les sciences sociales dans une perspective post-capitaliste :
une porte ouverte à la science-fiction ?
Par Jean-Pierre Garnier
Dans un article publié dans la New Left Review, « The Future of the City », le géographe urbain étasunien, Frederic Jameson, théoricien critique de la notion — de fait un pseudo-concept — de « post-modernité » et de ce qu’elle recouvre, à savoir l’entrée dans un monde que le philosophe slovène marxiste Slavoj Zizek qualifie de « post-politique »1, affirmait ce qui suit: « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme »2. Je pense que cette appréciation est un bon point de départ. Pour aller où ? Peut-être à une impasse si la conjoncture socio-polítique présente tant au niveau national qu’à l’échelle internationale devenait structurelle. Le problème, en effet, à la fois idéologique et politique, est que aujourd’hui personne ne désire, bien sûr, le premier terme de cette alternative, mais que presque personne non plus ne désire le second en dépit des grandes proclamations de maints leaders, intellectuels et journalistes progressistes contre le «capitalisme néo-libéral financiarisé et globalisé». Car ce qui ne plaît pas à ceux-ci, en réalité, ce n’est pas le capitalisme en soi mais seulement sa version néo-libérale. Il suffit, pour le vérifier d’examiner leurs propositions ou modèles « alternatifs ». À cet égard, les programmes des partis politiques de la gauche dite radicale tels que Podemos en Espagne et les Insoumis en France ou les innombrables articles du mensuel citoyenniste français Le Monde diplomatique offrent un bon exemple des limites idéologiques — pour ne pas parler de leur mise en pratique — de leur anticapitalisme. L’« autre monde possible » qu’ils revendiquent et dont ils se revendiquent est un autre monde capitaliste, un monde autrement capitaliste mais non un monde autre que capitaliste. Ce qu’ils critiquent dans le capitalisme c’est seulement l’irrationalité de son fonctionnement et l’immoralité de ses excès, non le fait que ce mode de production soit un mode d’exploitation des êtres humains (ou du moins de la majorité d’entre eux) et de l’environnement. Le vocabulaire même de ces adversaires du néo-libéralisme reflète le caractère «modéré» de leurs ambitions et revendications : les mots «bourgeoisie», « prolétariat», «exploitation», «lutte des classes», «révolution», «socialisme», «communisme», etc. ont disparu ou sont en voie de le faire ; les vocables qui les ont remplacés sont de plus en plus consensuels: «le commun», par exemple, comme nous le verrons, ce concept nouveau ou reformulé qui a de nos jours beaucoup de succès parmi les militants citoyennistes, les marxistes de la chaire et autres libertaires d’amphithéâtres universitaires.
La majorité des chercheurs en sciences sociales, y compris ceux qui, dans les année 70 du siècle précédent, croyaient que leur travail théorique pouvait contribuer à changer non seulement LA société mais aussi DE société, pensent maintenant que cette finalité n’a plus de raison d’être. Quand le XXIe siècle en était encore à ses débuts, l’historien français Gérard Noiriel, par exemple, très représentatif et influent dans ce qui reste de l’intelligentsia de gauche française, recommandait à ses pairs et ses lecteurs la voie qu’avait empruntée le philosophe étasunien Richard Rorty, l’un des principaux représentants de la pensée pragmatique made in USA : « Puisque la démocratie est de nos jours notre unique horizon d’attente, tirons-en les conclusions »3. Quelles conclusions? On va voir que celles-ci s’inscrivent dans le renoncement général à imaginer un «au-delà» du capitalisme. Pour G. Noiriel et ses pareils, le temps est révolu des théoriciens révolutionnaires « animés par l’espoir que la rupture qu’ils désiraient introduire dans l’ordre de la connaissance allait bouleverser l’ordre du monde »4. Cette illusion idéaliste fut, pourtant, partagée par de nombreux chercheurs qui, comme G. Noiriel, se targuaient de matérialisme historique mais qui, aujourd’hui comme hier, paraissent oublier ce qu’un éditorialiste lucide du Monde Diplomatique rappelait avec ironie aux «radicaux de papier»: « Il est plus facile de changer l’ordre des mots que l’ordre des choses »5.
Une recherche paradoxale
Même si nous accordions à l’épithète «post-capitaliste» — comme à celui de «post-moderne» — une quelconque validité scientifique, on peut se demander si le choisir pour définir un type de société différente de celle que nous connaissons et subissons n’est pas, en soi, déjà significatif de l’abandon de toute perspective autre que capitaliste pour l’avenir de l’humanité. Doit-on considérer comme négligeable, en effet, le fait que l’on ne trouve plus de terme positif pour désigner un type de société qui soit véritablement différent que celui où nous vivons? Peut-être cette incapacité sémantique reflète t-elle une incapacité conceptuelle (et donc politique) pour définir… ce qu’est devenu réellement le capitalisme? Cela permettrait de comprendre pourquoi, comme nous le verrons, nombre des mesures et solutions que l’on présente comme non capitalistes voire anticapitalistes s’avèrent parfaitement compatibles avec un capitalisme « réformé », « rénové », « amendé », « civilisé », etc.
Certes, les échecs et les trahisons des idéaux d’émancipation collective au cours du siècle dernier par ceux-là mêmes qui s’en réclamaient pourraient expliquer l’abandon du langage qui correspondait à ces idéaux. Cela ne semble pas toutefois une raison suffisante. On y verrait plutôt un alibi pour éviter de paraître «extrémiste» dans une période où un néo-conservatisme, au sens propre et non usuel du terme — de nos jours, le conservatisme à l’égard de l’ordre capitaliste peut se parer des plumes de la radicalité critique6 —, prédomine dans les mieux de la gauche «éduquée», où une position franchement anticapitaliste exprimée à l’aide d’un lexique adéquat ne manque pas de susciter un déchaînement de critiques virulentes ou méprisantes de la part de l’establishment politico-médiatico-intellectuel. Pourtant, et quoiqu’on en dise, une position de ce type paraît des plus justifiées. Le capitalisme continue en effet d’avoir des effets désastreux, peut-être aujourd’hui plus que jamais puisqu’il a réussi à combiner ses indéniables innovations et perfectionnements technico-scientifiques avec des niveaux de régression sociale (intellectuelle, éthique et politique) et de dévastation écologique jamais atteints jusqu’ici.
Que l’on songe, par exemple, aux innombrables massacres et atrocités des diverses guerres déclenchées depuis les dernières années du XXe siècle par l’impérialisme étasunien et ses vassaux ou par djihadistes interposés (Yougoslavie, Afghanistan, Irak, Libye, Ukraine, Syrie, Yémen…), qui matérialisent et concrétisent en toute clarté, si l’on peut dire, la barbarie que Rosa Luxemburg posait comme alternative au socialisme. En d’autres termes, les motifs ne manquent pas pour vouloir en finir avec ce mode de production qui s’avère être de plus en plus un mode de destruction tant de l’Humanité que de la Nature. D’où provient alors cette difficulté à penser un nouveau mode de production, interrogation qui n’a aucun sens, évidemment, pour tous ceux qui, à un titre ou un autre, ont intérêt à la pérennisation de l’existant. Manque d’imagination ou de désir ? Peur de l’inconnu ? Crainte de la violence ? Mélange de découragement et de résignation fruit d’une impuissance politique qui se traduirait en impuissance créative ? Ou tout simplement, frivolité et lâcheté? À moins que, tout bien pesé, cette absence de volonté de rompre réellement avec le capitalisme soit le propre d’une fraction de classe qui, tout en le critiquant, lui est malgré tout redevable d’exister, celle que le révolutionnaire polonais Jan Waclav Makhaïski appelait les «capitalistes du savoir»7.
Contrastant avec ce qui précède, on peut évoquer la tradition du «socialisme utopique» (premier socialisme, proto-socialisme) suivi du socialisme libertaire ou de ces penseurs qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous l’influence d’un mouvement ouvrier en pleine croissance, élaborèrent des modèles de société supposés attester la possibilité pour les êtres humains de vivre dans « le meilleur des mondes ». Face à eux, surgirent les partisans et théoriciens d’un «socialisme scientifique» d’inspiration marxiste qui critiquaient ces illusions et ces rêves «idéalistes», mais qui étaient également convaincus que l’«au-delà» se trouvait sur terre et non pas au ciel, avec l’avènement du communisme. Instruits aujourd’hui par le cours de l’histoire, nous savons que, laissant de côté les divergences théoriques et politiques qui les opposaient, ces deux courants partageaient un même irréalisme, avec cet différence que le «retour au réalisme» des tenants du second déboucha sur l’instauration d’un capitalisme d’État qui, loin d’ouvrir la voie vers un quelconque socialisme, se transmua en un capitalisme mixte, c’est-à-dire semi-privé, en Russie, en Chine, au Vietnam ou à Cuba.
Par la suite, dans les partis, organisations et cercles politiques de ce que l’on appelait l’extrême-gauche, se sont multipliés les recherches, les analyses et les diagnostics pour tirer les leçons de toutes ces expériences historiques plus ou moins négatives d’un « socialisme réel » jamais réalisé. Tandis que les uns s’employaient à fonder sur des bases renouvelées les problèmes d’organisation, de stratégie et d’alliances de classes en vue de la prise du pouvoir, les autres allaient à la recherche d’une nouvelle définition de ce que pourrait être une société non capitaliste. Mais ces deux séries de questions étaient dialectiquement liées, puisque les dirigeants, militants et théoriciens qui faisaient profession d’anticapitalisme avaient enfin compris que la manière de prendre le pouvoir jouait un rôle déterminant pour le type de pouvoir que l’on allait exercer et vice-versa. Néanmoins, depuis le dernier tiers du siècle dernier, les milieux politiques d’extrême-gauche ne sont plus seuls à se préoccuper de ces questions. Elles sont aussi objet de l’attention de nombreux chercheurs en sciences sociales, ce qui, à première vue, peut apparaître comme un paradoxe inattendu.
Qui est un tant soit peu au courant de l’histoire des sciences sociales sait qu’elles furent créées ou soutenues par l’État non pas précisément pour sortir du capitalisme ni, dit d’une autre façon, « faire la révolution ». Au contraire, depuis leur apparition au milieu de XIXe siècle, elles furent conçues et mises en œuvre pour préserver et consolider, directement ou non, l’ordre capitaliste menacé à l’époque par l’essor du mouvement ouvrier (grèves, émeutes, soulèvements, insurrections, révolutions…), auquel s’ajoutait la hausse de la délinquance et de la criminalité engendrée par la misère des classes populaires, bref par le fameux «spectre» du communisme qui, activé par le souvenir de la grande Révolution française, «tourmentait l’Europe», selon Karl Marx et Friedrich Engels. Comment, dès lors, renforcer l’ordre social? Non par la seule répression ou la charité chrétienne, sinon par le biais de réformes. Réformes qui, souvent, furent présentées par la propagande gouvernementale comme «révolutionnaires» ! Comme le soulignait le théoricien et militant communiste italien Antonio Gramsci, l’hégémonie bourgeoisie se base, en premier lieu, sur le consentement des dominés et, seulement en dernière instance, sur la coercition. En d’autres termes, les sciences sociales ne furent pas conçues pour faire la révolution ni même y inciter, mais comme instruments utiles voire indispensables pour effectuer des réformes dans le cadre de la reproduction des rapports de la reproduction, un processus que Karl Marx fut le premier à découvrir et analyser d’un point de vue matérialiste, ensuite conceptualisé avec profondeur par le sociologue et philosophe français Henri Lefebvre8. Aujourd’hui, cette fonction d’«éclaireurs » de la classe dirigeante dévolue aux chercheurs en sciences sociales en certains domaines «sensibles» reste la même.
Sans entrer dans le détail des implications complexes du concept de reproduction des rapports de production, il est toutefois intéressant de savoir au moins que le développement et les «mutations» du capital en tant que rapport social obéissent à une dialectique entre l’invariant et la nouveauté : ce mode de production ne peut survivre qu’à la condition de se transformer, et cela dans toutes les sphères de la vie sociale. Dans le domaine politique, par exemple, le Premier ministre et futur président de la République française Georges Pompidou, comprit très bien cette dynamique. Lors de sa campagne électorale de 1969, pour plaire aussi bien à l’électorat conservateur qu’à celui progressiste, il choisit comme slogan «Le changement dans la continuité». Qu’est-ce qui doit changer, pourquoi et comment pour que le système capitaliste puisse surmonter ses crises (crises qui, d’un autre côté, font partie de son évolution normale dans des conditions non « régulées ») ? Les sciences sociales sont précisément chargées de fournir des réponses aux gestionnaires du système capitaliste bien que cela soit toujours à une condition : que cette finalité demeure occulte, qu’elle ne soit pas exposée au grand jour.
Pourtant, il y eut en France une brève période que précéda et suivit les évènements de Mai 68 où cette fonction normalisatrice des sciences sociales fut remise en cause — au moins sur le papier — par des philosophes comme Michel Foucault, Jacques Derrida ou Gilles Deleuze, des sociologues comme Henri Lefebvre, Pierre Bourdieu, Jean Baudrillard, René Lourau, des anthropologues comme Maurice Godelier ou Emmanuel Terray. Pierre Bourdieu, en particulier, révéla que la raison d’être profonde des sciences sociales était de «rationnaliser» la domination, aux deux sens du terme: à la fois la rendre plus efficiente, sur le plan pratique, au moyen d’innovations institutionnelles et techniques, et, sur le plan idéologique, la rendre plus acceptable (et acceptée voire invisible) grâce à des discours d’accompagnement à tonalité scientifique ou moralisante9.
On sait néanmoins que ces courants critiques dans les sciences sociales, y compris les études urbaines d’inspiration marxiste10, furent « récupérés » et même encouragés par les autorités étatiques après Mai 68. Cela dans le cadre, tout d’abord, de l’action menée par le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre de la droite moderniste, pour promouvoir une « nouvelles société »; ensuite, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, avec l’appui officiel dont bénéficièrent les sciences sociales critiques pour faire advenir une soi-disant «société libérale avancée». De fait, dans les deux cas, l’une des conditions pour rénover la domination bourgeoise consistait à rénover les sciences sociales. Car, les dirigeants politiques ont toujours à faire face à des contradictions, des crises et des conflits. Pour ce faire, ils doivent faire appel aux «lumières» que leur apportent des chercheurs capables de formuler et analyser les problèmes, dégager les facteurs explicatifs et proposer des solutions qui, si elles ne servent pas toujours à résoudre ces problèmes, sont au moins utiles pour « gérer » leur non solution. Or, de ce point de vue, une position critique à l’égard du monde social est plus productive qu’une position apologétique11. Les situationnistes forgèrent un concept pour définir cette fonction pseudo-subversive au service de l’ordre : la « critique intégrée ».
