvrière. «Le capitalisme présuppose la production de spécialistes et la balkanisation du savoir», a souligné Etienne Balibar ; «L’élimination ou la diabolisation de toute perspective globale ne peut que servir les intérêts d’un ordre économique qui est lui-même défini par la mondialisation»19.
Face à la mondialisation du capital, l’identitarisme, aux côtés des nationalismes, est le principal outil idéologique de fragmentation des travailleurs. Les fidélités qui n’obéissent plus à des cadres géographiques se sont multipliées, et leur objet est devenu aussi fluide que les mouvements du Capital, aussi diffus que les couleurs de l’épiderme, ou que n’importe quelle identité culturelle ou sexuelle présumée. Les nouveaux moyens de communication et de diffusion, Internet, chaque nouvelle génération de micro-ordinateurs de poche, les réseaux sociaux et autres innovations du même type, s’expliquent dans ce contexte ; en même temps ils en amplifient les conséquences, rendant le nombre d’identités imaginaires illimité. Le culte des identités se substitue au nationalisme en cette époque de transnationalisation du Capital. Dans le monde où nous vivons, les attaques dirigées contre la solidarité de la classe ouvrière, et qui furent menées par les mouvements nationalistes dans les années 1920 et 1930, ont été reprises et ravivées par les idéologies identitaires. C’est pourquoi le culte des identités est l’un des mécanismes les plus puissants de ce qui pourrait engendrer un fascisme de notre temps.
La connotation raciale de ce post-fascisme, manifeste dans la perspective où sont présentées les ethnies, a franchi une nouvelle frontière dans l’opposition entre les sexes défendue par le féminisme exclusiviste actuellement en vogue. Comme l’a fait remarquer Etienne Balibar, il s’agit d’«un type de contre-sexisme dans lequel – et ce n’est pas un hasard – les différences sexuelles sont très souvent exprimées dans des termes présentant les genres comme des quasi-races»20.
Ah ! si ces féministes avaient au moins lu le Manifeste de la femme futuriste !21 «Il est absurde de diviser l’humanité en femmes et en hommes. Elle n’est composée que de féminité et de masculinité», écrivait Valentine de Saint-Point en 1912 dans ce Manifeste. Avec l’élitisme féroce de tous les futuristes, elle affirmait : «L’Humanité est médiocre. La majorité des femmes n’est ni supérieure ni inférieures à la majorité des hommes. Toutes deux sont égales. Tous deux méritent le même mépris.» Au moins, cette exaltation des élites pourrait apprendre aux féministes actuelles à ne pas biologiser la culture. En fait, en même temps qu’elles procèdent à la biologisation de la culture, elles attribuent une culture à une biologie.
Entre la réalité biologique des sexes et le mythe culturel des genres, le cercle vicieux s’est fermé. Et il est inutile d’avancer l’argument selon lequel ce type de féminisme, bien que largement diffusé dans les médias, n’est accepté que dans des milieux sociaux spécifiques ; en effet, le problème fondamental est qu’il est adopté par ce qui reste de la gauche contemporaine et contribue, donc, à la caractériser. C’est ainsi que se définit la fonction politique des courants qui occupent aujourd’hui une place de choix dans la vie intellectuelle de ce qu’on appelle la gauche ; ces courants sont les héritiers du conservatisme anticapitaliste, des identités organiques et de l’irrationalisme biologique qui a participé à la genèse idéologique du fascisme.
Mais comme dans le milieu universitaire, précisément là où le postmodernis-me et l’identitarisme ont conquis l’hégémonie, l’opinion désormais dominante est que le fascisme n’existe pas en tant que catégorie générale et que les mouvements qui se considéraient fascistes ne l’étaient pas, l’absorption des idées et des méthodes du fascisme a été innocentée.
Le nationalisme, qui, associé à une problématique sociale, a déclenché le processus générateur du fascisme, est devenu une valeur de gauche après avoir traversé les eaux glaciales de l’identitarisme. Pis, le culte des identités reproduit le modèle du nationalisme à propos de tout élément qui trouve, ou invente, un motif de spécificité [culturelle]. Ainsi, on en est venu à absoudre le capitalisme de tous les maux depuis qu’il s’insère dans la nation, et l’on réserve ses imprécations à la finance internationale. Le mouvement Occupy s’est déroulé à Wall Street et non pas dans la Silicon Valley, ni même à Détroit – pour les nostalgiques.
Si, aujourd’hui, on republiait et diffusait, dans les universités comme dans la rue, les proclamations de l’extrême droite radicale et des fascistes de la première moitié du siècle dernier contre «la servitude de l’intérêt»22 et contre le capital financier, compris comme un «capital spéculatif», je suis convaincu que tout le monde les attribuerait à la gauche. Et pourtant, Franz Neumann, l’un des critiques les plus lucides du national-socialisme, avait averti que «chaque fois que des manifestations contre l’hégémonie du capital bancaire imprègnent les mouvements populaires, nous avons l’indication la plus claire de l’approche du fascisme»23. Détourner les attaques du capitalisme, considéré comme un tout, vers la finance internationale est une condition indispensable du nationalisme. C’est Alfred Rosenberg, le principal idéologue du national-socialisme, qui opposait au «capital national», au «capital enraciné», le «capital financier fluide», qui représente «le royaume de l’argent».
Comme l’écrivait le principal dirigeant fasciste britannique au milieu des années 1930,«le capitalisme est le système par lequel le capital utilise la nation à ses propres fins. Le fascisme est le système par lequel la nation utilise le capital à ses propres fins. L’entreprise privée est autorisée et encouragée tant qu’elle coïncide avec l’intérêt national. L’entreprise privée n’est pas autorisée lorsqu’elle est en conflit avec l’intérêt national». Et le plus radical et le plus délirant des nationaux-socialistes hongrois proclama que «dans le nationalisme social, le capital sert l’État et l’État sert la nation». Ces paroles d’Oswald Mosley24 et de Ferenc Szálasi25 reflètent comme un miroir le programme adopté aujourd’hui par la majorité de la gauche, plus exactement par ceux qui prétendent être de gauche, à la fois dans la rue et dans les cabinets ministériels. Ecrasé militairement, le fascisme aurait-il survécu idéologique-ment à ceux qui l’ont vaincu?
D’une certaine manière, c’est vrai, mais seulement partiellement.
Au cours des dernières décennies, la manière dont les entreprises ont multiplié leurs niveaux d’intervention et élargi la sphère de leur souveraineté, en développant ce que j’ai qualifié l’État Elargi, n’a pas correspondu à une «fin des idéologies», ni même à une atténuation de la vigueur de l’instance idéologique, comme certains le prétendent parfois. En réalité on a assisté à un déplacement de la place de l’idéologie et à une modification des moyens et des agents de sa formulation. En transnationalisant les opérations et en se plaçant au-dessus des gouvernements, les grandes entreprises ont vidé de tout contenu réel les mythes de la nation. Trois évolutions se dessinent :
– les réseaux traditionnels des fausses allégeances et des vraies soumissions se projettent aujourd’hui dans des nationalismes à la dimension tellement microscopique qu’ils sont, en réalité, des régionalismes, pour ne pas dire presque des identitarismes de quartier ;
– ils s’assument comme des identités ethniques, culturelles ou sexuelles et opèrent alors dans un cadre supranational;
– ou alors le quotidien de l’entreprise leur donne une nouvelle substance– les deux dernières solutions semblent être les plus importantes.
