Logement et territoires, entre stratégies résidentielles et politiques du logement
Par Amir Saighi
Préambule Les lois de la gravitation font que toute société humaine ne peut exister qu’en se projetant sur un espace physique, qu’elle façonnera au gré de ses évolutions historiques. Individuellement et collectivement la population se projette d’abord par une dynamique résidentielle déterminée par des enjeux économiques, politiques et sociaux. La mobilité sociale (c’est à dire le passage d'une strate sociale à une autre) étant étroitement lié à la mobilité résidentielle, les enjeux sociopolitiques liés à la problématique du logement deviennent pour l’analyste un révélateur puissant de l’état d’une société. L’observation de la nature de la distribution résidentielle dans l’espace urbain est donc un outil essentiel pour la compréhension des dynamiques sociales. C’est pourquoi je propose dans une série d'articles à venir explorer cette réalité à travers l'exemple de Paris et de sa couronne et de montrer ainsi une photographie précise de la territorialisation résidentielle et des spécialisations sociales qu'elle induit. Cette distribution résidentielle étant en même temps le produit et le producteur des différentiations sociales et territoriales, elle organise l'espace comme un reflet fidèle de la stratification sociale. Manuel Castells dès 1981 nous rappelait que : « La distribution des résidences dans l’espace produit sa différentiation sociale et spécifie le paysage urbain, puisque les caractéristiques des logements et de leur population sont à la base du type et du niveau des équipements et des fonctions qui s'y rattachent. La distribution des lieux de résidence suit la logique générale de la distribution des produits et, par conséquent, opère des regroupements en fonction de la capacité sociale des sujets, de leur statut professionnel, du niveau d’instruction, de l’appartenance ethnique, de la phase du cycle de vie, etc. on parlera, en conséquence, d’une stratification urbaine, correspondante au système de stratification sociale. » Il nous rappelle également plus loin une autre idée importante pour l’observateur : « si telle est la tendance générale, elle n’explique pas à elle seule la composition de l'espace résidentiel d’une agglomération, car d'une part, toute ville étant l’enchevêtrement historique de plusieurs structures sociales, il y a des mélanges et des combinaisons particulières dans la distribution des activités et des statuts dans l’espace et d'autre part, toute société est contradictoire et les lois générales du système ne sont que tendancielles. » (in la question urbaine p 218) Cette tendance qui nous intéresse ici est donc fortement déterminée dans sa dynamique par l’état des enjeux économiques et politiques à l'œuvre sur un territoire. Les études menées aux États-Unis dès les années cinquante par l’école de Chicago, ont démontré que la stratification spatiale repose sur l’enchainement des Logement et territoires entre stratégies résidentielles et politiques du logements Par Amir Saighi 18 mécanismes suivants: 1. Les caractéristiques sociales tendent à former des grappes spatiales. Plus ces caractéristiques sont proches, plus elles tendent à se regrouper spatialement. 2. Le principe essentiel qui influence la distribution des résidences dans l'espace est le prestige social, dont l'expression positive est la désirabilité́ sociale (préférence pour des voisins semblables) et l'expression négative, la distance sociale (rejet des voisins différents) la distribution résidentielle du revenu, expression de la sanction sociale (positive ou négative) d'un travail donné, détermine l’accessibilité à l’espace résidentiel désiré. Ces principes sont toujours pertinents pour l'analyse et permettent de faire ressortir trois grandes tendances actuelles dans les dynamiques résidentielles en France, tendance particulièrement visibles en Ile de France. La gentrification des villes centres la périurbanisation autour des villes centres la relégation dans les zones populaires Ces trois dynamiques se développent de concerts car elles dépendent de la même interaction de causalité et influent de surcroît l’une sur l’autre. L’exemple de la région parisienne étant très symptomatique de la conjugaison de ces trois mouvements, cette série d'articles sera centrée sur l'exemple de Paris et de sa couronne. De plus ces tendances vont donc modeler et remodeler les relations sociales et les rapports de force en fonction des pouvoirs en place. Ainsi la distribution de l’offre politique locale est souvent le reflet de cette territorialisation des sociologies de populations mouvant selon leur stratégie résidentielle. Il est donc intéressant à la veille des élections municipales d'examiner à travers la gentrification, la périurbanisation et l'état de relégation des