1 Zlavoz Zizek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Climats, 2004 ; Bienvenue dans le désert du réel, Flammarion, 2005
2 Frederic Jameson, The Future of the City, New Left Review 21, May-June 2003
3 Noiriel, 2003.
4 Ibid.
5 Rimbert, 2011.
6 Garnier, 2017
7 Jan Waclav Makhaïski, 2014.
8 Lefebvre, 1973.
9 Bourdieu, 1981.
10 Garnier, 1977. 2018.
11 Garnier, 2007.
Le « commun » contre le communisme : un pas en avant dans la régression
Dans ce contexte, il convient de se demander si les sciences sociales ont ou pourraient avoir la faculté (non pas au sens d’une habilitation juridique, bien sûr, mais d’une compétence intellectuelle, politique et aussi éthique) d’élaborer des modèles de société non capitalistes, comme le présuppose le thème de ce colloque. On pourrait répondre par l’affirmative si l’on prenait au pied de la lettre les discours écrits ou oraux d’un ensemble de chercheurs en sciences sociales spécialisés dans l’étude d’un nouveau phénomène social : les expériences collectives locales menées par des gens qui veulent «vivre autrement» sans attendre un changement général de société. Les recherches sont déjà innombrables portant sur ce thème réalisées par des sociologues, des anthropologues, des historiens, géographes ou politologues, et financées par les pouvoirs publics. Selon ces spécialistes académiques, la multiplication au cours des dernières décennies des expériences collectives de «vie alternative» sont la preuve, bien qu’elles soient minoritaires, de l’entrée pas à pas dans un monde post-capitaliste.
Cependant, dans les projets de recherche traitant de ces «modes de vie alternatifs», les chercheurs oublient ou feignent de ne pas savoir que, quel que soit le champ d’application de ces modes de vie et bien qu’ils se situent en marge des rapports sociaux capitalises, leur développement prend place au sein d’une société demeurée capitaliste dont ils ne menacent nullement les bases. Et cela vaut pour toutes les expériences collectives qui rompent ponctuellement avec la logique économique ou institutionnelle dominante, comme c’est le cas pour certaines coopératives agricoles, artisanales ou industrielles, les « écoles parallèles », les centres socio-culturels autogérés ou les « jardins partagés ». Dans une période où, tandis que se poursuivent les réformes néo-libérales qui démantèlent peu à peu l’État-providence (coupes dans les budgets « sociaux », privatisation des services et équipements publics…), la précarité, l’appauvrissement et la marginalisation tendent à devenir la règle pour un nombre croissant de personnes, ces formes de «survie autogérée» viennent à point. En réalité, au-delà des proclamations «rebelles» de leurs promoteurs et des quelques «troubles à l’ordre public» que leur mise en œuvre peut parfois provoquer, non seulement elles ne remettent pas en cause le fonctionnement du capitalisme auquel reste soumise la quasi-totalité de la population, mais s’avèrent en outre parfaitement compatibles et même complémentaires avec lui.
Peu importe. Accorder à ces expériences un caractère subversif et même révolutionnaire présente deux avantages aux yeux des fins stratèges du maintien de l’ordre bourgeois. D’un côté on fait plaisir aux activistes qui y sont engagés au nom d’idéaux libertaires ou anarchistes; et, d’un autre côté on les dissuade (eux et d’autres qui refusent le mode de vie imposé par « le marché ») de renouer avec les luttes visant à mettre fin au règne du capitalisme, celles qui ont le communisme pour horizon. Je me réfère, bien entendu au communisme tel que Marx l’a défini, et non aux falsifications qui servirent à légitimer diverses versions du capitalisme d’État, comme le notèrent dès le début du siècle dernier quelques théoriciens et militants marxiens — et non « marxistes » — dissidents, tels que, par exemple, les partisans d’un communisme des conseils (Anton Pannokoek, Anton Ciliga, Otto Rühle, Paul Mattick, Karl Korsch…) ou libertaire (Carlo Cafiero, Errico Malatesta, Sébastien Faure…). Le sociologue et philosophe marxiste Henri Lefebvre a proposé une formule adéquate pour résumer ce que devrait signifier le terme «communisme» : «abolition de l’argent, destruction de l’État, autogestion généralisée»1. Une vision des plus extrémistes du futur ! Par chance, contre cette perspective aussi insupportable qu’irréaliste, les sciences sociales ont réactivé et réactualisé un ancien concept qui rencontre aujourd’hui un certain succès dans les médias de la gauche «radicale »: « le commun ».
De fait, depuis de début de ce siècle, «le commun» est l’objet de nombreuses théorisations, aussi bien en France que dans d’autres pays. Mais les experts universitaires en radicalité qui s’occupent de cette affaire ont comme caractéristique… commune de ne jamais s’engager dans des luttes pratiques contre l’ordre établi, sauf, bien sûr, si elles relèvent de la «pratique théorique» (en référence à un concept oxymorique forgé par le philosophe Louis Althusser2). Deux de ces experts en France, Pierre Dardot et Christian Laval, l’un philosophe et l’autre sociologue, postulent dans un «essai sur la révolution du XXIe siècle » l’avènement du « commun » comme idéal de substitution au communisme d’antan3. Un « principe, selon eux, qui s’impose aujourd’hui comme un concept central de l’alternative politique pour le XXIe siècle ». En leur qualité de typiques mandarins universitaires sûrs du pouvoir des mots, c’est pour eux le « concept qui s’impose », et non le discours d’autorité des agents de cette imposition. Pour bien marquer le caractère décisif de ce paradigme, ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère : « il noue la lutte anticapitaliste et l'écologie politique par la revendication des “communs” contre les nouvelles formes d'appropriation privée et étatique ; il articule les luttes pratiques aux recherches sur le gouvernement collectif des ressources naturelles ou informationnelles ; il désigne des formes démocratiques nouvelles qui ambitionnent de prendre la relève de la représentation politique et du monopole des partis. » Ni plus, ni moins !
Ainsí donc, déterrée de la glaise de la société rurale précapitaliste où les «communs» auxquels accédaient librement les paysans n’étaient pas encore privatisés par la noblesse terrienne, la notion de «commun» apparaît comme une véritable pépite conceptuelle. Elle est devenue le concept consensuel par excellence : les citoyennistes, les altercapitalistes, les radicaux de campus, les negristes4, les «alternatifs» de tout poil ont fait du «commun» leur mot fétiche. Depuis quelques années, Ce nouvel impératif catégorique est clamé tant par les gauchistes repentis qui ont mis de l'eau (tiède) dans leur vin rouge que par la nouvelle vague libertaire. Il a le mérite de ne déranger personne et de servir à tout le monde dans la perspective d’une révolution «soft» qui n’ôtera pas le sommeil des bourgeois pas plus qu’il n’incitera les néo-petits bourgeois à se réveiller.
On sait que la signification originelle des concepts du vocabulaire progressiste tels que «communisme», «socialisme», « démocratie», «république» ont subi déformations, falsifications et réappropriations par des partis, des gouvernements et des régimes qui n’avaient rien à voir avec l’émancipation, sauf par antinomie. Cependant, pour quelques idéologues de l’ordre établi qui suivent la mode du «commun», ce n’est pas une raison suffisante pour cesser de les utiliser. « Nous pourrions abandonner ces termes et en inventer de nouveaux, bien sûr, écrit par exemple Michael Hardt, théoricien littéraire et philosophe politique étasunien, mais nous perdrions aussi la longue histoire des luttes, des rêves et des aspirations qui leur sont liées. Je crois qu’il vaut mieux lutter pour ces concepts en eux-mêmes pour restaurer ou rénover leur signification5 »… quitte à les assaisonner à la sauce du «commun», comme le fait M. Hardt lui-même quand il postule la possibilité et la nécessité de «réclamer le commun dans le communisme», en plus de vider ce dernier de son contenu anticapitaliste, comme on peut le vérifier en voyant les implications pratiques dérisoires de cette innovation théorique.
À la différence du communisme défunt, dont le spectre, selon Marx et Engels, allait hanter l’Europe au XIXe siècle, une «nouvelle Sainte Alliance» ne serait plus nécessaire pour en venir à bout. En laissant de côté le fait que celle-ci existe déjà sous diverses formes économiques, politiques ou militaires (pour l’Europe, entre autres, la «Troïka», et pour l’« Occident », l’OTAN) et qu’elle est déjà trop occupée à faire face à d’autres urgences, la promotion du «commun» n’est en rien susceptible d’inquiéter sérieusement les pouvoirs établis. Certes, dans leur tâche de refondation théorique, les deux thuriféraires déjà mentionnés nous annoncent dès l’introduction du livre cité ci-dessus, « l’émergence d’une nouvelle manière de contester le capitalisme, voire d’envisager son dépassement », bref, « la possibilité d’un renversement politique radical ». Cependant, tous ceux que ce préambule offensif aurait pu effrayer ont dû se sentir rassurés au cours de la lecture des chapitres suivants et finalement pousser un soupir de soulagement en voyant confirmé, au détour d’un paragraphe, dans un « post scriptum sur la révolution au XXIe siècle », ce que les considérations précédentes laissent déjà entrevoir au milieu de galimatias pédants, de raisonnements spécieux et de citations décontextualisées, à savoir que, contredisant ce qu’ils affirmaient dans l’introduction du livre, « en raison de son caractère de principe politique, le commun ne constitue pas un nouveau mode de production ». Les auteurs précisent en outre que « la primauté du commun n’implique donc pas la suppression de la propriété privée, a fortiori n’impose pas la suppression du marché », sinon leur « limitation », leur « subordination aux communs »6. Comment imaginer un marché sans loi de la valeur, sans que celle-ci détermine les prix (en particulier, le prix de la force de travail, convertie — comme tout le reste — en marchandise), sans séparation du producteur du produit de son travail et des moyens de production, et par conséquent, sans aliénation des travailleurs? Un «marché civique» ou «citoyen», en somme, contrôlé par ces derniers est une absurdité théorique qui réjouirait sans doute Warren Buffet, Bernard Arnault eu autres membres du top ten des capitalistes les plus en vue !
Est-il besoin de signaler la totale incompatibilité de cette vision œcuménique avec la pensée marxienne — et, plus largement, avec le combat contre le capitalisme, où sortir du capitalisme impliquait la suppression — progressive ou non — de la propriété privée des moyens de production et d’échange (y compris financiers) et du marché ? «Subordonner » ces derniers aux « communs » s’effectuerait, paraît-il, de manière pacifique ! Il ne s’agit plus d’«exproprier les expropriateurs» comme le préconisaient Marx puis les anarcho-syndicalistes, mais de les gagner à ce nouveau mots d’ordre rassembleur, à l’exception peut-être des «1%» auxquels les manifestants néo-petits bourgeois de Occupy Wall Street avaient réduit (un peu rapidement) les effectifs de la classe possédante, sans compter ses alliés des classes intermédiaires.
Sur le sujet, je laisserai le dernier mot à Enzo Traverso, historien des idées de l’Europe contemporaine et ex-militant trotskiste de la Ligue Communiste Révolutionnaire, qui termine tranquillement sa carrière académique aux États-Unis dans la prestigieuse Université (privée) Cornell. Dans un essai où il se demande « où sont passés les intellectuels », il prophétise en guise de conclusion qu’« il n’y aura plus de révolution au XXIe siècle sinon les révolutions des biens communs qu’il faut sauver de la réification mercantile »7.
Disparaissent, par conséquent, les affrontements avec les possédants, leurs représentants politiques et leurs «forces de l’ordre». «Le commun» a le don, en effet, d’inclure tout ce qui est ou doit être ou devenir commun à la communauté des humains. La division en classes de la société capitaliste, les antagonismes et conflits qui en résultent se trouvent effacés comme par miracle (un peu comme lorsque le directoire du capitalisme globalisé et ses porte-voix médiatiques se réfèrent à la soi-disant « communauté internationale » à l’échelle planétaire), et on en a donc fini avec la nécessité du communisme. Place à la communion! Après les infâmes communistes, voici venir le temps béni des nouveaux communiants !
De l’autogestion à l’autosuggestion
Dans certains cercles radicaux ou prétendument radicaux, encouragés par des sociologues et des anthropologues du «quotidien»8, il est devenu de bon ton de défendre ou de promouvoir une vision du monde centrée sur le présent sans tenter de construire des châteaux en Espagne à propos du futur. La lutte pour une appropriation collective de l’espace urbain doit commencer «ici et maintenant», par exemple, sans se préoccuper de stratégies a long terme, c’est-à-dire sans savoir si la domination générale du capitalisme sur la ville s’en trouvera affaiblie. À coups d’occupations et de réquisitions «sauvages» de locaux vides (logements, ateliers, entrepôts…), on hébergera des familles sans domicile et des réfugiés avec ou sans papiers, on pratiquera l’aide gratuite aux devoirs scolaires de leurs enfants, on disposera de cuisines collectives et d’ateliers alimentés avec des produits récupérés et l’on organisera des activités festives pour gagner l’appui des voisins. Ce qui revient, tout bien pesé, à suppléer aux carences d’un État accaparé par d’autres priorités. En attendant, le reste des habitants continuera de se voir privé d’une expérience propre et donc non aliénée de la vie quotidienne urbaine et demeurera totalement soumis à la logique du profit. Tout le mode sait, en fait, que le fameux «droit à la ville», aujourd’hui, est plus exclusif et excluant que jamais, et qu’il continuera d’en être ainsi jusqu’à ce que les possesseurs du sol et de tous les moyens de production de l’espace urbain soient expropriés — ce qui, logiquement, ne se produira pas sans une résistance acharnée de leur part —, et à condition que, en outre, ils ne soient pas remplacés par une couche de bureaucrates et de technocrates échappant à tout contrôle populaire, comme cela est déjà arrivé sous les régimes du socialisme d’État.
Le refus prendre l’avenir en considération va de pair avec la négation de la politique, c’est-à-dire de la remise en question effective de la domination bourgeoise sur l’espace urbain appuyée par les catégories supérieures de la petite bourgeoisie intellectuelle, représentants élus et technocrates locaux en tête. Pourtant, à écouter des chercheurs épris de «rebellitude», l’ouverture de quelques squats «alternatifs» et de «centres sociaux autogérés» serait à elle seule, le signe précurseur et prometteur d’un mouvement général de grande ampleur susceptible de contrer l’urbanisation du capital. «Tremblez, villes sans âme: de nouveaux envahisseurs sont parmi vous ! », s’exclamait, par exemple, dans un journal de la presse «alternative», un adepte cette «reconquête urbaine par le bas », célébrant de façon ludique la création de quelques lieux de ce type dans l’ancienne «banlieue rouge» de Paris en voie de «gentrification» plus ou moins avancée.
En effet, tandis que cet activisme de l’immédiat fleurit dans quelques interstices du territoire urbain provisoirement délaissés par les intérêts immobiliers, l’éviction des habitants des derniers quartiers populaires dans les parties centrales des grandes agglomérations poursuit son cours sans rencontrer de problèmes majeurs, au bénéfice des promoteurs et des pouvoirs publics soutenus par ces derniers. Tout cela veut dire que les véritables «nouveaux envahisseurs» sont pas ceux sur lesquels certains rebelles de pacotille se plaisent à fantasmer, mais, d’une part, les capitalistes de l’immobilier avec leurs «grands projets» de «requalification du tissu urbain», c’est-à-dire des multinationales du bâtiment comme Bouygues, Vinci ou Effage, par exemple, qui se répartissent les portions de territoires urbains dont les municipalités leur font cadeau ; et, d’autre part, les «gentrifieurs», néologisme supposé scientifique importé du Royaume Uni qui sert à ne pas appeler par leur nom les néo-petits bourgeois à la recherche d’aménités urbaines, qui, empêchés de s’établir au cœur même des métropoles en raison du prix élevé du logements ou des loyers, colonisent les anciens quartiers populaires situées à proximité des centre-ville.