Mais pour que ces processus arrivent à maturation, une profonde transmutation des valeurs est nécessaire. Le nationalisme a une référence territoriale, délimitée par des frontières précises ; et l’apologie de la violence politique vise toujours le contrôle de l’appareil d’État classique, qui se distingue du milieu social et économique environnant. Ce panorama a été modifié à mesure que les entreprises transnationales ont pris le contrôle de nombreuses sphères très différentes de la société.
Les principales manifestations de la répression se sont confondues avec la discipline du travail et, grâce à l’électronique, l’organisation des activités productives est devenue à la fois une forme d’évaluation et une forme de surveillance, qui fonctionne même pendant les loisirs, puisqu’une bonne partie de ceux-ci se déroulent sur des supports électroniques. Pour la première fois dans l’histoire, le processus de travail et les périodes de repos ont fusionné avec le processus de surveillance sociale, ce qui a permis à l’exploitation et à l’oppression de fusionner dans un cadre technologique unique. Nous sommes encore loin de comprendre toutes les implications de cette situation.
Dans une vie politique aussi profondément transformée, il est inévitable que les conceptions fondamentales du fascisme dépassent les cadres idéologiques dans lesquels elles s’étaient insérées et qui avaient servi à les définir et qu’elles s’étendent, sous d’autres aspects et avec des connotations différentes, aux systèmes d’administration des entreprises.
Dans les nouvelles modalités assumées par la discipline du travail, dans la nouvelle autorité conquise par les grandes entreprises dans tous les domaines de la vie sociale, dans les nouveaux réseaux d’un pouvoir changeant et fluide, adapté aux mouvements permanents du Capital, à ses chocs et à ses recompositions, dans toute cette nouvelle trame de relations, le fascisme, en tant que conception et pratique politique, a acquis une autre substance et s’est réincarné. Quiconque souhaite étudier le fascisme actuel ne doit pas se focaliser sur des groupuscules qui regroupent quelques paranoïaques nostalgiques, ni même limiter ses horizons aux élucubrations des intellectuels postmodernistes et aux adeptes du culte des identités.
Il nous faut partir de la constatation que l’Etat Elargi est aujourd’hui le principal lieu du pouvoir et que c’est dans l’administration des entreprises que la politique s’exerce au sens le plus large. Le nom de Reinhard Höhn pourrait peut-être servir ici de fil conducteur à ceux qui souhaiteraient poursuivre cette recherche,. En effet, après avoir été l’un des constitutionnalistes les plus importants du Troisième Reich, avoir critiqué la notion de personnalité juridique de l’État et défendu le pouvoir illimité et discrétionnaire d’un Führer considéré comme une personnification de la race, il fonda en 1956 une académie pour directeurs d’entreprises qui compta parmi les plus réputées d’Allemagne.
Dans ces nouvelles conditions, le fascisme est resté anonyme, parce qu’il n’a pas fait l’objet de concepts permettant de le circonscrire dans ses modalités actuelles. Plus grave encore, l’État Elargi a déployé des efforts idéologiques considérables afin de nier qu’il possède une idéologie ou même une réalité particulières. L’anonymat qui caractérise la classe des gestionnaires et qui représente l’un des traits décisifs des grands thèmes du fascisme après la Seconde Guerre mondiale constitue également la modalité la plus efficace du pouvoir politique contemporain.
1 - Intellectuel et militant marxiste libertaire portugais, João Bernardo (1946-) s’engage dans la lutte clandestine contre la dictature à l’époque de Salazar, ce qui lui vaut d’être arrêté et emprisonné quand il est étudiant avant de s’exiler en France. Il est l’un des membres fondateurs du journal Combate (1974-1978). Il s’établit en 1984 au Brésil, où il enseigne jusqu’en 2009 au sein de plusieurs universités et donne des cours aussi dans les syndicats. João Bernardo a écrit de nombreux ouvrages, articles et communications qui recoupent les domaines complémentaires de l’économie, de la sociologie, de l’histoire et de l’esthétique, dans le sens d’une critique unitaire et radicale du capitalis-me.
2 - Repris et édité à partir du site Ni Patrie Ni Frontières, avec son autorisation http://npnf.eu/
3 - Critique de la raison cynique, Bourgois, 1987.
4 - Publié en deux tomes aux éditions de L’Arche, 1958 et 1959.
5 - «Fascismo, Modernismo e Modernizacão», Penélope, no 11, 1993
6 - Giovanni Gentile (1875-1944), enseignant et haut fonctionnaire, se présentait lui-même comme le «philosophe du fascisme» (NdT).
7 - Ugo Spirito (1896-1979), universitaire, l’un des signataires du «Manifeste des intellectuels fascistes» et l’un des théoriciens du corporatisme (NdT)
8 - Johann Gottfried von Herder (1744-1803), poète, théologien et philosophe allemand. Critique des Lumières, il considère que les traditions linguistiques peuvent permettre «la formation d’une nation, la véritable constitution d’un peuple, d’un Volk» et voit dans le peuple germain le centre de la culture chrétienne occidentale (NdT).
9 - Joseph de Maistre (1753-1821), homme politique, philosophe, magistrat et historien. Adversaire de la Revolution française, il deviendra une icône des royalistes (NdT).
10 - En Allemagne, les «spécificités culturelles» furent particulièrement mises en avant par Clemens Brentano, Achim von Arnim et les frères Grimm (cf. «Le mythe du peu-ple : de Herder aux romantiques de Heidelberg» de Christine Mondon in https://books.openedition.org/pur/32565?lang=fr) NdT
11 - Friedrich Karl von Savigny (1779-1861) : juriste, professeur d’université, ministre de la Justice, créateur de l’école d’histoire du droit (NdT)
12 - Julius Evola (1898-1974) : philosophe, poète et peintre italien. Antisémite, il soutient le régime fasciste et fait des conférences dans l’Allemagne nazie. A influencé la Nouvelle Droite et Alain de Benoist qui ont tenté de le faire passer pour un grand théoricien. (NdT)
13 - Mischling, littéralement métis, mais utilisé par les nazis dans le sens péjoratif de «bâtard», par rapport à leurs pseudo théories raciales, pour désigner les personnes issues d’une union avec un non-Allemand, notamment un Juif ou une Juive (NdT)
14 - Qu’est-ce que le fascisme ? Les Sept Couleurs, 1961.
15 - Jeffrey Herf, Le modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme [1984], L’Echappée, 2018.
16 - Cf. João Bernardo et Manolo, Retour en Afrique. Des révoltes d’esclaves au panafricanisme, Editions NPNF, 2018 (NdT)
17 - Jim AL-KHALILI, Pathfinders. The Golden Age of Arabic Science, Penguin, 2012
18 - Mohamed Abed YABRI (2016) El Legado Filosofico Arabe. Alfarabi, Avicena, Avempace, Averroes, Abenjaldún. Lecturas Contemporaneas, Trotta, 2016.