zones populaires les dynamiques nouvelles qui influent sur l'offre politique. Par ailleurs la conquête ou la sauvegarde du pouvoir acquis implique aussi une vision de la ville que l'on tentera de réaliser selon les aspirations et idéaux de sa classe ou strate sociale d'appartenance. C'est ainsi que la question du logement social sera également examinée dans l'un des articles car aujourd’hui c’est le grand perdant des dynamiques en cours localement et nationalement. On ne commence ainsi à peine à mesurer l'impact de la disparition des communautés ouvrières du paysage urbain sur, par exemple, la disparition des solidarités de voisinage qui se conjuguaient à celle des usines fortement syndiquées et qui faisaient que les grévistes en luttes et leurs familles pouvaient tenir sur de longues durées. Aujourd’hui les grands ensembles, autrefois fiefs ouvriers, sont plus marqués par le chômage et le travail précaire dans les services et entreprises du tertiaire, que par la culture du travail en usines pour lesquels ils avaient été crées. Les dynamiques et contraintes de l'offre de logement éparpillent alors ce qu'il reste d'ouvriers ou d’employés encore solvables sur le territoire urbain ou périurbain fragilisant ainsi leur sort en cas de mobilisation et de grève (on le voit bien aujourd'hui). Le mouvement des gilets jaunes est également l'émanation de cette logique dans le milieu périurbain ou rural. Tandis que dans les villes centres comme Paris, on assiste à une lutte de pouvoir entre strates de la même classe sociale dont les préoccupations divergent sur les marges de l'aménagement et la privatisation de la ville comme extension de leurs propres logements. D'un point de vue plus large il s'agira également de questionner le rôle de l’État dans ces dynamiques et l'impact de son désengagement voire sa complicité dans la destruction de équilibres résidentiels en tant que vecteurs de cohésion sociale. La mythe de « la mixité sociale » cache misère rhétorique (au sens littéral) a longtemps servi à déguiser la disparition programmée et désormais inéluctable sauf miracle révolutionnaire des feu HLM. J'aborderai à travers une lecture historique l'avènement logique de cette réalité violente de la destruction actuelle des implantations populaires urbaines et la confiscation foncière qui l'accompagne. Analyser les dynamiques résidentielles en cours n'est donc rien d'autre que l'analyse des luttes de classes dans leurs projections physiques.
Préambule Les lois de la gravitation font que toute société humaine ne peut exister qu’en se projetant sur un espace physique, qu’elle façonnera au gré de ses évolutions historiques. Individuellement et collectivement la population se projette d’abord par une dynamique résidentielle déterminée par des enjeux économiques, politiques et sociaux. La mobilité sociale (c’est à dire le passage d'une strate sociale à une autre) étant étroitement lié à la mobilité résidentielle, les enjeux sociopolitiques liés à la problématique du logement deviennent pour l’analyste un révélateur puissant de l’état d’une société. L’observation de la nature de la distribution résidentielle dans l’espace urbain est donc un outil essentiel pour la compréhension des dynamiques sociales. C’est pourquoi je propose dans une série d'articles à venir explorer cette réalité à travers l'exemple de Paris et de sa couronne et de montrer ainsi une photographie précise de la territorialisation résidentielle et des spécialisations sociales qu'elle induit. Cette distribution résidentielle étant en même temps le produit et le producteur des différentiations sociales et territoriales, elle organise l'espace comme un reflet fidèle de la stratification sociale. Manuel Castells dès 1981 nous rappelait que : « La distribution des résidences dans l’espace produit sa différentiation sociale et spécifie le paysage urbain, puisque les caractéristiques des logements et de leur population sont à la base du type et du niveau des équipements et des fonctions qui s'y rattachent. La distribution des lieux de résidence suit la logique générale de la distribution des produits et, par conséquent, opère des regroupements en fonction de la capacité sociale des sujets, de leur statut professionnel, du niveau d’instruction, de l’appartenance ethnique, de la phase du cycle de vie, etc. on parlera, en conséquence, d’une stratification urbaine, correspondante au système de stratification sociale. » Il nous rappelle également plus loin une autre idée importante pour l’observateur : « si telle est la tendance générale, elle n’explique pas à elle seule la composition de l'espace résidentiel d’une agglomération, car d'une part, toute ville étant l’enchevêtrement historique de plusieurs structures sociales, il y a des mélanges et des combinaisons particulières dans la distribution des activités