Nonobstant, plusieurs charlatans diplômés persistent à raconter des histoires en présentant les expériences menées hors ou à la marge du cadre légal comme le germe d’une alternative préfigurant la transition vers une ville post-capitaliste. Ainsi en va t-il, par exemple, du sociologue français, Pascal Nicolas-Le Strat, autre chantre en vue du «commun », connu pour son langage ampoulé et pédant destiné à impressionner les lecteurs ou les auditeurs en lieu et place d’«analyses concrètes de situations concrètes» pour dégager de nouvelles potentialités sociales réelles. À cet égard, il vaut la peine de citer un extrait de sa prose sur l’«urbanité interstitielle», un échantillon typique de la contribution des sciences sociales au confusionnisme et aux illusions entretenues actuellement par certains chercheurs «de gauche» à propos de la promotion d’une «société différente» :
« En raison de leur statut provisoire et incertain, les interstices laissent deviner ou entrevoir un processus de fabrication de la ville, ouvert, collaboratif, réactif et transversal. Ils nous rappellent que la société ne coïncide jamais parfaitement avec elle-même et que son développement laisse ouvertes de nombreuses hypothèses qui n’ont pas encore été exploitées. L’interstice constitue sans doute un des espaces privilégiés où les questions réprimées parviennent à se faire entendre, où certaines hypothèses récusées par le modèle dominant manifestent leur actualité, où de nombreux futurs minoritaires, entravés, bloqués, démontrent leur vitalité. En ce sens, l’expérience interstitielle représente la métaphore parfaite de ce que peut être le mouvement de l’antagonisme et de la contradiction dans la ville postfordiste: un mouvement qui s’affirme à mesure qu’il expérimente, qui augmente en intensité grâce aux modalités de vie et de désir qu’il libère, qui se met à la hauteur de ce qui est susceptible d’inventer et de créer »9.
Ce qui, effectivement, s’invente et se crée, à vrai dire, ce sont des discours purement rhétoriques dépourvus de tout impact concret sur l’évolution de villes. Il est probable que, à défaut de s’inscrire dans une stratégie de reconquête populaire des territoires urbanisés, ces espaces autogérés connaîtront le même sort, tôt ou tard, que ceux qui les ont précédés : éradication par les «forces de l’ordre», «intégration» comme espaces de consommation culturelle à la mode ou autodissolution par épuisement de leurs participants. C’est pourquoi, pour intéressantes et sympathiques qu’elles soient, il convient de douter que ces expériences d’autonomie, ponctuelles et minoritaires par rapport aux lois du marché et aux institutions de l’État, soient capables de menacer réellement le pouvoir de celui-ci et la domination de celles-là sur les classes populaires.
D’une manière plus générale, ces lieux d’expérimentation sociale collective jouent un rôle analogue à celui du soi-disant «tiers secteur» aux yeux des experts en «économie sociale» des années 1960, mais sans l’appui des autorités étatiques. Elles ne font gère plus que mettre en pratique les préceptes de la soi-disant «révolution moléculaire» préconisée par les philosophes Gilles Deleuze et le psychanalyste-philosophe Félix Guattari, qui connut son heure de gloire médiatique parmi une partie de l’intelligentsia française de Mai 68, à l’époque où les «contestataires» néo-petits-bourgeois devenaient plus modérés. Ladite révolution moléculaire était censée permettre d’éviter une véritable révolution en subvertissant l’ordre établi de l’intérieur et d’une manière douce, donc sans douleur10. «Des espaces infinis s’ouvrent à l’autonomie ! » Tel était le slogan à succès à l’époque aussi bien parmi les gauchistes quelque peu assagis, que dans les cercles de réflexion de la dénommée «deuxième gauche» française, partisane d’un «socialisme réaliste» et à la recherche d’une réponse «sociétale» à la question sociale11.
Plus proche de notre présent, le philosophe et sociologue libertaire irlandais John Holloway reprit le flambeau en proposant une théorisation inscrite dans une stratégie supposée «anticapitaliste» où il suffirait à chacun ne pas trop se plier aux normes de vie imposées par le régime capitaliste pour se dispenser d’avoir à réfléchir et agir dans la perspective d’une révolution. « Le monde est plein de rébellions anticapitalistes », affirme J. Holloway qui précise : « l’anticapitalisme est la chose la plus commune du monde, il ne sert à rien de rêver à une révolution anticapitaliste, qui selon lui, serait seulement un autre tournant élitiste dans les schémas de domination »12. Comme si les révolutions à venir ne pouvaient se reproduire que sur le modèle léniniste du parti d’avant-garde !
Bien qu’il soit erroné et même trompeur, le raisonnement de J. Holloway mérite que l’on s’y arrête car il ne manque pas d’originalité. Ainsi peut-on lire que si le capitalisme est en crise, ce n’est pas dû aux contradictions propres à ce mode de production parvenu à la phase de l’accumulation flexible et financiarisée, mais parce que « nous n’intensifions pas notre subordination à sa règle à un degré suffisant pour qu’il fonctionne correctement ». C’est aussi simple que cela ! L’humanité, si l’on en croit J. Holloway, ne serait pas suffisamment docile pour se plier aux exigences du « toujours plus, toujours plus rapide ». Resteraient hors de l’agenda post-capitaliste, par conséquent, la surexploitation des mineurs chinois ou des ouvrières du textile du Bangladesh soumis à des pressions qui renvoient au capitalisme le plus sauvage du XIXe siècle et que les révoltes sporadiques n’arrivent pas à alléger ; hors de l’agenda, aussi, dans nos territoires «occidentaux», les dizaines de milliers de «travailleurs détachés» acceptant sans protester des conditions d’emploi qui, si l’on veut les nommer adéquatement, obligent à reprendre l’expression qui paraissait obsolète d’«esclavage salarial»; hors de l’agenda, de même, parmi l’ensemble des classes populaires encore non soumises au minimum vital, tous les gens mus par un désir effréné de consommer excité par une multitude d’artefacts nés des « nouvelles technologies de l’information et de la communication » (en réalité, propagande et publicité) ; enfin, hors de l’agenda, également, sur le plan politique, le découragement et la résignation que sont à l’origine de la dépolitisation et de la passivité de la majorité des victimes du néo-libéralisme, à l’exception des gens tentés par le vote-défouloir en faveur de partis populistes de la droite radicale ou par la participation à quelques flambées d’«indignation» collective sans futur. Qu’on se le dise, pourtant : tout le monde résiste ! On dirait que J. Holloway n’a jamais mis les pieds dans une agence bancaire, un centre commercial, un stade, ou… un département universitaire, fût-ce que de sciences sociales et humaines. Et cela bien que J. Holloway réside et… «résiste» au Mexique comme professeur d’université à Puebla, où le conformisme, le même que celui qui prévaut sur nos terres européennes, soit le comportement le plus répandu, que ce soit dans le domaine de la production ou de la consommation (production y consommation de mots dans le cas des universités). Mais peu importe: « Nous sommes la crise du capitalisme, nous sommes la crise du système qui conduit à notre destruction, s’écrie J. Holloway. Nous sommes la crise du capitalisme et de cela nous devrions nous enorgueillir »13.
Au vu de ces auto-proclamations triomphalistes et un tant soit peu narcissiques, on est en droit de se demander si l’«élitisme» que l’on reprochait aux minorités d’avant-garde bolcheviques, maoïstes ou castristes de jadis ne revêt pas aujourd’hui une nouvelle forme chez ceux qui les dénonçaient. Sous la triple bannière du «refus», de la «résistance» et du «droit à la différence», ceux-ci présentent leurs «expérimentations alternatives», minoritaires elles aussi, comme autant de « brèches » ouvertes dans la logique propre du capitalisme14. Jusqu’à ce qu’elles intègrent les nouveaux modes … et nouvelles modes de consommation culturelle — il faut de tout pour (re)faire un mode capitaliste ! —, comme c’est déjà le cas pour de les luttes «sociétales» qui ne prennent pas les fondements du capitalisme pour cible : écologiques, féministes, homosexuelles, antiracistes. À leur manière, sans s’en rendre compte et, dans le cas contraire, encore moins l’admettre, ils se constituent en «élite» attendant que les « masses », comme on disait naguère, les suivent, en adoptant leur modèle inédit de subversion.
Ce que, en fin de compte, J. Holloway laisse entendre, c’est qu’il existe seulement deux voies pour sortir de la crise. L’une est d’accepter les exigences du capital et de s’incliner devant ses règles en sachant qu’il demandera toujours plus, que la prochaine crise surviendra bientôt si tant est que nos soyons sortis de l’actuelle, et que la voie du capitalisme n’est autre que celle l’autodestruction humaine. L’autre chemin serait celui du refus de la dynamique capitaliste, mais un « chemin détourné consistant à le contourner » par la construction d’autres manières de faire, d’autres modes de connexion les uns aux autres (d’où l’importance pour les « révolutionnaires du XXIe siècle » des fameux « réseaux sociaux » électroniques). «Nous sommes toujours en train d’ouvrir ce type de brèches, se félicite J. Holloway, mais la question réellement pertinente est de savoir comment ces manières différentes de faire peuvent atteindre une force suffisante pour perforer le capital ».
Ce «nous» qui revient sans cesse («nous sommes la crise du capitalisme», «nous devrions nous enorgueillir», etc.) est symptomatique d’un discours egocentrique, presque un monologue, s’adressant à des semblables sinon à des pairs, provenant d’une fraction de classe radicalisée parce que frustrée dans ses aspirations et ses ambitions de s’élever au-dessus de ses possibilités socio-historiques de petite bourgeoisie intellectuelle. Comme toujours, cette classe érige en norme universelle son éthique et les pratiques qui en dérivent, en faisant l’impasse sur les déterminations socio-économiques et idéologiques qui expliquent qu’elles ne rencontrent pas d’écho au-delà des cercles — pour ne pas dire des ghettos — de jeunes «rebelles» qui ont fait leur, dans une version «radicale», le slogan électoral du précédent président de la République française, François Hollande : «Le changement, c’est maintenant»… renvoyant une fois de plus aux calendes grecques la révolution, suspectée d’accoucher de nouvelles formes de domination, dictatoriales, cela va de soi. Il s’agit là assurément d’une prise de position assez paradoxale : s’imaginer vivre déjà dans un monde post-capitalise au sein même d’une société capitaliste, comme si l’on pouvait sortir de celle-ci sans en avoir fini avec le mode de production qui la rend telle !
1 Lefebvre, 1978.
2 À propos de cet auteur, l’un des fondateurs du structuralo-marxisme, on peut lire un livre de l’historien marxiste anglais Edward P. Thomson : Misère de la théorie Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste. Dans cet ouvrage, écrit en 1979, Thomson se révèle un polémiste assez violent. Sa cible est le « marxisme académique » comme « opium de la petite bourgeoisie intellectuelle » qui « cherche à s’encanailler dans l’extrême gauche ».
3 Dardot et Laval, 2015.
4 Negriste : adepte des thèses du philosophe post-marxiste Antonio Negri.
5 Hardt, 2016.
6 Dardot y Laval, op. cit.
7 Traverso, 2013.
8 Maffesoli, 1979.
9 Nicolas-Le Strat, 2007.
10 Guattari, 1977.
11 «Sociétal» : terme de plus en plus utilisé en France au lieu de «social» dans les discours dominants sur le monde social. Ce qualificatif se réfère aux relations interpersonnelles entre individus dans la société et, plus largement, aux questions relatives aux mœurs et aux modes de vie (sexuelles, raciales, culturelles, écologiques…), tandis que «social», avec ses connotations «socialistes», renvoie au rapports sociaux inégaux et souvent conflictuels d’origine économique entre groupes sociaux. Au XIXe siècle, le syntagme « question sociale » traduisait l’état d’interrogation profonde et même de désorientation où se trouvaient plongés les dirigeants politiques et les économistes bourgeois, confrontés aux problèmes liés à la transformation radicale du travail résultant de la «révolution industrielle». À la suite du développement de la condition salariale et de l’essor la classe ouvrière, les rapports de forces se modifièrent entre les travailleurs et les capitalistes, suscitant dans les rangs de la bourgeoisie la crainte d’une révolution sociale, c’est-à-dire socialiste sinon communiste. L’avènement du «sociétal» à la fin du XXe siècle et le déplacement idéologique qu’il provoqua rassurèrent les classes dirigeantes : le problème que posait l’existence de la société capitaliste, à savoir la lutte des classes, fit place aux «problèmes de société», beaucoup plus faciles à «gérer».
12 Holloway, 2012 (a).
13 Holloway, 2012 (b).
14 Ibíd.
Vers la planète citoyenne
Étant donné que, comme l’observait le sociologue Henri Lefebvre, «un paradoxe est souvent une contradiction non perçue», il reste à rechercher la contradiction dissimulée au cœur de cette vision — pour ne pas dire ce mythe— d’une société post-capitaliste en gestation compatible avec la survie du capitalisme. Cette contradiction s’enracine dans la position et la fonction structurellement contradictoire de la classe qui fait sienne cette vision, la petite bourgeoisie intellectuelle dont, qu’on le veuille ou non, nous faisons tous partie1. Ses tâches de médiation entre dominants et dominés (conception, organisation, contrôle, formation) dans la division sociale du travail font d’elle, comme l’a amplement démontré le sociologue Pierre Bourdieu, un «agent dominé de la domination». Cependant, cette situation objective est assez difficile à vivre subjectivement pour les gens qui se targuent de progressisme et à plus forte raison de «radicalité». Avoir conscience d’être à la fois dominé par la bourgeoisie et dominant par rapport au prolétariat, provoque, aussi bien individuellement que collectivement, un certain malaise existentiel difficile à supporter pour la majeure partie des membres de cette classe engagés «à gauche». À moins de recourir aux services coûteux d’un(e) psychanalyste — ils constituent le gros de sa clientèle —, ils préfèrent en général demeurer dans l’inconscience de ce rôle social ambigu, nier son existence et se réfugier dans la dénégation ou dans ce que le philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre appelait la «mauvaise foi». De fait, professionnellement, le néo-petit bourgeois progressiste ne peut accomplir sans trop de gêne l’une ou plusieurs des tâches sociales qui lui sont affectées de par son appartenance de classe, que s’il ignore, volontairement ou non, consciemment ou non, ce qu’il est lui-même socialement. En d’autres termes, il ne peut « assurer » qu’à la condition de ne pas assumer. Ce qui explique pourquoi, en ce qui concerne les sciences sociales, les solutions alternatives «post-capitalistes», théoriques ou pratiques élaborées et proposées par les sociologues, anthropologues, géographes, historiens, politologues ou philosophes ne sont pas anticapitalistes, mais, dans le meilleur des cas, «altercapitalistes». Pour définir ce phénomène, une écrivaine surréaliste2 et un philosophe post-situationniste3 parlent de «subversion subventionnée».