19 - Etienne Balibar, Masses, Classes, Ideas. Studies on Politics and Philosophy before and after Marx, Routledge, 1994
20 - Idem
21 - [1912] rééd., Mille et une nuits, 2005
22 - Expression de l’économiste Gottfried Feder (1883-1941), l’un des premiers membres du parti nazi, citée dans Mein Kampf : «Lorsque j’entendis le premier cours de Gottfried Feder sur “la répudiation de la servitude de l’intérêt du capital”, je compris immédiatement qu’il devait s’agir ici d’une vérité théorique d’une importance immense pour l’avenir du peuple allemand. La séparation tranchée du capital boursier d’avec l’économie nationale présentait la possibilité d’entrer en lutte contre l’internationalisation de l’économie allemande, sans toutefois menacer en même temps par le combat contre le capital les fondements d’une économie nationale indépendante.». (NdT)
23 - Franz Neumann (1943), Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme, Payot, 1979.
24 - Oswald Mosley (1896-1980), député travailliste puis dirigeant fasciste britannique, emprisonné entre 1940 et 1943. Il continua à sévir après 1945 mais son influence était groupusculaire, sans proportion avec celle qu’il eut dans les années 30 (NdT).
25 - Ferenc Szalasi (1897-1946), dirigeant des Croix fléchées (NdT).
26 - Selon Joao Bernardo, «l’Etat Restreint désigne l’ensemble des institutions qui composent le gouvernement, le Parlement et les tribunaux, c’est-à-dire les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. (...) Pour tout ce qui concerne l’organisation interne des entreprises, patrons et gestionnaires choisissent des systèmes d’administration et organisent la force de travail, ce qui constitue une forme de pouvoir législatif. De plus, ils établissent des hiérarchies, définissent l’amplitude des décisions qu’il est possible de prendre à chaque échelon et imposent des normes de travail, ce qui constitue une forme de pouvoir exécutif. Enfin, les propriétaires des entreprises ou leurs administrateurs évaluent les tâches accomplies par chaque travailleur, en accordant des primes de productivité ou en imposant des amendes ou d’autres types de sanction, y compris le licenciement, ce qui constitue une forme de pouvoir judiciaire. Et ils le font dans une sphère en grande partie étrangère aux conditionnements imposés par l’Etat Restreint. Le gouvernement, le Parlement et les tribunaux reconnaissent aux propriétaires privés
et aux bureaucrates gestionnaires une énorme latitude dans l’administration, la direction et la pénalisation de la force de travail, leur attribuant par conséquent une véritable souveraineté. Tout exercice d’un pouvoir souverain est, en soi, une activité politique. Donc, si l’organisation de l’économie est, elle-même, directement, un pouvoir politique, alors son éventail d’action est extrêmement vaste. C’est pourquoi je l’appelle l’Etat Elargi. D’ailleurs, au cours des dernières décennies, avec l’intervention croissante des entreprises dans les aspects les plus variés de la vie sociale, le caractère ample de cet Etat a beaucoup augmenté.»
27 - Reinhard Hohn (1904-2000) : juriste, historien allemand, membre d’un mouvement völkish (nationaliste et antisémite) dans les années 20 ; oligarque de la SS, haut responsable du Service de sécurité (SD), il devient, dans les années 1950, le directeur de la plus importante institution privée de formation au management de la République fédérale (Bad-Harzburger Akademie für Führungskräfte der Wirtschaft) (NdT).
28 - La personnalité juridique repose sur les notions de droits et de devoirs de l’Etat, qui sont incompatibles avec le culte de la force et le mépris de la vie humaine prônés par les nazis. «Dans les discours juridiques nazis, le thème de la “ communauté” (Gemeinschaft) a eu pour effet de détruire toutes les représentations juridiques de l’institution telles qu’elles furent imaginées au XIXe siècle. La “ communauté ” nazie est adhésion immédiate de la “ troupe des fidèles ” (Gefolgschaft) à la direction de la communauté (Führerschaft). Cette adhésion doit s’établir, non pas sur la base des formes du commandement, mais en tant qu’adhésion aux buts. Il en résulte que, étendue à toutes les sphères du “ droit ”, la “ pensée juridique ” nazie est une téléologie radicale et donc aussi, dans le même temps, pour reprendre une expression de Max Weber, une “ déformalisation ” du droit tout aussi radicale. D’où, le mépris des juristes nazis pour les formes du droit et le formalisme juridique. La légitimité “ juridique ” de la domination des Führers est “ charismatique “.Or, tout le droit public classique du XIXe siècle s’était efforcé d’établir la domination légale précisément comme domination formalisée (et donc “rationnelle“). L’État doit être considéré comme une “personne juridique”, c’est-à-dire organisation unifiée dans laquelle la puissance publique est un faisceau de compétences formellement déterminées, les gouvernants étant des “organes ” de la personnalité juridique de l’État.» (cf. «Prendre le discours juridique nazi au sérieux ?» d’Olivier Jouanjan, Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2013/1, volume, 70, disponible sur cairn.info). (NdT)
29 - Pour l’auteur, il existe deux classes dominantes sous le capitalisme : la bourgeoisie et les gestionnaires.
Depuis le mois de juillet 2018, une discussion s’est engagée sur le site brésilien Passa Palavra d’abord sur le «fascisme à la brésilienne», puis sur la possible victoire, et enfin sur les causes et conséquences de l’élection de Jair Bolsonaro aux élections présidentielles du 28 octobre 2018. Dans un post récent Joao Bernardo affirme :
«L’idéologie identitaire est devenue insupportable pour un grand nombre de personnes à partir du moment, où au lieu de seulement affirmer certaines identités, elle en est venue à nier les autres. Sous des prétextes variés, chaque identité́ revendique, pour elle-même, le droit d’être placée au sommet d’une nouvelle hiérarchie sociale. Ce refus agressif des autres identités, et en particulier des identités majoritaires, est l’un des mécanismes de fragmentation idéologique et organique des travailleurs en tant que classe.
La lutte contre les discriminations – concernant le sexe, la couleur de peau, les préférences sexuelles – est indispensable. Le problème est que les identitaires dirigent cette lutte de manière supraclassiste (ou multiclassiste), en confondant, dans les mêmes mouvements, les discriminations qui peuvent exister dans le camp des capitalistes avec celles qui existent dans le camp des travailleurs; d’autre part, ils conduisent cette lutte comme s’il s’agissait de favoriser l’ascension au pouvoir de nouvelles élites ; par conséquent, ils se préoccupent davantage de l’accès aux hautes sphères, à l’administration des entreprises, aux gouvernements et aux parlements, que, par exemple, de l’accès des femmes aux métiers ouvriers du bâtiment où elles ne sont pas représentées.
Ainsi, la lutte contre les discriminations, au lieu de servir à contribuer à construire une nouvelle conscience de la classe ouvrière, sert, au contraire, à fragmenter et à diluer cette conscience. Les travailleurs disparaissent en tant que tels ou, tout au plus, ils sont présentés comme une autre identité spécifique – ce qui équivaut à refuser la notion de classe.
Ainsi, puisque l’identitarisme occupe désormais tout l’espace autrefois occupé par la gauche et continue à se prétendre de gauche, les travailleurs qui ne se reconnaissent pas dans ces identitarismes et ces sous-identitarismes en sont venus à exprimer leur sympathie pour l’extrême droite et les fascistes, ce qui explique la victoire de Trump aux États-Unis, ou de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles en Italie. C’est pourquoi Mateo Salvini a pu dire, dans un discours récent, que la gauche avait oublié les travailleurs et que c’était la Ligue, c’est-à-dire l’extrême droite radicale et les fascistes, qui désormais représentaient les travailleurs.