et des statuts dans l’espace et d'autre part, toute société est contradictoire et les lois générales du système ne sont que tendancielles. » (in la question urbaine p 218) Cette tendance qui nous intéresse ici est donc fortement déterminée dans sa dynamique par l’état des enjeux économiques et politiques à l'œuvre sur un territoire. Les études menées aux États-Unis dès les années cinquante par l’école de Chicago, ont démontré que la stratification spatiale repose sur l’enchainement des Logement et territoires entre stratégies résidentielles et politiques du logements Par Amir Saighi 18 mécanismes suivants: 1. Les caractéristiques sociales tendent à former des grappes spatiales. Plus ces caractéristiques sont proches, plus elles tendent à se regrouper spatialement. 2. Le principe essentiel qui influence la distribution des résidences dans l'espace est le prestige social, dont l'expression positive est la désirabilité́ sociale (préférence pour des voisins semblables) et l'expression négative, la distance sociale (rejet des voisins différents) la distribution résidentielle du revenu, expression de la sanction sociale (positive ou négative) d'un travail donné, détermine l’accessibilité à l’espace résidentiel désiré. Ces principes sont toujours pertinents pour l'analyse et permettent de faire ressortir trois grandes tendances actuelles dans les dynamiques résidentielles en France, tendance particulièrement visibles en Ile de France. La gentrification des villes centres la périurbanisation autour des villes centres la relégation dans les zones populaires Ces trois dynamiques se développent de concerts car elles dépendent de la même interaction de causalité et influent de surcroît l’une sur l’autre. L’exemple de la région parisienne étant très symptomatique de la conjugaison de ces trois mouvements, cette série d'articles sera centrée sur l'exemple de Paris et de sa couronne. De plus ces tendances vont donc modeler et remodeler les relations sociales et les rapports de force en fonction des pouvoirs en place. Ainsi la distribution de l’offre politique locale est souvent le reflet de cette territorialisation des sociologies de populations mouvant selon leur stratégie résidentielle. Il est donc intéressant à la veille des élections municipales d'examiner à travers la gentrification, la périurbanisation et l'état de relégation des zones populaires les dynamiques nouvelles qui influent sur l'offre politique. Par ailleurs la conquête ou la sauvegarde du pouvoir acquis implique aussi une vision de la ville que l'on tentera de réaliser selon les aspirations et idéaux de sa classe ou strate sociale d'appartenance. C'est ainsi que la question du logement social sera également examinée dans l'un des articles car aujourd’hui c’est le grand perdant des dynamiques en cours localement et nationalement. On ne commence ainsi à peine à mesurer l'impact de la disparition des communautés ouvrières du paysage urbain sur, par exemple, la disparition des solidarités de voisinage qui se conjuguaient à celle des usines fortement syndiquées et qui faisaient que les grévistes en luttes et leurs familles pouvaient tenir sur de longues durées. Aujourd’hui les grands ensembles, autrefois fiefs ouvriers, sont plus marqués par le chômage et le travail précaire dans les services et entreprises du tertiaire, que par la culture du travail en usines pour lesquels ils avaient été crées. Les dynamiques et contraintes de l'offre de logement éparpillent alors ce qu'il reste d'ouvriers ou d’employés encore solvables sur le territoire urbain ou périurbain fragilisant ainsi leur sort en cas de mobilisation et de grève (on le voit bien aujourd'hui). Le mouvement des gilets jaunes est également l'émanation de cette logique dans le milieu périurbain ou rural. Tandis que dans les villes centres comme Paris, on assiste à une lutte de pouvoir entre strates de la même classe sociale dont les préoccupations divergent sur les marges de l'aménagement et la privatisation de la ville comme extension de leurs propres logements. D'un point de vue plus large il s'agira également de questionner le rôle de l’État dans ces dynamiques et l'impact de son désengagement voire sa complicité dans la destruction de équilibres résidentiels en tant que vecteurs de cohésion sociale. La mythe de « la mixité sociale » cache misère rhétorique (au sens littéral) a longtemps servi à déguiser la disparition programmée et désormais inéluctable sauf miracle révolutionnaire des feu HLM. J'aborderai à travers une lecture historique l'avènement logique de cette réalité violente de la destruction actuelle des implantations populaires urbaines et la confiscation foncière qui l'accompagne. Analyser les dynamiques résidentielles en cours n'est donc rien d'autre que l'analyse des luttes de classes dans leurs projections physiques.