C’est ainsi, par exemple, que la majorité des universitaires «de gauche», pour ne pas dite la totalité, ne remettent jamais en cause le bien fondé de l’institution qui les emploie ni la division capitaliste du travail que celle-ci contribue à reproduire, et qui fait des intellectuels une catégorie, pour ne pas dire une caste, séparée des autres en tant que détentrice du monopole de la connaissance, du savoir, de la culture, bref de l’intelligibilité du monde social, aux dépens des classes dominées et exploitées. Pour les plus progressistes, le système d’enseignement supérieur peut et doit être «démocratisé», mais penser à y substituer des formes égalitaires de formation demeure pour eux dans le champ de l’inimaginable. Apparemment, nous sommes maintenant très loin de l’expérience menée en France après mai 68, quand, à la faveur de la «contestation» de l’ordre établi de la part des étudiants et des intellectuels, on créa dans le bois de Vincennes, à l’est de la capitale, un «Centre universitaire expérimental», plus connu sous le nom de Paris VIII. Il ne fallait pas avoir le bac pour y être inscrit et les notes furent supprimées. Nombre des professeurs figuraient parmi les plus réputés en matière de critique sociale et plaidaient pour la disparition des «grandes écoles, sélectives et élitistes», tandis que d’autres faisaient cours sur des places ou dans certains jardins publics parisiens, dans des entrepôts ou des stations de métro.
Il convient néanmoins de signaler que cette «utopie concrète réalisée» (comme la dénommaient leurs initiateurs) dura seulement une dizaine d’années (1969-1980) et surtout qu’elle fut, dès l’origine, le résultat d’une «concertation» entre, d’une part, le Premier ministre Georges Pompidou et ses conseillers les plus éclairés, et d’autre part certaines têtes d’affiche de la «contestation», comme me le confirmera lui-même celui-ci, lors d’un déjeuner privé, devenu président de la République: « L’idée qui s’est imposée, me confia t-il, fut de créer une cour de récréation dans le bois de Vincennes où la agitateurs gauchistes pourront faire leur révolution dans les salles de cours. Comme cela, ils nous ficherons la paix dans la rue ». Aussi l’«utopie concrète» d’un enseignement supérieur ouvert aux inférieurs était-elle déjà en voie de normalisation avancée quand un gouvernement plus droitier que les précédents décida de mettre fin à l’expérience en ordonnant la destruction des locaux au cours des vacances d’été, et le transfert des classes, des professeurs et des étudiants à Saint-Denis, une banlieue ouvrière au Nord de Paris. Bien plus… ou bien moins, à aucun moment, même au début, les enseignants, y compris les promoteurs de l’«analyse institutionnelle» qui théorisaient sur la «dialectique de l’instituant et de l’institué», remirent en cause autrement qu’en paroles la raison d’être de l’institution universitaire. Peut-être que le contenu et l’organisation des cours rompaient-ils avec la tradition, mais tant leur logique de fonctionnement interne (plus mandarinal que jamais, chaque sommité de la «pensée critique» faisant office de gourou auprès de groupies extasiés, ce qui incitait les enseignants/chercheurs débutants à essayer de grimper le plus rapidement possible dans la hiérarchie), que leur finalité (la fabrication d’une élite intellectuelle) échappèrent à «contestation».
Dans la revue Les Temps modernes, animée à l’époque par Jean-Paul Sartre, un article de François George, professeur de philosophie et membre du comité de rédaction4, provoqua un scandale parmi l’intelligentsia de gauche française en soulignant « le caractère hiérarchique, voire quasi féodal » de la relation des intellectuels avec les classes populaires. Ainsi allait-il jusqu’à affirmer que « ce qu’il y a sans doute d’insupportable pour eux rien que dans l’idée de révolution prolétarienne, c’est qu’elle doit aboutir à la suppression de toutes les classes [souligné par l’auteur]. Dès lors, « en tant que tels les intellectuels, qui n’existent qu’en fonction la division de la cité en classes, ne peuvent qu’être les adversaires » d’une telle révolution. Se définissant de ce fait comme « propriétaire privées de l’intelligence, du savoir, de la culture », ils pressentent en effet, selon F. George, que « la collectivisation de la pensée ferait d’eux des chômeurs ». Selon lui, « les intellectuels plus ou moins fiers de l’être en tant que caste ou corporation, et même s’ils invoquent la “liaison aux masses”, idéal de la prêtrise maoïste, seront amenés à définir un projet fondamentalement contre-révolutionnaire »5. D’où leur propension à fétichiser le développement des forces productives, conçu comme « autonome, extérieur au cadre capitaliste » alors que celui-ci imprime à ce développement son orientation et son rythme, et à y discerner un autre type de révolution, la « révolution scientifique et technique ». « Plaçant tous leurs espoirs dans la machinerie du sa- voir », ils comptaient sur cette révolution, dans les années 60-70 du siècle dernier, pour les porter au pouvoir en lieu et place de la bourgeoisie. Et F. George, encore abusé comme nombre de gauchistes par le mirage soixante-huitard d’un réveil de la classe ouvrière, de prophétiser que « la fameuse révolution scientifique et technique, au lieu d’être l’alibi d’une nouvelle clas-se dominante », serait « jugée par la vraie révolution», celle « où tout le monde se met à penser », où « tous ceux qui y participent sont intelligents », où, par conséquent, « l’intellectuel séparé disparaîtra comme figure grotesque du monde de l’aliénation. »
De tels propos ne sont évidemment plus de saison de nos jours où la pensée critique ou qui se veut telle a regagné les ghettos universitaires, essaimant tout au plus dans les bacs-à-sable « alternatifs » néo-ruraux ou urbains où les anarchoïdes6 se sont repliés. De ce qui précède, néanmoins, surgissent deux questions. La première est un tabou; la seconde, un sacrilège.
La première renvoie au paradoxe, c’est-à-dire à la contradiction, initialement signalé : quelle peut être la légitimité d’une vision de la société post-capitaliste élaborée par des experts en sciences sociales dont l’existence dépend, précisément, du maintien du mode de production capitaliste? On connaît déjà la réponse retorse des intéressés : faire croire (ou essayer de faire croire) que les solutions «alternatives» qu’ils proposent ou approuvent participent déjà du post-capitalisme. Parmi nombre de situations où ils se font fort de donner corps de manière empirique à une problématique scientifique, on peut choisir un autre exemple qui permet d’illustrer ce subterfuge: la constitution par des gens engagés dans la mise en pratique d’une «autre manière de vivre», de communautés locales auto-organisées censées enclencher un processus progressif et progressiste de réappropriation collective générale de la quotidienneté, à partir de la base, évidemment.
Dans un livre qui rencontra un certain succès aussi bien parmi les militants de la gauche «radicale» qu’auprès des géographes, anthropologues ou sociologues de cette mouvance, Jérôme Baschet, un historien qui navigue entre l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) à Paris et l’État des Chiapas au Mexique, théorisa un nouveau modèle de société inspiré par les révolutionnaires zapatistes7. Contrairement à ce que l’on serait tenté de supposer, il ne s’agit pas d’exposer des recettes révolutionnaires pour le XXIe siècle, mais d’explorer, à partir de l’expérience zapatiste, « des voies alternatives pour l’élaboration pratique de nouvelles formes de vie » dans « un monde libéré du capitalisme ». Pour J. Baschet, ce qui importe est le résultat, non le processus : réaliser une « utopie socio-spatiale en marge » et, si possible « en dehors » de la société. C’est pourquoi J. Baschet laisse de côté le fait que la révolution zapatiste a quelque chose à voir avec la lutte armée, une nécessité due, selon lui, à la spécificité du contexte politique mexicain. Dans les «démocraties» européennes, point ne serait besoin de s’affronter à l’État et ses forces répressives. Il suffirait de le «contourner» sur le plan spatial et de l’«éluder» sur le plan social ! La transformation du monde commencerait avec la « création d’espaces libérés » par des gens qui se seraient préalablement eux-mêmes « libérés des conditionnements de la société capitaliste » (consommation, publicité, productivisme, obsolescence programmée, etc.). Par la suite, cette «trans-formation personnelle est de plus en plus vaste »8. L’ambition de J. Baschet est, cependant, modeste : il se contenterait de « 5% à 10% d’espace libéré » sur le territoire français. Il reviendrait dès lors à la bourgeoisie et à ses représentants politiques de juger de la compatibilité systémique de cette idée avec le règne de l’exploitation et de la domination capitalistes étendu au reste de l’espace national, quelque chose faisant, peut-être, également partie des « possibles » qui plaisent tant à J. Baschet et autres « subversifs » du même tonneau. Il est vrai que les zones en voie de désertification ne manquent pas et que ce projet se situe bien en deçà de celui de Félix Guattari et consorts pour qui «des espaces infinis» étaient supposées «s’ouvrir à l’autonomie».
Ce type de réflexion théorique sur la sortie du capitalisme bénéficie d’un certain succès dans la sphère «radicale» parce que l’auteur donne une touche scientifique à une illusion répandue : croire que l’État, garant de la reproduction des rapports de production capitalistes, laissera tranquillement se développer des initiatives collectives de quelque sorte que ce soit qui pourraient menacer réellement la stabilité de ce système social. Pour peu qu’elle dépasse les limites de configurations minuscules, toute activité de production ou de distribution se retrouvera encadrée, soumise à la relation salariale et au marché. À cet égard, l’évolution des coopératives vers la forme de l’entreprise est exemplaire.
En réalité, l’organisation politique de communautés autonomes fédérées qui prendraient en charge les services de santé, éducation, justice et police, outre la production et l’échange, c’est-à-dire de la base économique et sociale tant du nouveau système social en gestation que de l’ancien en voie de dépassement (ce qui correspond plus ou moins à l’horizon communiste), est totalement incompatible avec le mode de production capitaliste et la permanence de l’État, sauf si le fonctionnement des lieux de travail est conçu, non pas selon le principe de l’auto-organisation et de la démocratie directe, mais dans le cadre de la soi-disant «démocratie participative» où les dominés, maintenus en réalité dans leur position subalterne sous la coupe des ingénieurs, techniciens et autres spécialistes, participent à leur propre domination. Autrement dit, un contrôle réellement démocratique, c’est-à-dire populaire de toutes les activités économiques impliquerait que l’ensemble de ceux qui en tirent un profit quelconque, que ce soit en termes d’avoir, de savoir ou de pouvoir, soient préalablement expropriés, et que soit mis fin à cette appropriation privative dont ils jouissent aujourd’hui, qu’elle soit d’ordre privé ou étatique. Cela donnerait sans doute lieu à une confrontation sévère qui n’aurait rien de pacifique. Or, le sous-titre du livre de J. Baschet, Adieu au capitalisme, est consensuel à souhait : Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes. Nul doute qu’il faille de tout pour faire ou refaire un monde capitaliste, y compris des micro-sociétés postulées post-capitalistes mais qui s’intègrent à lui. Ainsi en va t-il aussi, en fait, des secteurs de l’économie informelle ou du crime organisé : ils ne dérangent en rien la production officielle du profit ! Aussi, au lieu d’un «adieu au capitalisme», un simple «au revoir» paraîtrait plus adéquat puisque, au bout du compte, l’impression laissée par la lecture de ce livre et d’autres textes à vocation savante inspirées par la même orientation «modérée» n’est pas précisément d’avoir abandonné le capitalisme.
« Jusqu’à preuve du contraire, le capitalisme ne permet pas l’existence en son sein de “germes, de “fragments” d’une formation sociale qui ait pour vocation de subvertir les fondements des relations existantes. C’est la grande différence avec l’essor de la société bourgeoise à l’intérieur de l’ordre féodal et ensuite de l’Ancien Régime. La transformation radicale de la société actuelle ne peut être le résultat d’un processus progressif et cumulatif de création d’ “espaces libérés”. Par la dynamique de sa puissance, le capitalisme a la capacité de gagner tous les espaces, d’absorber et intégrer, tolérer et contrôler tous les “fragments” qui peuvent se construire en son sein »9. L’auteur de ces lignes est, comme on le voit, en totale opposition avec le point de vue de J. Baschet. Ce n’est pas un historien ni même un chercheur en sciences sociales, sinon un essayiste et militant marxiste-libertaire. Au cours ces dernières décennies, Charles Reeve10 a parcouru, d’un côté, une partie du monde pour participer à des mouvements populaires auto-organisés, et, d’un autre côté, l’histoire des mouvements populaires pour analyser les moments où ceux-ci ont débouché sur des formes d’autogouvernement (Révolution française, Commune de Paris, révolution allemande des conseils ouvriers et de soldats de 1918-1920, révolution anarchiste espagnole de 1936-1937, «Révolution des œillets» portugais de 1975…). Ses deux axes de recherche sont complémentaires et indissociablement théoriques et politiques: le refus de la délégation de pouvoir et la démocratie directe. Il s’agit en outre de deux axes peu définis voire négligés dans les sciences sociales, au point même de ne pas être considérés comme scientifiques. Par qui ? Il n’est pas difficile de le deviner. Par les mêmes qui pensent qu’une compétence particulière leur est conférée non seulement pour contribuer au «changement social», tâche classique assignée par l’État aux chercheurs, mais aussi pour aider à la «transformation du monde», comme Marx l’intimait aux philosophes de son époque. Ici surgit la question sacrilège a laquelle j’ai fait allusion plus haut: l’État pourrait-il se mettre au service de la révolution, et ses serviteurs œuvrer à leur propre disparition comme caste détentrice du monopole de la connaissance sur la société ?
Certes, il ne s’agit pas de reprendre le vieux débat en vogue dans les sciences politiques (aussi vieux que lesdites sciences) au sujet de la compatibilité entre «le Politique et le Scientifique». Mais on est en droit de se demander si la compétence que s’accordent les chercheurs en sciences sociales en tant que telles les autorise à intervenir directement dans le champ politique pour définir ce que serait une société post-capitaliste et faire l’impasse par la même occasion sur ce qui ne correspond pas à leur vision de spécialistes de ces sciences. Ce qui conduit logiquement à présumer que, parallèlement à la «critique intégrée» qui se limite à ne prendre pour cible que la version néo-libérale du capitalisme, existent des «alternatives intégrées» au caractère analogue, au sens où elles laisseraient intactes ses traits fondamentaux, c’est-à-dire l’exploitation économique, la domination politique et le conditionnement idéologique, et, par conséquent, la structure de classe de la société. Dit d’une autre façon et plus clairement, le «post-capitalisme» ne serait pas autre chose qu’une nouvelle forme de capitalisme, un capitalisme rénové, bref, un «néo-capitalisme» d’une nouvelle génération. Reste à savoir en quoi consisterait sa nouveauté. À lire ou écouter tout ce qui s’écrit ou se dit depuis déjà quelque temps sur le sujet, la réponse tient en un seul mot : la société post-capitaliste ne sera ni socialiste ni communiste et encore moins libertaire, mais «citoyenniste»
À la différence du néo-capitalisme de l’après-guerre en Europe, cette nouveauté ne sera pas économique mais d’ordre politique. Ou plutôt post-politique11. À s’en tenir, en effet, aux discours à prétention savante et à la prose médiatique chargée d’en vulgariser la substantifique moelle, la société post-capitaliste en gestation serait déjà une société sans classes, composée seulement de «citoyens». Certains mots ont disparu, on l’a vu, du vocabulaire : «bourgeoisie», «travailleurs», «exploitation», «domination», «aliénation», «répression»... La même chose se produit avec «rébellion», «soulèvement», «insurrection», «lutte» et a fortiori «classe». Débats, oui! Combats, non! Le prolétariat, pour sa part, a été décrété en voie d’extinction voire désintégré, et sa place comme force collective susceptible de se mobiliser pour peser sur le cours de l’histoire s’est vue occupée par une foule de sujets et de subjectivités dont l’ensemble est appelé «les gens», «la majorité», «le grand nombre», «les 99%», «la multitude»”, etc.12 Quant au vocable «peuple», il ne saurait être manié qu’avec doigté pour ne pas faire le jeu du «populisme».