Le succès du discours de Jair Bolsonaro est ainsi clarifié. C’est le reflet symétrique des idéologies identitaires; il est la réponse, qui s’affirme comme identitaire – puisqu’il défend l’identité blanche, hétérosexuelle, masculine – contre d’autres identitarismes. La légitimité que Bolsonaro et ses partisans invoquent est de même nature que celle invoquée par les mouvements identitaires de gauche. Par conséquent, l’antagonisme qui les divise est interne au camp du fascisme. Le problème immédiat est que l’étendue des identités qui soutiennent Bolsonaro englobe une base beaucoup plus vaste que les partisans des autres identités alternatives. Et tandis que les identités et les sous-identités fragmentent la classe ouvrière et diluent sa conscience, les capitalistes consolident leur unification, puisque les deux côtés du conflit promeuvent les mêmes relations sociales d’exploitation, et que c’est la même technocratie qui oriente les programmes économiques des deux côtés.»
Le postmodernisme et le culte des identités seront-ils le fascisme de notre époque ?
«L’irrationalisme et l’hostilité au progrès vont toujours de pair», a souligné Lukacs dans La destruction de la Raison3, ouvrage dans lequel le progrès est cependant caractérisé d’une façon si naïvement jacobine, qu’un lecteur qui adhérerait à cette description pourrait justifier son irrationalisme en s’appuyant sur la critique du développement capitaliste. Je préfère la formulation de P. Sloterdijk4 pour qui le fascisme constitua une «révolte moderne contre la modernité», ou l’analyse de l’historien Stanley G. Payne qui décrivit le parcours inverse en observant que «si le fascisme fut moderniste, il le fut de manière réactionnaire»5.
Ce paradoxe résume tout le futurisme, qui tenta d’opérer une synthèse entre le primitivisme et le modernisme, mais il assuma une forme extrême sous le Troisième Reich où les normes de productivité furent utilisées et développées pour exterminer une force de travail esclave et juive, main-d’œuvre qui était la condition même de la productivité. Dans ce cas, Lukacs en vint à considérer le national- socialisme comme «une philosophie du cannibalisme modernisé», soulignant le caractère antimoderne de ce modernisme. C’est aussi pourquoi le politologue Harold Lasswell décrivit l’activité des penseurs nationaux-socialistes comme des «justifications intellectuelles de l’anti-intellectualisme». Mais, à une époque comme la nôtre, où ne subsiste plus aucune trace des formes économiques précapitalistes dans les pays développés, les idéologies réactionnaires ne peuvent plus s’avouer antimodernes, comme elles l’avaient fait entre les deux guerres mondiales. Elles sont devenues postmodernes, mais de la même manière que le fascisme antimoderne se proclama post-libéral et postmarxiste. Dans cet enchevêtrement de préfixes, les post tissent la trame d’une rhétorique attirante, qui, lorsqu’on la décortique, se révèle être simplement anti. Le postmodernisme serait-il alors un fascisme de contrebande, voyageant incognito et offrant, avec d’autres noms et d’autres arrangements, les mêmes vieilles babioles ?
Le problème le plus tragique, et le plus pervers, est que les thèmes du fascisme ont refait surface et sont devenus dominants dans un espace politique connoté de gauche, avec une autre nomenclature, et que ces thèmes ont été déguisés en découvertes récentes. Comme me l’a dit un jour Miguel Serras Pereira, «ils confondent nouveauté et amnésie». Il n’existe pratiquement aucune thèse adoptée par la gauche postmoderne qui n’ait été soutenue par les fascistes italiens, ou par l’extrême droite radicale et par les fascistes sous la République de Weimar et le Troisième Reich. Qu’arriverait-il à tant d’auteurs, et pire, à tant de courants politiques qui jouissent d’une audience immense dans les milieux intellectuels, si leurs adeptes prenaient connaissance du contenu des classiques du fascisme ? Si le cercle vicieux de la censure et de l’oubli volontaire s’effondrait, de nombreux intellectuels célèbres et à la mode seraient accusés de plagiat.
La longue marche poursuivie par la pensée irrationaliste depuis la fin de la dernière guerre mondiale pour, dans une première étape, s’infiltrer dans le panorama de la gauche et, dans une deuxième phase, y acquérir l’hégémonie est l’une des manifestations les plus flagrantes du fascisme postfasciste. Qu’est-ce qui caractérise aujourd’hui la gauche ?
Avant tout, la négation du déterminisme par l’apologie de la volonté ; la dissolution du concept d’exploitation grâce à une conception du pouvoir tellement diffuse qu’elle englobe tout ; le primat attribué à la politique sur l’économie ; la transformation des nations ou des ethnies en postulats idéologiques – telles furent les impulsions génératrices du fascisme et ce sont elles qui définissent aujourd’hui l’horizon de la gauche postmoderne.
La célébration des mentors de cette gauche (Nietzsche et Heidegger) représente la forme contemporaine de répercussion des thèmes de la droite dans la gauche, condition indispensable du fascisme. Dans les textes des écrivains romantiques allemands sur la langue, sur l’État et sur les peuples présentés comme des totalités organiques, ; dans les attitudes vitalistes ; dans l’opposition à la raison au nom du concret, et dans l’opposition à l’abstraction au nom du singulier ; dans les écrits de Gentile6 et Ugo Spirito7 sur le caractère subjectif et circonstanciel attribué à la science ; dans tout cela, on retrouve les thèmes que les postmodernistes et les adeptes du culte des identités répètent – et souvent de façon encore pire. Une frontière très ténue sépare, d’un côté, la notion de «psychologie des peuples» proposée par le romantisme allemand et, de l’autre, la biologisation de la culture opérée par le national-socialisme. De même, les prétendues «Epistémologies du Sud» n’ont pas plus de légitimité que la «physique aryenne».
Dans La destruction de la Raison, Lukacs a montré que toute pensée irrationnelle procède par analogies ; et l’on sait que le fascisme s’est singularisé par la confusion systématique entre analogies et processus causaux. Que dire alors de l’analyse postmoderne du sens, qui confond les analogies avec les symboles et considère que les symboles fournissent des références extérieures au texte ? Sur un autre plan, le fait que le marquis de Sade ait été présenté comme un modèle de révolutionnaire et la folie comme le champ d’action de la liberté me semble une mascarade digne de Himmler et des SS (...).
Plus grave encore, l’identitarisme puise ses racines dans la genèse de la droite anticapitaliste à l’époque de la Révolution française, lorsque, contre la notion rationaliste et abstraite des droits de l’homme, les conceptions de Herder8 convergèrent avec celles de Joseph de Maistre9 pour défendre les «spécificités culturelles»10. Quant à la théorie du droit élaborée par Savigny11, elle pourrait servir de préface aux écrits des identitaires actuels. Dans cette même tradition, quiconque s’infligera la lecture des élucubrations de Julius Evola12 y trouvera la matrice de mythes propagés aujourd’hui par les mouvements ethniques. Peu importe qu’ils l’assument en y accolant le signe opposé, la différence de pigmentation des protagonistes ne change rien. Rien ne peut freiner la logique de ce processus qui va toujours plus loin – ou descend de plus en plus bas.
Quand, durant la Journée nationale de la conscience noire, le mouvement afro-brésilien a défilé sur l’avenue principale de São Paulo, le 20 novembre 2017, avec une banderole proclamant «Le métissage est aussi un génocide», il a fait appel aux mêmes notions de pureté de la race que celles qui dominaient sous le Troisième Reich, conformément aux lois raciales promulguées à Nuremberg en septembre 1935. Le métis est pour les uns ce qu’était le Mischling13 pour les autres.
Concluant une évolution, longtemps subreptice, et qui s’est traduite, ces dernières années, par des articles et des manifestations éparpillés, cette banderole a officialisé la conversion d’un mouvement social en un mouvement racial, ou raciste, et l’a placé dans la continuité du mouvement national- socialiste allemand. C’est l’une des voies qu’emprunte la progression du fascisme postfasciste.
En fait, quiconque lira le discours d’Hitler devant le Reichstag, le 28 avril 1939, en réponse à la lettre envoyée par le président Roosevelt deux semaines plus tôt, se trouvera face au modèle d’innombrables déclarations : tiers-mondistes hier, identitaires aujourd’hui. Et ce discours serait certainement applaudi par ceux qui se considèrent maintenant, ou sont considérés, de gauche. Peu de temps après ce discours, l’occupation de la Belgique et de la France par les troupes du Reich donna aux différents séparatistes régionaux l’occasion de s’exprimer librement. Les adeptes actuels du culte des identités et des mini-nations feraient bien d’étudier les journaux et revues de ces mouvements.
En effet, les mythes du séparatisme ethnique fusionnaient avec un racisme non moins mythologique, le tout soutenu par une admiration commune pour le national-socialisme et son Führer. C’est là que les identitaires pourraient trouver leur véritable miroir, mais est-ce la raison pour laquelle ils esquivent l’image ? Un fascisme sans nom ne peut pas non plus avoir de visage. «L’image d’un fils que nous ne reconnaîtrons pas»14, avait prévu Maurice Bardèche.
La focalisation sur les identités collectives est particulièrement perverse, parce qu’elle agit dans deux sens : elle combat les oppressions tout en légitimant les xénophobies, et elle a puissamment contribué, à partir de la gauche, à créer un terrain idéologique commun avec l’extrême droite. L’expression «jouer avec le feu» ne convient pas du tout, car ici c’est au feu lui-même que nous avons affaire. «Tant que le nationalisme se maintiendra comme une force puissante, nous devrons faire face à une sorte de modernisme réactionnaire», a écrit un historien15 qui a beaucoup réfléchi sur ce sujet. Le culte des identités donne une nouvelle urgence aux mots que Paul Valéry écrivit en 1931:
«L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.»
Aujourd’hui, la situation est bien pire parce que, au lieu d’une histoire globale, on nous présente une multitude d’histoires partielles. Cela ouvre la voie pour que les opprimés d’aujourd’hui deviennent les oppresseurs de demain, tout comme la vocation impérialiste de l’Etat attaché à ce concept était contenue dans la notion de «nation prolétarienne». Les identitaires feraient bien de se souvenir des paroles de Marcus Garvey à propos de son mouvement : «Nous avons été les premiers fascistes»16, ou dans une perspective plus tragique, ils feraient bien d’étudier leurs prédécesseurs sionistes (...).
Toutes les conquêtes que la classe ouvrière et la gauche ont pu imposer et conserver sont maintenant dénigrées comme étant «eurocentriques» par les adeptes des identités. Pour eux, l’ «eurocentrisme» est une catégorie centrale parce que la prolifération des identités, qui se chevauchent partiellement et sont toujours conflictuelles, n’obtient une certaine cohérence qu’à travers l’opposition à un ennemi commun, «l’eurocentrisme», seule identité réprouvée. Tout comme la dialectique raciale du national-socialisme avait exigé une anti-race, la logique de l’idéologie identitaire exige une anti-identité. Avec l’inconvénient, cependant, que l’eurocentrisme ne correspond pas aux faits historiques.
Les civilisations grecque et romaine, considérées comme la matrice de l’Europe, furent, en réalité, méditerranéennes, et non européennes. Et elles le furent dans un sens assez large, puisque la Grèce assimila les connaissances non seulement de l’Égypte, mais aussi du royaume de Babylone. L’empire d’Alexandre s’est fondé sur ce réseau de relations et alla encore plus loin puisqu’il transmit à l’Inde la sagesse grecque et, en sens inverse, apporta des éléments de la pensée indienne en Méditerranée. L’empire romain élargit cette zone d’influences réciproques, en continuant à avoir pour centre la Méditerranée.
Plus tard, malgré la rupture provoquée par la propagation de l’islam, l’orbite méditerranéenne ne disparut pas grâce au développement des traductions en arabe sous le califat abbasside à partir du milieu du VIIIe siècle, mouvement qui culmina au premier tiers du IXe siècle sous le califat d’al-Ma’mūn. D’un côté, on traduisit les originaux grecs et, de l’autre, les textes en sanskrit et en persan. En effet, les abbassides étant particulièrement liés à la culture perse, les relations transméditerranéennes de cette époque s’approfondirent encore davantage, si l’on considère que la relation des musulmans avec l’Inde modifia les notions de mathématiques au sud puis au nord de la Méditerranée. Et il nous faut mentionner également le judaïsme ibérique qui servit de pont entre les courants philosophiques de la culture islamique et la nouvelle pensée philosophique qui émergea au-delà des Pyrénées.
Ainsi, à partir du XIIe siècle, lorsque commença le mouvement de traduction de l’arabe vers le latin, le christianisme occidental non seulement redécouvrit la philosophie et la science grecques, mais il étendit également la portée géographique de ses inspirations. Comme l’a écrit un scientifique d’origine irakienne : «la révolution scientifique en Europe aux XVIe et au XVIIe siècles n’aurait pu se produire sans les nombreux progrès réalisés dans le monde islamique médiéval»17; et un historien marocain de la philosophie, a dévoilé l’autre face de la même médaille : «c’est précisément le rôle de médiateur entre la culture grecque et la culture moderne (européenne) qui définit la contribution des Arabes »18.
L’ «eurocentrisme» est un mythe qui ne correspond pas aux faits historiques, tout d’abord parce que cette ligne de continuité a inclus comme articulation fondamentale une civilisation non européenne, l’islam – mais pas tout l’islam, ni de manière homogène.
Pour en revenir à une problématique soulevée par l’historien de la philosophie que je viens de citer, considéré comme l’une des grandes figures intellectuelles du monde arabe contemporain, je pourrais me livrer à un exercice mental en concevant une histoire en soi; et il me semble que, avec toute la prudence requise, il est fructueux d’utiliser le soi en histoire comme l’on recoure à des expériences conceptuelles en physique. Imaginons alors comment la philosophie européenne aurait évolué si la répartition géographique des philosophes islamiques avait été inverse et si Avicenne avait vécu en Andalousie ou au Maghreb, et pas Averroès.