La transition se déroulerait dès lors dans une ambiance de pacification générale. Il n’y aurait plus d’intérêts incompatibles ni d’antagonismes irréductibles. Les divergences, superficielles, seraient l’exception; l’accord, profond, la règle. «Les “mouvements sociaux”, étrangers voire hostiles à tout ce qui peut évoquer la lutte des classes, agrégeraient des individus sans appartenance de classe » (comme le postule l’idéologie bourgeoise la plus traditionnelle que la petite bourgeoisie intellectuelle post-moderne a fait sienne sur ce point), des individus qui « s’uniraient pour lutter dans la bonne humeur et que l’on inviterait tôt ou tard à “participer”, c’est-à-dire à être les participants à leur propre domination »13. Ainsí, par la magie des sciences sociales et avec une dominante du Droit (c’est-à-dire de droite), la société post-capitaliste se profilerait comme un disneyland de «citoyens», créatures fantasmatiques dont l’identité serait en réalité définie par sa dépendance à l’État.
Cette vision consensuelle et enchantée contraste avec les images qui évoquent d’ordinaire l’effondrement de la société capitaliste et l’accouchement d’une société socialiste sinon communiste. La réalité du monde actuel, où la violence ne cesse augmenter sur tous les plans, à toutes les échelles et sous les formes les plus diverses, donne à ce modèle post-capitaliste l’allure d’une fiction. Qui sont les rêveurs ? Ceux qui font le pari d’une sortie douce et sans douleur du capitalisme ou ceux qui prévoient une transition «pleine de bruit et de fureur» ? Comment peut-on imaginer l’éclosion d’une société post-capitaliste sans un bouleversement politique et social, sans une restructuration drastique, accompagnée d’un démantèlement au moins partiel, de l’organisation des industries, de la grande distribution, des moyens de communication de masse, des appareils judiciaires et policiers, des administrations et, bien sûr du système scolaire, depuis l’école primaire jusqu’à l’université, de même que, dans le domaine de la planification urbaine, sans mesures telles que l’expropriation des entrepreneurs et des banquiers, l’extension à l’ensemble du territoire de la propriété publique du sol, la réquisition des logements vides, la reconversion de nombreux édifices de bureaux et de locaux commerciaux pour de nouveaux usages et de nouveaux usagers, etc.?14
Dans l’appel à ce colloque, il semble que l’on ait oublié que « les modèles théorisés et parfois construits de sociétés socialistes, communistes et libertaires, de même que les projets utopiques qui se sont réalisés par le passé » non seulement le furent en dehors des institutions du capital, mais en outre, contre elles au travers de luttes de classe dures et souvent violentes. Par conséquent, on pourrait en déduire que les « nouveaux modèles » que l’on peut imaginer « à partir de la situation économique et sociale structurelle de la phase actuelle du capitalisme tardif » s’élaboreront aussi sur ce mode, et non dans l’environnement paisible des enceintes universitaires… à moins qu’elles ne soient occupées par des étudiants et des professeurs solidaires d’un peuple mobilisé dans un même combat émancipateur contre la classe dominante. Comme le rappelait l’historien et théoricien anarchiste Miguel Amorós, « que les victimes du capitalisme décident d’adapter la vie à des conditions humaines contrôlées par tous y mettent sur pied leurs contre-institutions, alors le moment sera venu des programmes transformateurs et les véritables expériences que restitueront les équilibres sociaux et naturels y reconstruiront las communautés sur des bases libres. Une société libertaire ne pourra devenir réalité que par le biais d’une révolution libertaire.15 »
J’ai commencé avec une citation d’un géographe marxiste étasunien. Pour résumer ma conclusion — provisoire, je l’espère —, je terminerai avec une citation d’un autre marxiste académique, anglais, cette fois-ci : l’historien Perry Anderson, un auteur connu en France mais assez mal vu en raison de sa position sceptique — je dirais lucide — à propos du rôle des intellectuels de gauche contemporains, qu’il a exprimée dans deux livres et plusieurs articles de la revue New Left Review que lui-même dirigeait16. Dans l’un de ces textes, publié en l’an 2000, il tirait un bilan plutôt négatif de la pensée progressiste des dernières décennies du XXe siècle : « Pour la première fois depuis la Réforme, il n’y a plus d’opposition significative dans la pensée occidentale — c’est-à-dire une vision du monde rivale de celle qui domine »17. 18 ans plus tard ce diagnostic me semble encore d’actualité.
1 On chercherait en vain trace de membres d’une autre classe parmi les participants à ce colloque.
2 Lebrun, 2000.
3 Mandosio, 2010.
4 Le père de François George était le géographe marxiste Pierre George.
5 George, 1972.
6 Anarchoïde : néologisme inspiré grec ancien (oïdos : qui à l’air de, qui ressemble à mais qui n’est pas).
7 Baschet, 2014 (a).
8 Baschet, 2014 (b).
9 Reeve, 2018.
10 Charles Reeve est le pseudonyme de Jorge Valadas, penseur anticolonialiste et antifasciste, ancien déserteur de l’armée portugaise autemps du dictaeur Salazar.
11 Zizek, 2005.
12 Delgado, 2016.
13 Ibid.
14 Comment rompre, par exemple, avec le «modèle Barcelone», «marque déposée» de cette «ville trompeuse» pour en substituer un autre où le «droit à la ville» tel que le définit Henri Lefebvre ne serait plus réservé à une minorité de puissants et de nantis?
15 Amorós, 2007
16 Anderson, 1977; Anderson, 2005.
17 Anderson, 2000.
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Dans un article publié dans la New Left Review, « The Future of the City », le géographe urbain étasunien, Frederic Jameson, théoricien critique de la notion — de fait un pseudo-concept — de « post-modernité » et de ce qu’elle recouvre, à savoir l’entrée dans un monde que le philosophe slovène marxiste Slavoj Zizek qualifie de « post-politique »1, affirmait ce qui suit: « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme »2. Je pense que cette appréciation est un bon point de départ. Pour aller où ? Peut-être à une impasse si la conjoncture socio-polítique présente tant au niveau national qu’à l’échelle internationale devenait structurelle. Le problème, en effet, à la fois idéologique et politique, est que aujourd’hui personne ne désire, bien sûr, le premier terme de cette alternative, mais que presque personne non plus ne désire le second en dépit des grandes proclamations de maints leaders, intellectuels et journalistes progressistes contre le «capitalisme néo-libéral financiarisé et globalisé». Car ce qui ne plaît pas à ceux-ci, en réalité, ce n’est pas le capitalisme en soi mais seulement sa version néo-libérale. Il suffit, pour le vérifier d’examiner leurs propositions ou modèles « alternatifs ». À cet égard, les programmes des partis politiques de la gauche dite radicale tels que Podemos en Espagne et les Insoumis en France ou les innombrables articles du mensuel citoyenniste français Le Monde diplomatique offrent un bon exemple des limites idéologiques — pour ne pas parler de leur mise en pratique — de leur anticapitalisme. L’« autre monde possible » qu’ils revendiquent et dont ils se revendiquent est un autre monde capitaliste, un monde autrement capitaliste mais non un monde autre que capitaliste. Ce qu’ils critiquent dans le capitalisme c’est seulement l’irrationalité de son fonctionnement et l’immoralité de ses excès, non le fait que ce mode de production soit un mode d’exploitation des êtres humains (ou du moins de la majorité d’entre eux) et de l’environnement. Le vocabulaire même de ces adversaires du néo-libéralisme reflète le caractère «modéré» de leurs ambitions et revendications : les mots «bourgeoisie», « prolétariat», «exploitation», «lutte des classes», «révolution», «socialisme», «communisme», etc. ont disparu ou sont en voie de le faire ; les vocables qui les ont remplacés sont de plus en plus consensuels: «le commun», par exemple, comme nous le verrons, ce concept nouveau ou reformulé qui a de nos jours beaucoup de succès parmi les militants citoyennistes, les marxistes de la chaire et autres libertaires d’amphithéâtres universitaires.
La majorité des chercheurs en sciences sociales, y compris ceux qui, dans les année 70 du siècle précédent, croyaient que leur travail théorique pouvait contribuer à changer non seulement LA société mais aussi DE société, pensent maintenant que cette finalité n’a plus de raison d’être. Quand le XXIe siècle en était encore à ses débuts, l’historien français Gérard Noiriel, par exemple, très représentatif et influent dans ce qui reste de l’intelligentsia de gauche française, recommandait à ses pairs et ses lecteurs la voie qu’avait empruntée le philosophe étasunien Richard Rorty, l’un des principaux représentants de la pensée pragmatique made in USA : « Puisque la démocratie est de nos jours notre unique horizon d’attente, tirons-en les conclusions »3. Quelles conclusions? On va voir que celles-ci s’inscrivent dans le renoncement général à imaginer un «au-delà» du capitalisme. Pour G. Noiriel et ses pareils, le temps est révolu des théoriciens révolutionnaires « animés par l’espoir que la rupture qu’ils désiraient introduire dans l’ordre de la connaissance allait bouleverser l’ordre du monde »4. Cette illusion idéaliste fut, pourtant, partagée par de nombreux chercheurs qui, comme G. Noiriel, se targuaient de matérialisme historique mais qui, aujourd’hui comme hier, paraissent oublier ce qu’un éditorialiste lucide du Monde Diplomatique rappelait avec ironie aux «radicaux de papier»: « Il est plus facile de changer l’ordre des mots que l’ordre des choses »5.
Une recherche paradoxale
Même si nous accordions à l’épithète «post-capitaliste» — comme à celui de «post-moderne» — une quelconque validité scientifique, on peut se demander si le choisir pour définir un type de société différente de celle que nous connaissons et subissons n’est pas, en soi, déjà significatif de l’abandon de toute perspective autre que capitaliste pour l’avenir de l’humanité. Doit-on considérer comme négligeable, en effet, le fait que l’on ne trouve plus de terme positif pour désigner un type de société qui soit véritablement différent que celui où nous vivons? Peut-être cette incapacité sémantique reflète t-elle une incapacité conceptuelle (et donc politique) pour définir… ce qu’est devenu réellement le capitalisme? Cela permettrait de comprendre pourquoi, comme nous le verrons, nombre des mesures et solutions que l’on présente comme non capitalistes voire anticapitalistes s’avèrent parfaitement compatibles avec un capitalisme « réformé », « rénové », « amendé », « civilisé », etc.
Certes, les échecs et les trahisons des idéaux d’émancipation collective au cours du siècle dernier par ceux-là mêmes qui s’en réclamaient pourraient expliquer l’abandon du langage qui correspondait à ces idéaux. Cela ne semble pas toutefois une raison suffisante. On y verrait plutôt un alibi pour éviter de paraître «extrémiste» dans une période où un néo-conservatisme, au sens propre et non usuel du terme — de nos jours, le conservatisme à l’égard de l’ordre capitaliste peut se parer des plumes de la radicalité critique6 —, prédomine dans les mieux de la gauche «éduquée», où une position franchement anticapitaliste exprimée à l’aide d’un lexique adéquat ne manque pas de susciter un déchaînement de critiques virulentes ou méprisantes de la part de l’establishment politico-médiatico-intellectuel. Pourtant, et quoiqu’on en dise, une position de ce type paraît des plus justifiées. Le capitalisme continue en effet d’avoir des effets désastreux, peut-être aujourd’hui plus que jamais puisqu’il a réussi à combiner ses indéniables innovations et perfectionnements technico-scientifiques avec des niveaux de régression sociale (intellectuelle, éthique et politique) et de dévastation écologique jamais atteints jusqu’ici.
Que l’on songe, par exemple, aux innombrables massacres et atrocités des diverses guerres déclenchées depuis les dernières années du XXe siècle par l’impérialisme étasunien et ses vassaux ou par djihadistes interposés (Yougoslavie, Afghanistan, Irak, Libye, Ukraine, Syrie, Yémen…), qui matérialisent et concrétisent en toute clarté, si l’on peut dire, la barbarie que Rosa Luxemburg posait comme alternative au socialisme. En d’autres termes, les motifs ne manquent pas pour vouloir en finir avec ce mode de production qui s’avère être de plus en plus un mode de destruction tant de l’Humanité que de la Nature. D’où provient alors cette difficulté à penser un nouveau mode de production, interrogation qui n’a aucun sens, évidemment, pour tous ceux qui, à un titre ou un autre, ont intérêt à la pérennisation de l’existant. Manque d’imagination ou de désir ? Peur de l’inconnu ? Crainte de la violence ? Mélange de découragement et de résignation fruit d’une impuissance politique qui se traduirait en impuissance créative ? Ou tout simplement, frivolité et lâcheté? À moins que, tout bien pesé, cette absence de volonté de rompre réellement avec le capitalisme soit le propre d’une fraction de classe qui, tout en le critiquant, lui est malgré tout redevable d’exister, celle que le révolutionnaire polonais Jan Waclav Makhaïski appelait les «capitalistes du savoir»7.
Contrastant avec ce qui précède, on peut évoquer la tradition du «socialisme utopique» (premier socialisme, proto-socialisme) suivi du socialisme libertaire ou de ces penseurs qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous l’influence d’un mouvement ouvrier en pleine croissance, élaborèrent des modèles de société supposés attester la possibilité pour les êtres humains de vivre dans « le meilleur des mondes ». Face à eux, surgirent les partisans et théoriciens d’un «socialisme scientifique» d’inspiration marxiste qui critiquaient ces illusions et ces rêves «idéalistes», mais qui étaient également convaincus que l’«au-delà» se trouvait sur terre et non pas au ciel, avec l’avènement du communisme. Instruits aujourd’hui par le cours de l’histoire, nous savons que, laissant de côté les divergences théoriques et politiques qui les opposaient, ces deux courants partageaient un même irréalisme, avec cet différence que le «retour au réalisme» des tenants du second déboucha sur l’instauration d’un capitalisme d’État qui, loin d’ouvrir la voie vers un quelconque socialisme, se transmua en un capitalisme mixte, c’est-à-dire semi-privé, en Russie, en Chine, au Vietnam ou à Cuba.
Par la suite, dans les partis, organisations et cercles politiques de ce que l’on appelait l’extrême-gauche, se sont multipliés les recherches, les analyses et les diagnostics pour tirer les leçons de toutes ces expériences historiques plus ou moins négatives d’un « socialisme réel » jamais réalisé. Tandis que les uns s’employaient à fonder sur des bases renouvelées les problèmes d’organisation, de stratégie et d’alliances de classes en vue de la prise du pouvoir, les autres allaient à la recherche d’une nouvelle définition de ce que pourrait être une société non capitaliste. Mais ces deux séries de questions étaient dialectiquement liées, puisque les dirigeants, militants et théoriciens qui faisaient profession d’anticapitalisme avaient enfin compris que la manière de prendre le pouvoir jouait un rôle déterminant pour le type de pouvoir que l’on allait exercer et vice-versa. Néanmoins, depuis le dernier tiers du siècle dernier, les milieux politiques d’extrême-gauche ne sont plus seuls à se préoccuper de ces questions. Elles sont aussi objet de l’attention de nombreux chercheurs en sciences sociales, ce qui, à première vue, peut apparaître comme un paradoxe inattendu.