«Adopter l’esprit averroïste implique une rupture radicale avec l’esprit oriental, gnostique et obscurantiste d’Avicenne», a écrit ce savant marocain, soulignant que «les Européens se consacraient à vivre l’histoire précisément parce qu’ils avaient reçu de nous l’averroïsme». Il conclut : pendant que les Arabes suivaient le chemin d’Avicenne et se détournaient ainsi du rationalisme, la culture européenne a pu ouvrir la voie au rationalisme historique et scientifique parce qu’elle avait appris des Arabes la leçon d’Averroès. Cependant, si la révolution scientifique européenne reposa en partie sur l’influence d’une certaine pensée islamique, il est également vrai que la culture occidentale fut également influencée par le mysticisme oriental qui inspira Avicenne, car le néo-platonicisme se développa dans l’aire culturelle musulmane avant de passer en Occident. En bref, l’espace géographique que l’on a appelé plus tard «l’Europe» faisait partie d’un réseau de relations complexe et vaste.
La critique factuelle du mythe de l’eurocentrisme a une autre dimension. La culture intellectuelle de la chrétienté médiévale et de la Renaissance a en réalité intégré les enseignements de la culture islamique. Dénoncer «l’Europe» est anachronique, car ce n’est que vers la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle que la diversité européenne a été absorbée et intégrée dans une culture unifiée. Il ne s’agissait pas d’une culture européenne, mais déjà d’une culture à vocation mondiale promue par le capitalisme. Dès le début, le capitalisme a été un mouvement visant à intégrer les différentes cultures du monde et pas simplement à exporter telle ou telle culture européenne. La dynamique capitaliste a commencé par intégrer les cultures dans l’espace où elle est née, c’est-à-dire le continent européen, et elle a rapidement étendu le même processus aux autres continents. Comme toujours, ce sont les avant- gardes artistiques qui ont anticipé les phénomènes.
Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le modernisme a assimilé les leçons de la peinture japonaise et de l’art des îles du Pacifique à la fin du XIXe siècle, puis, au début du XXe siècle, il s’est entièrement ouvert à la sculpture africaine et un peu plus tard à la sculpture et au tissage des Amérindiens. Au cours des cent années écoulées entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, aucune esthétique d’avant-garde en Europe n’a pu faire l’économie d’une réflexion sur l’esthétique d’autres civilisations.
Lorsque les adeptes du culte des identités dénoncent un prétendu «eurocentrisme», ils s’opposent en fait à la grande culture intégratrice mondiale, issue de la fusion d’une multiplicité de traditions. Mais les effets de cette négation sont tragiquement asymétriques, car la culture mondiale penche, de manière inébranlable du côté des capitalistes, soutenue désormais par les entreprises transnationales, et se fonde sur l’unification des méthodes administratives et des processus de travail. Dans ce domaine, les identitaires ne peuvent pas intervenir – et ne le veulent pas visiblement non plus. Leur seul but est d’atteindre le côté opposé, celui de la constitution d’une culture globalisante au sein de la classe ouvrière. «Le capitalisme présuppose la production de spécialistes et la balkanisation du savoir», a souligné Etienne Balibar ; «L’élimination ou la diabolisation de toute perspective globale ne peut que servir les intérêts d’un ordre économique qui est lui-même défini par la mondialisation»19.
Face à la mondialisation du capital, l’identitarisme, aux côtés des nationalismes, est le principal outil idéologique de fragmentation des travailleurs. Les fidélités qui n’obéissent plus à des cadres géographiques se sont multipliées, et leur objet est devenu aussi fluide que les mouvements du Capital, aussi diffus que les couleurs de l’épiderme, ou que n’importe quelle identité culturelle ou sexuelle présumée. Les nouveaux moyens de communication et de diffusion, Internet, chaque nouvelle génération de micro-ordinateurs de poche, les réseaux sociaux et autres innovations du même type, s’expliquent dans ce contexte ; en même temps ils en amplifient les conséquences, rendant le nombre d’identités imaginaires illimité. Le culte des identités se substitue au nationalisme en cette époque de transnationalisation du Capital. Dans le monde où nous vivons, les attaques dirigées contre la solidarité de la classe ouvrière, et qui furent menées par les mouvements nationalistes dans les années 1920 et 1930, ont été reprises et ravivées par les idéologies identitaires. C’est pourquoi le culte des identités est l’un des mécanismes les plus puissants de ce qui pourrait engendrer un fascisme de notre temps.
La connotation raciale de ce post-fascisme, manifeste dans la perspective où sont présentées les ethnies, a franchi une nouvelle frontière dans l’opposition entre les sexes défendue par le féminisme exclusiviste actuellement en vogue. Comme l’a fait remarquer Etienne Balibar, il s’agit d’«un type de contre-sexisme dans lequel – et ce n’est pas un hasard – les différences sexuelles sont très souvent exprimées dans des termes présentant les genres comme des quasi-races»20.
Ah ! si ces féministes avaient au moins lu le Manifeste de la femme futuriste !21 «Il est absurde de diviser l’humanité en femmes et en hommes. Elle n’est composée que de féminité et de masculinité», écrivait Valentine de Saint-Point en 1912 dans ce Manifeste. Avec l’élitisme féroce de tous les futuristes, elle affirmait : «L’Humanité est médiocre. La majorité des femmes n’est ni supérieure ni inférieures à la majorité des hommes. Toutes deux sont égales. Tous deux méritent le même mépris.» Au moins, cette exaltation des élites pourrait apprendre aux féministes actuelles à ne pas biologiser la culture. En fait, en même temps qu’elles procèdent à la biologisation de la culture, elles attribuent une culture à une biologie.
Entre la réalité biologique des sexes et le mythe culturel des genres, le cercle vicieux s’est fermé. Et il est inutile d’avancer l’argument selon lequel ce type de féminisme, bien que largement diffusé dans les médias, n’est accepté que dans des milieux sociaux spécifiques ; en effet, le problème fondamental est qu’il est adopté par ce qui reste de la gauche contemporaine et contribue, donc, à la caractériser. C’est ainsi que se définit la fonction politique des courants qui occupent aujourd’hui une place de choix dans la vie intellectuelle de ce qu’on appelle la gauche ; ces courants sont les héritiers du conservatisme anticapitaliste, des identités organiques et de l’irrationalisme biologique qui a participé à la genèse idéologique du fascisme.
Mais comme dans le milieu universitaire, précisément là où le postmodernis-me et l’identitarisme ont conquis l’hégémonie, l’opinion désormais dominante est que le fascisme n’existe pas en tant que catégorie générale et que les mouvements qui se considéraient fascistes ne l’étaient pas, l’absorption des idées et des méthodes du fascisme a été innocentée.
Le nationalisme, qui, associé à une problématique sociale, a déclenché le processus générateur du fascisme, est devenu une valeur de gauche après avoir traversé les eaux glaciales de l’identitarisme. Pis, le culte des identités reproduit le modèle du nationalisme à propos de tout élément qui trouve, ou invente, un motif de spécificité [culturelle]. Ainsi, on en est venu à absoudre le capitalisme de tous les maux depuis qu’il s’insère dans la nation, et l’on réserve ses imprécations à la finance internationale. Le mouvement Occupy s’est déroulé à Wall Street et non pas dans la Silicon Valley, ni même à Détroit – pour les nostalgiques.