Qui est un tant soit peu au courant de l’histoire des sciences sociales sait qu’elles furent créées ou soutenues par l’État non pas précisément pour sortir du capitalisme ni, dit d’une autre façon, « faire la révolution ». Au contraire, depuis leur apparition au milieu de XIXe siècle, elles furent conçues et mises en œuvre pour préserver et consolider, directement ou non, l’ordre capitaliste menacé à l’époque par l’essor du mouvement ouvrier (grèves, émeutes, soulèvements, insurrections, révolutions…), auquel s’ajoutait la hausse de la délinquance et de la criminalité engendrée par la misère des classes populaires, bref par le fameux «spectre» du communisme qui, activé par le souvenir de la grande Révolution française, «tourmentait l’Europe», selon Karl Marx et Friedrich Engels. Comment, dès lors, renforcer l’ordre social? Non par la seule répression ou la charité chrétienne, sinon par le biais de réformes. Réformes qui, souvent, furent présentées par la propagande gouvernementale comme «révolutionnaires» ! Comme le soulignait le théoricien et militant communiste italien Antonio Gramsci, l’hégémonie bourgeoisie se base, en premier lieu, sur le consentement des dominés et, seulement en dernière instance, sur la coercition. En d’autres termes, les sciences sociales ne furent pas conçues pour faire la révolution ni même y inciter, mais comme instruments utiles voire indispensables pour effectuer des réformes dans le cadre de la reproduction des rapports de la reproduction, un processus que Karl Marx fut le premier à découvrir et analyser d’un point de vue matérialiste, ensuite conceptualisé avec profondeur par le sociologue et philosophe français Henri Lefebvre8. Aujourd’hui, cette fonction d’«éclaireurs » de la classe dirigeante dévolue aux chercheurs en sciences sociales en certains domaines «sensibles» reste la même.
Sans entrer dans le détail des implications complexes du concept de reproduction des rapports de production, il est toutefois intéressant de savoir au moins que le développement et les «mutations» du capital en tant que rapport social obéissent à une dialectique entre l’invariant et la nouveauté : ce mode de production ne peut survivre qu’à la condition de se transformer, et cela dans toutes les sphères de la vie sociale. Dans le domaine politique, par exemple, le Premier ministre et futur président de la République française Georges Pompidou, comprit très bien cette dynamique. Lors de sa campagne électorale de 1969, pour plaire aussi bien à l’électorat conservateur qu’à celui progressiste, il choisit comme slogan «Le changement dans la continuité». Qu’est-ce qui doit changer, pourquoi et comment pour que le système capitaliste puisse surmonter ses crises (crises qui, d’un autre côté, font partie de son évolution normale dans des conditions non « régulées ») ? Les sciences sociales sont précisément chargées de fournir des réponses aux gestionnaires du système capitaliste bien que cela soit toujours à une condition : que cette finalité demeure occulte, qu’elle ne soit pas exposée au grand jour.
Pourtant, il y eut en France une brève période que précéda et suivit les évènements de Mai 68 où cette fonction normalisatrice des sciences sociales fut remise en cause — au moins sur le papier — par des philosophes comme Michel Foucault, Jacques Derrida ou Gilles Deleuze, des sociologues comme Henri Lefebvre, Pierre Bourdieu, Jean Baudrillard, René Lourau, des anthropologues comme Maurice Godelier ou Emmanuel Terray. Pierre Bourdieu, en particulier, révéla que la raison d’être profonde des sciences sociales était de «rationnaliser» la domination, aux deux sens du terme: à la fois la rendre plus efficiente, sur le plan pratique, au moyen d’innovations institutionnelles et techniques, et, sur le plan idéologique, la rendre plus acceptable (et acceptée voire invisible) grâce à des discours d’accompagnement à tonalité scientifique ou moralisante9.
On sait néanmoins que ces courants critiques dans les sciences sociales, y compris les études urbaines d’inspiration marxiste10, furent « récupérés » et même encouragés par les autorités étatiques après Mai 68. Cela dans le cadre, tout d’abord, de l’action menée par le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre de la droite moderniste, pour promouvoir une « nouvelles société »; ensuite, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, avec l’appui officiel dont bénéficièrent les sciences sociales critiques pour faire advenir une soi-disant «société libérale avancée». De fait, dans les deux cas, l’une des conditions pour rénover la domination bourgeoise consistait à rénover les sciences sociales. Car, les dirigeants politiques ont toujours à faire face à des contradictions, des crises et des conflits. Pour ce faire, ils doivent faire appel aux «lumières» que leur apportent des chercheurs capables de formuler et analyser les problèmes, dégager les facteurs explicatifs et proposer des solutions qui, si elles ne servent pas toujours à résoudre ces problèmes, sont au moins utiles pour « gérer » leur non solution. Or, de ce point de vue, une position critique à l’égard du monde social est plus productive qu’une position apologétique11. Les situationnistes forgèrent un concept pour définir cette fonction pseudo-subversive au service de l’ordre : la « critique intégrée ».
1 Zlavoz Zizek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Climats, 2004 ; Bienvenue dans le désert du réel, Flammarion, 2005
2 Frederic Jameson, The Future of the City, New Left Review 21, May-June 2003
3 Noiriel, 2003.
4 Ibid.
5 Rimbert, 2011.
6 Garnier, 2017
7 Jan Waclav Makhaïski, 2014.
8 Lefebvre, 1973.
9 Bourdieu, 1981.
10 Garnier, 1977. 2018.
11 Garnier, 2007.
Le « commun » contre le communisme : un pas en avant dans la régression
Dans ce contexte, il convient de se demander si les sciences sociales ont ou pourraient avoir la faculté (non pas au sens d’une habilitation juridique, bien sûr, mais d’une compétence intellectuelle, politique et aussi éthique) d’élaborer des modèles de société non capitalistes, comme le présuppose le thème de ce colloque. On pourrait répondre par l’affirmative si l’on prenait au pied de la lettre les discours écrits ou oraux d’un ensemble de chercheurs en sciences sociales spécialisés dans l’étude d’un nouveau phénomène social : les expériences collectives locales menées par des gens qui veulent «vivre autrement» sans attendre un changement général de société. Les recherches sont déjà innombrables portant sur ce thème réalisées par des sociologues, des anthropologues, des historiens, géographes ou politologues, et financées par les pouvoirs publics. Selon ces spécialistes académiques, la multiplication au cours des dernières décennies des expériences collectives de «vie alternative» sont la preuve, bien qu’elles soient minoritaires, de l’entrée pas à pas dans un monde post-capitaliste.
Cependant, dans les projets de recherche traitant de ces «modes de vie alternatifs», les chercheurs oublient ou feignent de ne pas savoir que, quel que soit le champ d’application de ces modes de vie et bien qu’ils se situent en marge des rapports sociaux capitalises, leur développement prend place au sein d’une société demeurée capitaliste dont ils ne menacent nullement les bases. Et cela vaut pour toutes les expériences collectives qui rompent ponctuellement avec la logique économique ou institutionnelle dominante, comme c’est le cas pour certaines coopératives agricoles, artisanales ou industrielles, les « écoles parallèles », les centres socio-culturels autogérés ou les « jardins partagés ». Dans une période où, tandis que se poursuivent les réformes néo-libérales qui démantèlent peu à peu l’État-providence (coupes dans les budgets « sociaux », privatisation des services et équipements publics…), la précarité, l’appauvrissement et la marginalisation tendent à devenir la règle pour un nombre croissant de personnes, ces formes de «survie autogérée» viennent à point. En réalité, au-delà des proclamations «rebelles» de leurs promoteurs et des quelques «troubles à l’ordre public» que leur mise en œuvre peut parfois provoquer, non seulement elles ne remettent pas en cause le fonctionnement du capitalisme auquel reste soumise la quasi-totalité de la population, mais s’avèrent en outre parfaitement compatibles et même complémentaires avec lui.
Peu importe. Accorder à ces expériences un caractère subversif et même révolutionnaire présente deux avantages aux yeux des fins stratèges du maintien de l’ordre bourgeois. D’un côté on fait plaisir aux activistes qui y sont engagés au nom d’idéaux libertaires ou anarchistes; et, d’un autre côté on les dissuade (eux et d’autres qui refusent le mode de vie imposé par « le marché ») de renouer avec les luttes visant à mettre fin au règne du capitalisme, celles qui ont le communisme pour horizon. Je me réfère, bien entendu au communisme tel que Marx l’a défini, et non aux falsifications qui servirent à légitimer diverses versions du capitalisme d’État, comme le notèrent dès le début du siècle dernier quelques théoriciens et militants marxiens — et non « marxistes » — dissidents, tels que, par exemple, les partisans d’un communisme des conseils (Anton Pannokoek, Anton Ciliga, Otto Rühle, Paul Mattick, Karl Korsch…) ou libertaire (Carlo Cafiero, Errico Malatesta, Sébastien Faure…). Le sociologue et philosophe marxiste Henri Lefebvre a proposé une formule adéquate pour résumer ce que devrait signifier le terme «communisme» : «abolition de l’argent, destruction de l’État, autogestion généralisée»1. Une vision des plus extrémistes du futur ! Par chance, contre cette perspective aussi insupportable qu’irréaliste, les sciences sociales ont réactivé et réactualisé un ancien concept qui rencontre aujourd’hui un certain succès dans les médias de la gauche «radicale »: « le commun ».
De fait, depuis de début de ce siècle, «le commun» est l’objet de nombreuses théorisations, aussi bien en France que dans d’autres pays. Mais les experts universitaires en radicalité qui s’occupent de cette affaire ont comme caractéristique… commune de ne jamais s’engager dans des luttes pratiques contre l’ordre établi, sauf, bien sûr, si elles relèvent de la «pratique théorique» (en référence à un concept oxymorique forgé par le philosophe Louis Althusser2). Deux de ces experts en France, Pierre Dardot et Christian Laval, l’un philosophe et l’autre sociologue, postulent dans un «essai sur la révolution du XXIe siècle » l’avènement du « commun » comme idéal de substitution au communisme d’antan3. Un « principe, selon eux, qui s’impose aujourd’hui comme un concept central de l’alternative politique pour le XXIe siècle ». En leur qualité de typiques mandarins universitaires sûrs du pouvoir des mots, c’est pour eux le « concept qui s’impose », et non le discours d’autorité des agents de cette imposition. Pour bien marquer le caractère décisif de ce paradigme, ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère : « il noue la lutte anticapitaliste et l'écologie politique par la revendication des “communs” contre les nouvelles formes d'appropriation privée et étatique ; il articule les luttes pratiques aux recherches sur le gouvernement collectif des ressources naturelles ou informationnelles ; il désigne des formes démocratiques nouvelles qui ambitionnent de prendre la relève de la représentation politique et du monopole des partis. » Ni plus, ni moins !
Ainsí donc, déterrée de la glaise de la société rurale précapitaliste où les «communs» auxquels accédaient librement les paysans n’étaient pas encore privatisés par la noblesse terrienne, la notion de «commun» apparaît comme une véritable pépite conceptuelle. Elle est devenue le concept consensuel par excellence : les citoyennistes, les altercapitalistes, les radicaux de campus, les negristes4, les «alternatifs» de tout poil ont fait du «commun» leur mot fétiche. Depuis quelques années, Ce nouvel impératif catégorique est clamé tant par les gauchistes repentis qui ont mis de l'eau (tiède) dans leur vin rouge que par la nouvelle vague libertaire. Il a le mérite de ne déranger personne et de servir à tout le monde dans la perspective d’une révolution «soft» qui n’ôtera pas le sommeil des bourgeois pas plus qu’il n’incitera les néo-petits bourgeois à se réveiller.
On sait que la signification originelle des concepts du vocabulaire progressiste tels que «communisme», «socialisme», « démocratie», «république» ont subi déformations, falsifications et réappropriations par des partis, des gouvernements et des régimes qui n’avaient rien à voir avec l’émancipation, sauf par antinomie. Cependant, pour quelques idéologues de l’ordre établi qui suivent la mode du «commun», ce n’est pas une raison suffisante pour cesser de les utiliser. « Nous pourrions abandonner ces termes et en inventer de nouveaux, bien sûr, écrit par exemple Michael Hardt, théoricien littéraire et philosophe politique étasunien, mais nous perdrions aussi la longue histoire des luttes, des rêves et des aspirations qui leur sont liées. Je crois qu’il vaut mieux lutter pour ces concepts en eux-mêmes pour restaurer ou rénover leur signification5 »… quitte à les assaisonner à la sauce du «commun», comme le fait M. Hardt lui-même quand il postule la possibilité et la nécessité de «réclamer le commun dans le communisme», en plus de vider ce dernier de son contenu anticapitaliste, comme on peut le vérifier en voyant les implications pratiques dérisoires de cette innovation théorique.
À la différence du communisme défunt, dont le spectre, selon Marx et Engels, allait hanter l’Europe au XIXe siècle, une «nouvelle Sainte Alliance» ne serait plus nécessaire pour en venir à bout. En laissant de côté le fait que celle-ci existe déjà sous diverses formes économiques, politiques ou militaires (pour l’Europe, entre autres, la «Troïka», et pour l’« Occident », l’OTAN) et qu’elle est déjà trop occupée à faire face à d’autres urgences, la promotion du «commun» n’est en rien susceptible d’inquiéter sérieusement les pouvoirs établis. Certes, dans leur tâche de refondation théorique, les deux thuriféraires déjà mentionnés nous annoncent dès l’introduction du livre cité ci-dessus, « l’émergence d’une nouvelle manière de contester le capitalisme, voire d’envisager son dépassement », bref, « la possibilité d’un renversement politique radical ». Cependant, tous ceux que ce préambule offensif aurait pu effrayer ont dû se sentir rassurés au cours de la lecture des chapitres suivants et finalement pousser un soupir de soulagement en voyant confirmé, au détour d’un paragraphe, dans un « post scriptum sur la révolution au XXIe siècle », ce que les considérations précédentes laissent déjà entrevoir au milieu de galimatias pédants, de raisonnements spécieux et de citations décontextualisées, à savoir que, contredisant ce qu’ils affirmaient dans l’introduction du livre, « en raison de son caractère de principe politique, le commun ne constitue pas un nouveau mode de production ». Les auteurs précisent en outre que « la primauté du commun n’implique donc pas la suppression de la propriété privée, a fortiori n’impose pas la suppression du marché », sinon leur « limitation », leur « subordination aux communs »6. Comment imaginer un marché sans loi de la valeur, sans que celle-ci détermine les prix (en particulier, le prix de la force de travail, convertie — comme tout le reste — en marchandise), sans séparation du producteur du produit de son travail et des moyens de production, et par conséquent, sans aliénation des travailleurs? Un «marché civique» ou «citoyen», en somme, contrôlé par ces derniers est une absurdité théorique qui réjouirait sans doute Warren Buffet, Bernard Arnault eu autres membres du top ten des capitalistes les plus en vue !
Est-il besoin de signaler la totale incompatibilité de cette vision œcuménique avec la pensée marxienne — et, plus largement, avec le combat contre le capitalisme, où sortir du capitalisme impliquait la suppression — progressive ou non — de la propriété privée des moyens de production et d’échange (y compris financiers) et du marché ? «Subordonner » ces derniers aux « communs » s’effectuerait, paraît-il, de manière pacifique ! Il ne s’agit plus d’«exproprier les expropriateurs» comme le préconisaient Marx puis les anarcho-syndicalistes, mais de les gagner à ce nouveau mots d’ordre rassembleur, à l’exception peut-être des «1%» auxquels les manifestants néo-petits bourgeois de Occupy Wall Street avaient réduit (un peu rapidement) les effectifs de la classe possédante, sans compter ses alliés des classes intermédiaires.
Sur le sujet, je laisserai le dernier mot à Enzo Traverso, historien des idées de l’Europe contemporaine et ex-militant trotskiste de la Ligue Communiste Révolutionnaire, qui termine tranquillement sa carrière académique aux États-Unis dans la prestigieuse Université (privée) Cornell. Dans un essai où il se demande « où sont passés les intellectuels », il prophétise en guise de conclusion qu’« il n’y aura plus de révolution au XXIe siècle sinon les révolutions des biens communs qu’il faut sauver de la réification mercantile »7.
Disparaissent, par conséquent, les affrontements avec les possédants, leurs représentants politiques et leurs «forces de l’ordre». «Le commun» a le don, en effet, d’inclure tout ce qui est ou doit être ou devenir commun à la communauté des humains. La division en classes de la société capitaliste, les antagonismes et conflits qui en résultent se trouvent effacés comme par miracle (un peu comme lorsque le directoire du capitalisme globalisé et ses porte-voix médiatiques se réfèrent à la soi-disant « communauté internationale » à l’échelle planétaire), et on en a donc fini avec la nécessité du communisme. Place à la communion! Après les infâmes communistes, voici venir le temps béni des nouveaux communiants !
De l’autogestion à l’autosuggestion
Dans certains cercles radicaux ou prétendument radicaux, encouragés par des sociologues et des anthropologues du «quotidien»8, il est devenu de bon ton de défendre ou de promouvoir une vision du monde centrée sur le présent sans tenter de construire des châteaux en Espagne à propos du futur. La lutte pour une appropriation collective de l’espace urbain doit commencer «ici et maintenant», par exemple, sans se préoccuper de stratégies a long terme, c’est-à-dire sans savoir si la domination générale du capitalisme sur la ville s’en trouvera affaiblie. À coups d’occupations et de réquisitions «sauvages» de locaux vides (logements, ateliers, entrepôts…), on hébergera des familles sans domicile et des réfugiés avec ou sans papiers, on pratiquera l’aide gratuite aux devoirs scolaires de leurs enfants, on disposera de cuisines collectives et d’ateliers alimentés avec des produits récupérés et l’on organisera des activités festives pour gagner l’appui des voisins. Ce qui revient, tout bien pesé, à suppléer aux carences d’un État accaparé par d’autres priorités. En attendant, le reste des habitants continuera de se voir privé d’une expérience propre et donc non aliénée de la vie quotidienne urbaine et demeurera totalement soumis à la logique du profit. Tout le mode sait, en fait, que le fameux «droit à la ville», aujourd’hui, est plus exclusif et excluant que jamais, et qu’il continuera d’en être ainsi jusqu’à ce que les possesseurs du sol et de tous les moyens de production de l’espace urbain soient expropriés — ce qui, logiquement, ne se produira pas sans une résistance acharnée de leur part —, et à condition que, en outre, ils ne soient pas remplacés par une couche de bureaucrates et de technocrates échappant à tout contrôle populaire, comme cela est déjà arrivé sous les régimes du socialisme d’État.
Le refus prendre l’avenir en considération va de pair avec la négation de la politique, c’est-à-dire de la remise en question effective de la domination bourgeoise sur l’espace urbain appuyée par les catégories supérieures de la petite bourgeoisie intellectuelle, représentants élus et technocrates locaux en tête. Pourtant, à écouter des chercheurs épris de «rebellitude», l’ouverture de quelques squats «alternatifs» et de «centres sociaux autogérés» serait à elle seule, le signe précurseur et prometteur d’un mouvement général de grande ampleur susceptible de contrer l’urbanisation du capital. «Tremblez, villes sans âme: de nouveaux envahisseurs sont parmi vous ! », s’exclamait, par exemple, dans un journal de la presse «alternative», un adepte cette «reconquête urbaine par le bas », célébrant de façon ludique la création de quelques lieux de ce type dans l’ancienne «banlieue rouge» de Paris en voie de «gentrification» plus ou moins avancée.
En effet, tandis que cet activisme de l’immédiat fleurit dans quelques interstices du territoire urbain provisoirement délaissés par les intérêts immobiliers, l’éviction des habitants des derniers quartiers populaires dans les parties centrales des grandes agglomérations poursuit son cours sans rencontrer de problèmes majeurs, au bénéfice des promoteurs et des pouvoirs publics soutenus par ces derniers. Tout cela veut dire que les véritables «nouveaux envahisseurs» sont pas ceux sur lesquels certains rebelles de pacotille se plaisent à fantasmer, mais, d’une part, les capitalistes de l’immobilier avec leurs «grands projets» de «requalification du tissu urbain», c’est-à-dire des multinationales du bâtiment comme Bouygues, Vinci ou Effage, par exemple, qui se répartissent les portions de territoires urbains dont les municipalités leur font cadeau ; et, d’autre part, les «gentrifieurs», néologisme supposé scientifique importé du Royaume Uni qui sert à ne pas appeler par leur nom les néo-petits bourgeois à la recherche d’aménités urbaines, qui, empêchés de s’établir au cœur même des métropoles en raison du prix élevé du logements ou des loyers, colonisent les anciens quartiers populaires situées à proximité des centre-ville.
Nonobstant, plusieurs charlatans diplômés persistent à raconter des histoires en présentant les expériences menées hors ou à la marge du cadre légal comme le germe d’une alternative préfigurant la transition vers une ville post-capitaliste. Ainsi en va t-il, par exemple, du sociologue français, Pascal Nicolas-Le Strat, autre chantre en vue du «commun », connu pour son langage ampoulé et pédant destiné à impressionner les lecteurs ou les auditeurs en lieu et place d’«analyses concrètes de situations concrètes» pour dégager de nouvelles potentialités sociales réelles. À cet égard, il vaut la peine de citer un extrait de sa prose sur l’«urbanité interstitielle», un échantillon typique de la contribution des sciences sociales au confusionnisme et aux illusions entretenues actuellement par certains chercheurs «de gauche» à propos de la promotion d’une «société différente» :
« En raison de leur statut provisoire et incertain, les interstices laissent deviner ou entrevoir un processus de fabrication de la ville, ouvert, collaboratif, réactif et transversal. Ils nous rappellent que la société ne coïncide jamais parfaitement avec elle-même et que son développement laisse ouvertes de nombreuses hypothèses qui n’ont pas encore été exploitées. L’interstice constitue sans doute un des espaces privilégiés où les questions réprimées parviennent à se faire entendre, où certaines hypothèses récusées par le modèle dominant manifestent leur actualité, où de nombreux futurs minoritaires, entravés, bloqués, démontrent leur vitalité. En ce sens, l’expérience interstitielle représente la métaphore parfaite de ce que peut être le mouvement de l’antagonisme et de la contradiction dans la ville postfordiste: un mouvement qui s’affirme à mesure qu’il expérimente, qui augmente en intensité grâce aux modalités de vie et de désir qu’il libère, qui se met à la hauteur de ce qui est susceptible d’inventer et de créer »9.
Ce qui, effectivement, s’invente et se crée, à vrai dire, ce sont des discours purement rhétoriques dépourvus de tout impact concret sur l’évolution de villes. Il est probable que, à défaut de s’inscrire dans une stratégie de reconquête populaire des territoires urbanisés, ces espaces autogérés connaîtront le même sort, tôt ou tard, que ceux qui les ont précédés : éradication par les «forces de l’ordre», «intégration» comme espaces de consommation culturelle à la mode ou autodissolution par épuisement de leurs participants. C’est pourquoi, pour intéressantes et sympathiques qu’elles soient, il convient de douter que ces expériences d’autonomie, ponctuelles et minoritaires par rapport aux lois du marché et aux institutions de l’État, soient capables de menacer réellement le pouvoir de celui-ci et la domination de celles-là sur les classes populaires.
D’une manière plus générale, ces lieux d’expérimentation sociale collective jouent un rôle analogue à celui du soi-disant «tiers secteur» aux yeux des experts en «économie sociale» des années 1960, mais sans l’appui des autorités étatiques. Elles ne font gère plus que mettre en pratique les préceptes de la soi-disant «révolution moléculaire» préconisée par les philosophes Gilles Deleuze et le psychanalyste-philosophe Félix Guattari, qui connut son heure de gloire médiatique parmi une partie de l’intelligentsia française de Mai 68, à l’époque où les «contestataires» néo-petits-bourgeois devenaient plus modérés. Ladite révolution moléculaire était censée permettre d’éviter une véritable révolution en subvertissant l’ordre établi de l’intérieur et d’une manière douce, donc sans douleur10. «Des espaces infinis s’ouvrent à l’autonomie ! » Tel était le slogan à succès à l’époque aussi bien parmi les gauchistes quelque peu assagis, que dans les cercles de réflexion de la dénommée «deuxième gauche» française, partisane d’un «socialisme réaliste» et à la recherche d’une réponse «sociétale» à la question sociale11.
Plus proche de notre présent, le philosophe et sociologue libertaire irlandais John Holloway reprit le flambeau en proposant une théorisation inscrite dans une stratégie supposée «anticapitaliste» où il suffirait à chacun ne pas trop se plier aux normes de vie imposées par le régime capitaliste pour se dispenser d’avoir à réfléchir et agir dans la perspective d’une révolution. « Le monde est plein de rébellions anticapitalistes », affirme J. Holloway qui précise : « l’anticapitalisme est la chose la plus commune du monde, il ne sert à rien de rêver à une révolution anticapitaliste, qui selon lui, serait seulement un autre tournant élitiste dans les schémas de domination »12. Comme si les révolutions à venir ne pouvaient se reproduire que sur le modèle léniniste du parti d’avant-garde !
Bien qu’il soit erroné et même trompeur, le raisonnement de J. Holloway mérite que l’on s’y arrête car il ne manque pas d’originalité. Ainsi peut-on lire que si le capitalisme est en crise, ce n’est pas dû aux contradictions propres à ce mode de production parvenu à la phase de l’accumulation flexible et financiarisée, mais parce que « nous n’intensifions pas notre subordination à sa règle à un degré suffisant pour qu’il fonctionne correctement ». C’est aussi simple que cela ! L’humanité, si l’on en croit J. Holloway, ne serait pas suffisamment docile pour se plier aux exigences du « toujours plus, toujours plus rapide ». Resteraient hors de l’agenda post-capitaliste, par conséquent, la surexploitation des mineurs chinois ou des ouvrières du textile du Bangladesh soumis à des pressions qui renvoient au capitalisme le plus sauvage du XIXe siècle et que les révoltes sporadiques n’arrivent pas à alléger ; hors de l’agenda, aussi, dans nos territoires «occidentaux», les dizaines de milliers de «travailleurs détachés» acceptant sans protester des conditions d’emploi qui, si l’on veut les nommer adéquatement, obligent à reprendre l’expression qui paraissait obsolète d’«esclavage salarial»; hors de l’agenda, de même, parmi l’ensemble des classes populaires encore non soumises au minimum vital, tous les gens mus par un désir effréné de consommer excité par une multitude d’artefacts nés des « nouvelles technologies de l’information et de la communication » (en réalité, propagande et publicité) ; enfin, hors de l’agenda, également, sur le plan politique, le découragement et la résignation que sont à l’origine de la dépolitisation et de la passivité de la majorité des victimes du néo-libéralisme, à l’exception des gens tentés par le vote-défouloir en faveur de partis populistes de la droite radicale ou par la participation à quelques flambées d’«indignation» collective sans futur. Qu’on se le dise, pourtant : tout le monde résiste ! On dirait que J. Holloway n’a jamais mis les pieds dans une agence bancaire, un centre commercial, un stade, ou… un département universitaire, fût-ce que de sciences sociales et humaines. Et cela bien que J. Holloway réside et… «résiste» au Mexique comme professeur d’université à Puebla, où le conformisme, le même que celui qui prévaut sur nos terres européennes, soit le comportement le plus répandu, que ce soit dans le domaine de la production ou de la consommation (production y consommation de mots dans le cas des universités). Mais peu importe: « Nous sommes la crise du capitalisme, nous sommes la crise du système qui conduit à notre destruction, s’écrie J. Holloway. Nous sommes la crise du capitalisme et de cela nous devrions nous enorgueillir »13.
Au vu de ces auto-proclamations triomphalistes et un tant soit peu narcissiques, on est en droit de se demander si l’«élitisme» que l’on reprochait aux minorités d’avant-garde bolcheviques, maoïstes ou castristes de jadis ne revêt pas aujourd’hui une nouvelle forme chez ceux qui les dénonçaient. Sous la triple bannière du «refus», de la «résistance» et du «droit à la différence», ceux-ci présentent leurs «expérimentations alternatives», minoritaires elles aussi, comme autant de « brèches » ouvertes dans la logique propre du capitalisme14. Jusqu’à ce qu’elles intègrent les nouveaux modes … et nouvelles modes de consommation culturelle — il faut de tout pour (re)faire un mode capitaliste ! —, comme c’est déjà le cas pour de les luttes «sociétales» qui ne prennent pas les fondements du capitalisme pour cible : écologiques, féministes, homosexuelles, antiracistes. À leur manière, sans s’en rendre compte et, dans le cas contraire, encore moins l’admettre, ils se constituent en «élite» attendant que les « masses », comme on disait naguère, les suivent, en adoptant leur modèle inédit de subversion.
Ce que, en fin de compte, J. Holloway laisse entendre, c’est qu’il existe seulement deux voies pour sortir de la crise. L’une est d’accepter les exigences du capital et de s’incliner devant ses règles en sachant qu’il demandera toujours plus, que la prochaine crise surviendra bientôt si tant est que nos soyons sortis de l’actuelle, et que la voie du capitalisme n’est autre que celle l’autodestruction humaine. L’autre chemin serait celui du refus de la dynamique capitaliste, mais un « chemin détourné consistant à le contourner » par la construction d’autres manières de faire, d’autres modes de connexion les uns aux autres (d’où l’importance pour les « révolutionnaires du XXIe siècle » des fameux « réseaux sociaux » électroniques). «Nous sommes toujours en train d’ouvrir ce type de brèches, se félicite J. Holloway, mais la question réellement pertinente est de savoir comment ces manières différentes de faire peuvent atteindre une force suffisante pour perforer le capital ».