Si, aujourd’hui, on republiait et diffusait, dans les universités comme dans la rue, les proclamations de l’extrême droite radicale et des fascistes de la première moitié du siècle dernier contre «la servitude de l’intérêt»22 et contre le capital financier, compris comme un «capital spéculatif», je suis convaincu que tout le monde les attribuerait à la gauche. Et pourtant, Franz Neumann, l’un des critiques les plus lucides du national-socialisme, avait averti que «chaque fois que des manifestations contre l’hégémonie du capital bancaire imprègnent les mouvements populaires, nous avons l’indication la plus claire de l’approche du fascisme»23. Détourner les attaques du capitalisme, considéré comme un tout, vers la finance internationale est une condition indispensable du nationalisme. C’est Alfred Rosenberg, le principal idéologue du national-socialisme, qui opposait au «capital national», au «capital enraciné», le «capital financier fluide», qui représente «le royaume de l’argent».
Comme l’écrivait le principal dirigeant fasciste britannique au milieu des années 1930,«le capitalisme est le système par lequel le capital utilise la nation à ses propres fins. Le fascisme est le système par lequel la nation utilise le capital à ses propres fins. L’entreprise privée est autorisée et encouragée tant qu’elle coïncide avec l’intérêt national. L’entreprise privée n’est pas autorisée lorsqu’elle est en conflit avec l’intérêt national». Et le plus radical et le plus délirant des nationaux-socialistes hongrois proclama que «dans le nationalisme social, le capital sert l’État et l’État sert la nation». Ces paroles d’Oswald Mosley24 et de Ferenc Szálasi25 reflètent comme un miroir le programme adopté aujourd’hui par la majorité de la gauche, plus exactement par ceux qui prétendent être de gauche, à la fois dans la rue et dans les cabinets ministériels. Ecrasé militairement, le fascisme aurait-il survécu idéologique-ment à ceux qui l’ont vaincu?
D’une certaine manière, c’est vrai, mais seulement partiellement.
Au cours des dernières décennies, la manière dont les entreprises ont multiplié leurs niveaux d’intervention et élargi la sphère de leur souveraineté, en développant ce que j’ai qualifié l’État Elargi, n’a pas correspondu à une «fin des idéologies», ni même à une atténuation de la vigueur de l’instance idéologique, comme certains le prétendent parfois. En réalité on a assisté à un déplacement de la place de l’idéologie et à une modification des moyens et des agents de sa formulation. En transnationalisant les opérations et en se plaçant au-dessus des gouvernements, les grandes entreprises ont vidé de tout contenu réel les mythes de la nation. Trois évolutions se dessinent :
– les réseaux traditionnels des fausses allégeances et des vraies soumissions se projettent aujourd’hui dans des nationalismes à la dimension tellement microscopique qu’ils sont, en réalité, des régionalismes, pour ne pas dire presque des identitarismes de quartier ;
– ils s’assument comme des identités ethniques, culturelles ou sexuelles et opèrent alors dans un cadre supranational;
– ou alors le quotidien de l’entreprise leur donne une nouvelle substance– les deux dernières solutions semblent être les plus importantes.
Mais pour que ces processus arrivent à maturation, une profonde transmutation des valeurs est nécessaire. Le nationalisme a une référence territoriale, délimitée par des frontières précises ; et l’apologie de la violence politique vise toujours le contrôle de l’appareil d’État classique, qui se distingue du milieu social et économique environnant. Ce panorama a été modifié à mesure que les entreprises transnationales ont pris le contrôle de nombreuses sphères très différentes de la société.
Les principales manifestations de la répression se sont confondues avec la discipline du travail et, grâce à l’électronique, l’organisation des activités productives est devenue à la fois une forme d’évaluation et une forme de surveillance, qui fonctionne même pendant les loisirs, puisqu’une bonne partie de ceux-ci se déroulent sur des supports électroniques. Pour la première fois dans l’histoire, le processus de travail et les périodes de repos ont fusionné avec le processus de surveillance sociale, ce qui a permis à l’exploitation et à l’oppression de fusionner dans un cadre technologique unique. Nous sommes encore loin de comprendre toutes les implications de cette situation.
Dans une vie politique aussi profondément transformée, il est inévitable que les conceptions fondamentales du fascisme dépassent les cadres idéologiques dans lesquels elles s’étaient insérées et qui avaient servi à les définir et qu’elles s’étendent, sous d’autres aspects et avec des connotations différentes, aux systèmes d’administration des entreprises.
Dans les nouvelles modalités assumées par la discipline du travail, dans la nouvelle autorité conquise par les grandes entreprises dans tous les domaines de la vie sociale, dans les nouveaux réseaux d’un pouvoir changeant et fluide, adapté aux mouvements permanents du Capital, à ses chocs et à ses recompositions, dans toute cette nouvelle trame de relations, le fascisme, en tant que conception et pratique politique, a acquis une autre substance et s’est réincarné. Quiconque souhaite étudier le fascisme actuel ne doit pas se focaliser sur des groupuscules qui regroupent quelques paranoïaques nostalgiques, ni même limiter ses horizons aux élucubrations des intellectuels postmodernistes et aux adeptes du culte des identités.
Il nous faut partir de la constatation que l’Etat Elargi est aujourd’hui le principal lieu du pouvoir et que c’est dans l’administration des entreprises que la politique s’exerce au sens le plus large. Le nom de Reinhard Höhn pourrait peut-être servir ici de fil conducteur à ceux qui souhaiteraient poursuivre cette recherche,. En effet, après avoir été l’un des constitutionnalistes les plus importants du Troisième Reich, avoir critiqué la notion de personnalité juridique de l’État et défendu le pouvoir illimité et discrétionnaire d’un Führer considéré comme une personnification de la race, il fonda en 1956 une académie pour directeurs d’entreprises qui compta parmi les plus réputées d’Allemagne.
Dans ces nouvelles conditions, le fascisme est resté anonyme, parce qu’il n’a pas fait l’objet de concepts permettant de le circonscrire dans ses modalités actuelles. Plus grave encore, l’État Elargi a déployé des efforts idéologiques considérables afin de nier qu’il possède une idéologie ou même une réalité particulières. L’anonymat qui caractérise la classe des gestionnaires et qui représente l’un des traits décisifs des grands thèmes du fascisme après la Seconde Guerre mondiale constitue également la modalité la plus efficace du pouvoir politique contemporain.
1 - Intellectuel et militant marxiste libertaire portugais, João Bernardo (1946-) s’engage dans la lutte clandestine contre la dictature à l’époque de Salazar, ce qui lui vaut d’être arrêté et emprisonné quand il est étudiant avant de s’exiler en France. Il est l’un des membres fondateurs du journal Combate (1974-1978). Il s’établit en 1984 au Brésil, où il enseigne jusqu’en 2009 au sein de plusieurs universités et donne des cours aussi dans les syndicats. João Bernardo a écrit de nombreux ouvrages, articles et communications qui recoupent les domaines complémentaires de l’économie, de la sociologie, de l’histoire et de l’esthétique, dans le sens d’une critique unitaire et radicale du capitalis-me.
2 - Repris et édité à partir du site Ni Patrie Ni Frontières, avec son autorisation http://npnf.eu/
3 - Critique de la raison cynique, Bourgois, 1987.
4 - Publié en deux tomes aux éditions de L’Arche, 1958 et 1959.
5 - «Fascismo, Modernismo e Modernizacão», Penélope, no 11, 1993
6 - Giovanni Gentile (1875-1944), enseignant et haut fonctionnaire, se présentait lui-même comme le «philosophe du fascisme» (NdT).
7 - Ugo Spirito (1896-1979), universitaire, l’un des signataires du «Manifeste des intellectuels fascistes» et l’un des théoriciens du corporatisme (NdT)
8 - Johann Gottfried von Herder (1744-1803), poète, théologien et philosophe allemand. Critique des Lumières, il considère que les traditions linguistiques peuvent permettre «la formation d’une nation, la véritable constitution d’un peuple, d’un Volk» et voit dans le peuple germain le centre de la culture chrétienne occidentale (NdT).
9 - Joseph de Maistre (1753-1821), homme politique, philosophe, magistrat et historien. Adversaire de la Revolution française, il deviendra une icône des royalistes (NdT).
10 - En Allemagne, les «spécificités culturelles» furent particulièrement mises en avant par Clemens Brentano, Achim von Arnim et les frères Grimm (cf. «Le mythe du peu-ple : de Herder aux romantiques de Heidelberg» de Christine Mondon in https://books.openedition.org/pur/32565?lang=fr) NdT
11 - Friedrich Karl von Savigny (1779-1861) : juriste, professeur d’université, ministre de la Justice, créateur de l’école d’histoire du droit (NdT)
12 - Julius Evola (1898-1974) : philosophe, poète et peintre italien. Antisémite, il soutient le régime fasciste et fait des conférences dans l’Allemagne nazie. A influencé la Nouvelle Droite et Alain de Benoist qui ont tenté de le faire passer pour un grand théoricien. (NdT)
13 - Mischling, littéralement métis, mais utilisé par les nazis dans le sens péjoratif de «bâtard», par rapport à leurs pseudo théories raciales, pour désigner les personnes issues d’une union avec un non-Allemand, notamment un Juif ou une Juive (NdT)
14 - Qu’est-ce que le fascisme ? Les Sept Couleurs, 1961.
15 - Jeffrey Herf, Le modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme [1984], L’Echappée, 2018.
16 - Cf. João Bernardo et Manolo, Retour en Afrique. Des révoltes d’esclaves au panafricanisme, Editions NPNF, 2018 (NdT)
17 - Jim AL-KHALILI, Pathfinders. The Golden Age of Arabic Science, Penguin, 2012
18 - Mohamed Abed YABRI (2016) El Legado Filosofico Arabe. Alfarabi, Avicena, Avempace, Averroes, Abenjaldún. Lecturas Contemporaneas, Trotta, 2016.
19 - Etienne Balibar, Masses, Classes, Ideas. Studies on Politics and Philosophy before and after Marx, Routledge, 1994
20 - Idem
21 - [1912] rééd., Mille et une nuits, 2005
22 - Expression de l’économiste Gottfried Feder (1883-1941), l’un des premiers membres du parti nazi, citée dans Mein Kampf : «Lorsque j’entendis le premier cours de Gottfried Feder sur “la répudiation de la servitude de l’intérêt du capital”, je compris immédiatement qu’il devait s’agir ici d’une vérité théorique d’une importance immense pour l’avenir du peuple allemand. La séparation tranchée du capital boursier d’avec l’économie nationale présentait la possibilité d’entrer en lutte contre l’internationalisation de l’économie allemande, sans toutefois menacer en même temps par le combat contre le capital les fondements d’une économie nationale indépendante.». (NdT)
23 - Franz Neumann (1943), Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme, Payot, 1979.
24 - Oswald Mosley (1896-1980), député travailliste puis dirigeant fasciste britannique, emprisonné entre 1940 et 1943. Il continua à sévir après 1945 mais son influence était groupusculaire, sans proportion avec celle qu’il eut dans les années 30 (NdT).
25 - Ferenc Szalasi (1897-1946), dirigeant des Croix fléchées (NdT).
26 - Selon Joao Bernardo, «l’Etat Restreint désigne l’ensemble des institutions qui composent le gouvernement, le Parlement et les tribunaux, c’est-à-dire les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. (...) Pour tout ce qui concerne l’organisation interne des entreprises, patrons et gestionnaires choisissent des systèmes d’administration et organisent la force de travail, ce qui constitue une forme de pouvoir législatif. De plus, ils établissent des hiérarchies, définissent l’amplitude des décisions qu’il est possible de prendre à chaque échelon et imposent des normes de travail, ce qui constitue une forme de pouvoir exécutif. Enfin, les propriétaires des entreprises ou leurs administrateurs évaluent les tâches accomplies par chaque travailleur, en accordant des primes de productivité ou en imposant des amendes ou d’autres types de sanction, y compris le licenciement, ce qui constitue une forme de pouvoir judiciaire. Et ils le font dans une sphère en grande partie étrangère aux conditionnements imposés par l’Etat Restreint. Le gouvernement, le Parlement et les tribunaux reconnaissent aux propriétaires privés
et aux bureaucrates gestionnaires une énorme latitude dans l’administration, la direction et la pénalisation de la force de travail, leur attribuant par conséquent une véritable souveraineté. Tout exercice d’un pouvoir souverain est, en soi, une activité politique. Donc, si l’organisation de l’économie est, elle-même, directement, un pouvoir politique, alors son éventail d’action est extrêmement vaste. C’est pourquoi je l’appelle l’Etat Elargi. D’ailleurs, au cours des dernières décennies, avec l’intervention croissante des entreprises dans les aspects les plus variés de la vie sociale, le caractère ample de cet Etat a beaucoup augmenté.»
27 - Reinhard Hohn (1904-2000) : juriste, historien allemand, membre d’un mouvement völkish (nationaliste et antisémite) dans les années 20 ; oligarque de la SS, haut responsable du Service de sécurité (SD), il devient, dans les années 1950, le directeur de la plus importante institution privée de formation au management de la République fédérale (Bad-Harzburger Akademie für Führungskräfte der Wirtschaft) (NdT).
28 - La personnalité juridique repose sur les notions de droits et de devoirs de l’Etat, qui sont incompatibles avec le culte de la force et le mépris de la vie humaine prônés par les nazis. «Dans les discours juridiques nazis, le thème de la “ communauté” (Gemeinschaft) a eu pour effet de détruire toutes les représentations juridiques de l’institution telles qu’elles furent imaginées au XIXe siècle. La “ communauté ” nazie est adhésion immédiate de la “ troupe des fidèles ” (Gefolgschaft) à la direction de la communauté (Führerschaft). Cette adhésion doit s’établir, non pas sur la base des formes du commandement, mais en tant qu’adhésion aux buts. Il en résulte que, étendue à toutes les sphères du “ droit ”, la “ pensée juridique ” nazie est une téléologie radicale et donc aussi, dans le même temps, pour reprendre une expression de Max Weber, une “ déformalisation ” du droit tout aussi radicale. D’où, le mépris des juristes nazis pour les formes du droit et le formalisme juridique. La légitimité “ juridique ” de la domination des Führers est “ charismatique “.Or, tout le droit public classique du XIXe siècle s’était efforcé d’établir la domination légale précisément comme domination formalisée (et donc “rationnelle“). L’État doit être considéré comme une “personne juridique”, c’est-à-dire organisation unifiée dans laquelle la puissance publique est un faisceau de compétences formellement déterminées, les gouvernants étant des “organes ” de la personnalité juridique de l’État.» (cf. «Prendre le discours juridique nazi au sérieux ?» d’Olivier Jouanjan, Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2013/1, volume, 70, disponible sur cairn.info). (NdT)
29 - Pour l’auteur, il existe deux classes dominantes sous le capitalisme : la bourgeoisie et les gestionnaires.