Ce «nous» qui revient sans cesse («nous sommes la crise du capitalisme», «nous devrions nous enorgueillir», etc.) est symptomatique d’un discours egocentrique, presque un monologue, s’adressant à des semblables sinon à des pairs, provenant d’une fraction de classe radicalisée parce que frustrée dans ses aspirations et ses ambitions de s’élever au-dessus de ses possibilités socio-historiques de petite bourgeoisie intellectuelle. Comme toujours, cette classe érige en norme universelle son éthique et les pratiques qui en dérivent, en faisant l’impasse sur les déterminations socio-économiques et idéologiques qui expliquent qu’elles ne rencontrent pas d’écho au-delà des cercles — pour ne pas dire des ghettos — de jeunes «rebelles» qui ont fait leur, dans une version «radicale», le slogan électoral du précédent président de la République française, François Hollande : «Le changement, c’est maintenant»… renvoyant une fois de plus aux calendes grecques la révolution, suspectée d’accoucher de nouvelles formes de domination, dictatoriales, cela va de soi. Il s’agit là assurément d’une prise de position assez paradoxale : s’imaginer vivre déjà dans un monde post-capitalise au sein même d’une société capitaliste, comme si l’on pouvait sortir de celle-ci sans en avoir fini avec le mode de production qui la rend telle !
1 Lefebvre, 1978.
2 À propos de cet auteur, l’un des fondateurs du structuralo-marxisme, on peut lire un livre de l’historien marxiste anglais Edward P. Thomson : Misère de la théorie Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste. Dans cet ouvrage, écrit en 1979, Thomson se révèle un polémiste assez violent. Sa cible est le « marxisme académique » comme « opium de la petite bourgeoisie intellectuelle » qui « cherche à s’encanailler dans l’extrême gauche ».
3 Dardot et Laval, 2015.
4 Negriste : adepte des thèses du philosophe post-marxiste Antonio Negri.
5 Hardt, 2016.
6 Dardot y Laval, op. cit.
7 Traverso, 2013.
8 Maffesoli, 1979.
9 Nicolas-Le Strat, 2007.
10 Guattari, 1977.
11 «Sociétal» : terme de plus en plus utilisé en France au lieu de «social» dans les discours dominants sur le monde social. Ce qualificatif se réfère aux relations interpersonnelles entre individus dans la société et, plus largement, aux questions relatives aux mœurs et aux modes de vie (sexuelles, raciales, culturelles, écologiques…), tandis que «social», avec ses connotations «socialistes», renvoie au rapports sociaux inégaux et souvent conflictuels d’origine économique entre groupes sociaux. Au XIXe siècle, le syntagme « question sociale » traduisait l’état d’interrogation profonde et même de désorientation où se trouvaient plongés les dirigeants politiques et les économistes bourgeois, confrontés aux problèmes liés à la transformation radicale du travail résultant de la «révolution industrielle». À la suite du développement de la condition salariale et de l’essor la classe ouvrière, les rapports de forces se modifièrent entre les travailleurs et les capitalistes, suscitant dans les rangs de la bourgeoisie la crainte d’une révolution sociale, c’est-à-dire socialiste sinon communiste. L’avènement du «sociétal» à la fin du XXe siècle et le déplacement idéologique qu’il provoqua rassurèrent les classes dirigeantes : le problème que posait l’existence de la société capitaliste, à savoir la lutte des classes, fit place aux «problèmes de société», beaucoup plus faciles à «gérer».
12 Holloway, 2012 (a).
13 Holloway, 2012 (b).
14 Ibíd.
Vers la planète citoyenne
Étant donné que, comme l’observait le sociologue Henri Lefebvre, «un paradoxe est souvent une contradiction non perçue», il reste à rechercher la contradiction dissimulée au cœur de cette vision — pour ne pas dire ce mythe— d’une société post-capitaliste en gestation compatible avec la survie du capitalisme. Cette contradiction s’enracine dans la position et la fonction structurellement contradictoire de la classe qui fait sienne cette vision, la petite bourgeoisie intellectuelle dont, qu’on le veuille ou non, nous faisons tous partie1. Ses tâches de médiation entre dominants et dominés (conception, organisation, contrôle, formation) dans la division sociale du travail font d’elle, comme l’a amplement démontré le sociologue Pierre Bourdieu, un «agent dominé de la domination». Cependant, cette situation objective est assez difficile à vivre subjectivement pour les gens qui se targuent de progressisme et à plus forte raison de «radicalité». Avoir conscience d’être à la fois dominé par la bourgeoisie et dominant par rapport au prolétariat, provoque, aussi bien individuellement que collectivement, un certain malaise existentiel difficile à supporter pour la majeure partie des membres de cette classe engagés «à gauche». À moins de recourir aux services coûteux d’un(e) psychanalyste — ils constituent le gros de sa clientèle —, ils préfèrent en général demeurer dans l’inconscience de ce rôle social ambigu, nier son existence et se réfugier dans la dénégation ou dans ce que le philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre appelait la «mauvaise foi». De fait, professionnellement, le néo-petit bourgeois progressiste ne peut accomplir sans trop de gêne l’une ou plusieurs des tâches sociales qui lui sont affectées de par son appartenance de classe, que s’il ignore, volontairement ou non, consciemment ou non, ce qu’il est lui-même socialement. En d’autres termes, il ne peut « assurer » qu’à la condition de ne pas assumer. Ce qui explique pourquoi, en ce qui concerne les sciences sociales, les solutions alternatives «post-capitalistes», théoriques ou pratiques élaborées et proposées par les sociologues, anthropologues, géographes, historiens, politologues ou philosophes ne sont pas anticapitalistes, mais, dans le meilleur des cas, «altercapitalistes». Pour définir ce phénomène, une écrivaine surréaliste2 et un philosophe post-situationniste3 parlent de «subversion subventionnée».
C’est ainsi, par exemple, que la majorité des universitaires «de gauche», pour ne pas dite la totalité, ne remettent jamais en cause le bien fondé de l’institution qui les emploie ni la division capitaliste du travail que celle-ci contribue à reproduire, et qui fait des intellectuels une catégorie, pour ne pas dire une caste, séparée des autres en tant que détentrice du monopole de la connaissance, du savoir, de la culture, bref de l’intelligibilité du monde social, aux dépens des classes dominées et exploitées. Pour les plus progressistes, le système d’enseignement supérieur peut et doit être «démocratisé», mais penser à y substituer des formes égalitaires de formation demeure pour eux dans le champ de l’inimaginable. Apparemment, nous sommes maintenant très loin de l’expérience menée en France après mai 68, quand, à la faveur de la «contestation» de l’ordre établi de la part des étudiants et des intellectuels, on créa dans le bois de Vincennes, à l’est de la capitale, un «Centre universitaire expérimental», plus connu sous le nom de Paris VIII. Il ne fallait pas avoir le bac pour y être inscrit et les notes furent supprimées. Nombre des professeurs figuraient parmi les plus réputés en matière de critique sociale et plaidaient pour la disparition des «grandes écoles, sélectives et élitistes», tandis que d’autres faisaient cours sur des places ou dans certains jardins publics parisiens, dans des entrepôts ou des stations de métro.
Il convient néanmoins de signaler que cette «utopie concrète réalisée» (comme la dénommaient leurs initiateurs) dura seulement une dizaine d’années (1969-1980) et surtout qu’elle fut, dès l’origine, le résultat d’une «concertation» entre, d’une part, le Premier ministre Georges Pompidou et ses conseillers les plus éclairés, et d’autre part certaines têtes d’affiche de la «contestation», comme me le confirmera lui-même celui-ci, lors d’un déjeuner privé, devenu président de la République: « L’idée qui s’est imposée, me confia t-il, fut de créer une cour de récréation dans le bois de Vincennes où la agitateurs gauchistes pourront faire leur révolution dans les salles de cours. Comme cela, ils nous ficherons la paix dans la rue ». Aussi l’«utopie concrète» d’un enseignement supérieur ouvert aux inférieurs était-elle déjà en voie de normalisation avancée quand un gouvernement plus droitier que les précédents décida de mettre fin à l’expérience en ordonnant la destruction des locaux au cours des vacances d’été, et le transfert des classes, des professeurs et des étudiants à Saint-Denis, une banlieue ouvrière au Nord de Paris. Bien plus… ou bien moins, à aucun moment, même au début, les enseignants, y compris les promoteurs de l’«analyse institutionnelle» qui théorisaient sur la «dialectique de l’instituant et de l’institué», remirent en cause autrement qu’en paroles la raison d’être de l’institution universitaire. Peut-être que le contenu et l’organisation des cours rompaient-ils avec la tradition, mais tant leur logique de fonctionnement interne (plus mandarinal que jamais, chaque sommité de la «pensée critique» faisant office de gourou auprès de groupies extasiés, ce qui incitait les enseignants/chercheurs débutants à essayer de grimper le plus rapidement possible dans la hiérarchie), que leur finalité (la fabrication d’une élite intellectuelle) échappèrent à «contestation».
Dans la revue Les Temps modernes, animée à l’époque par Jean-Paul Sartre, un article de François George, professeur de philosophie et membre du comité de rédaction4, provoqua un scandale parmi l’intelligentsia de gauche française en soulignant « le caractère hiérarchique, voire quasi féodal » de la relation des intellectuels avec les classes populaires. Ainsi allait-il jusqu’à affirmer que « ce qu’il y a sans doute d’insupportable pour eux rien que dans l’idée de révolution prolétarienne, c’est qu’elle doit aboutir à la suppression de toutes les classes [souligné par l’auteur]. Dès lors, « en tant que tels les intellectuels, qui n’existent qu’en fonction la division de la cité en classes, ne peuvent qu’être les adversaires » d’une telle révolution. Se définissant de ce fait comme « propriétaire privées de l’intelligence, du savoir, de la culture », ils pressentent en effet, selon F. George, que « la collectivisation de la pensée ferait d’eux des chômeurs ». Selon lui, « les intellectuels plus ou moins fiers de l’être en tant que caste ou corporation, et même s’ils invoquent la “liaison aux masses”, idéal de la prêtrise maoïste, seront amenés à définir un projet fondamentalement contre-révolutionnaire »5. D’où leur propension à fétichiser le développement des forces productives, conçu comme « autonome, extérieur au cadre capitaliste » alors que celui-ci imprime à ce développement son orientation et son rythme, et à y discerner un autre type de révolution, la « révolution scientifique et technique ». « Plaçant tous leurs espoirs dans la machinerie du sa- voir », ils comptaient sur cette révolution, dans les années 60-70 du siècle dernier, pour les porter au pouvoir en lieu et place de la bourgeoisie. Et F. George, encore abusé comme nombre de gauchistes par le mirage soixante-huitard d’un réveil de la classe ouvrière, de prophétiser que « la fameuse révolution scientifique et technique, au lieu d’être l’alibi d’une nouvelle clas-se dominante », serait « jugée par la vraie révolution», celle « où tout le monde se met à penser », où « tous ceux qui y participent sont intelligents », où, par conséquent, « l’intellectuel séparé disparaîtra comme figure grotesque du monde de l’aliénation. »
De tels propos ne sont évidemment plus de saison de nos jours où la pensée critique ou qui se veut telle a regagné les ghettos universitaires, essaimant tout au plus dans les bacs-à-sable « alternatifs » néo-ruraux ou urbains où les anarchoïdes6 se sont repliés. De ce qui précède, néanmoins, surgissent deux questions. La première est un tabou; la seconde, un sacrilège.
La première renvoie au paradoxe, c’est-à-dire à la contradiction, initialement signalé : quelle peut être la légitimité d’une vision de la société post-capitaliste élaborée par des experts en sciences sociales dont l’existence dépend, précisément, du maintien du mode de production capitaliste? On connaît déjà la réponse retorse des intéressés : faire croire (ou essayer de faire croire) que les solutions «alternatives» qu’ils proposent ou approuvent participent déjà du post-capitalisme. Parmi nombre de situations où ils se font fort de donner corps de manière empirique à une problématique scientifique, on peut choisir un autre exemple qui permet d’illustrer ce subterfuge: la constitution par des gens engagés dans la mise en pratique d’une «autre manière de vivre», de communautés locales auto-organisées censées enclencher un processus progressif et progressiste de réappropriation collective générale de la quotidienneté, à partir de la base, évidemment.
Dans un livre qui rencontra un certain succès aussi bien parmi les militants de la gauche «radicale» qu’auprès des géographes, anthropologues ou sociologues de cette mouvance, Jérôme Baschet, un historien qui navigue entre l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) à Paris et l’État des Chiapas au Mexique, théorisa un nouveau modèle de société inspiré par les révolutionnaires zapatistes7. Contrairement à ce que l’on serait tenté de supposer, il ne s’agit pas d’exposer des recettes révolutionnaires pour le XXIe siècle, mais d’explorer, à partir de l’expérience zapatiste, « des voies alternatives pour l’élaboration pratique de nouvelles formes de vie » dans « un monde libéré du capitalisme ». Pour J. Baschet, ce qui importe est le résultat, non le processus : réaliser une « utopie socio-spatiale en marge » et, si possible « en dehors » de la société. C’est pourquoi J. Baschet laisse de côté le fait que la révolution zapatiste a quelque chose à voir avec la lutte armée, une nécessité due, selon lui, à la spécificité du contexte politique mexicain. Dans les «démocraties» européennes, point ne serait besoin de s’affronter à l’État et ses forces répressives. Il suffirait de le «contourner» sur le plan spatial et de l’«éluder» sur le plan social ! La transformation du monde commencerait avec la « création d’espaces libérés » par des gens qui se seraient préalablement eux-mêmes « libérés des conditionnements de la société capitaliste » (consommation, publicité, productivisme, obsolescence programmée, etc.). Par la suite, cette «trans-formation personnelle est de plus en plus vaste »8. L’ambition de J. Baschet est, cependant, modeste : il se contenterait de « 5% à 10% d’espace libéré » sur le territoire français. Il reviendrait dès lors à la bourgeoisie et à ses représentants politiques de juger de la compatibilité systémique de cette idée avec le règne de l’exploitation et de la domination capitalistes étendu au reste de l’espace national, quelque chose faisant, peut-être, également partie des « possibles » qui plaisent tant à J. Baschet et autres « subversifs » du même tonneau. Il est vrai que les zones en voie de désertification ne manquent pas et que ce projet se situe bien en deçà de celui de Félix Guattari et consorts pour qui «des espaces infinis» étaient supposées «s’ouvrir à l’autonomie».
Ce type de réflexion théorique sur la sortie du capitalisme bénéficie d’un certain succès dans la sphère «radicale» parce que l’auteur donne une touche scientifique à une illusion répandue : croire que l’État, garant de la reproduction des rapports de production capitalistes, laissera tranquillement se développer des initiatives collectives de quelque sorte que ce soit qui pourraient menacer réellement la stabilité de ce système social. Pour peu qu’elle dépasse les limites de configurations minuscules, toute activité de production ou de distribution se retrouvera encadrée, soumise à la relation salariale et au marché. À cet égard, l’évolution des coopératives vers la forme de l’entreprise est exemplaire.
En réalité, l’organisation politique de communautés autonomes fédérées qui prendraient en charge les services de santé, éducation, justice et police, outre la production et l’échange, c’est-à-dire de la base économique et sociale tant du nouveau système social en gestation que de l’ancien en voie de dépassement (ce qui correspond plus ou moins à l’horizon communiste), est totalement incompatible avec le mode de production capitaliste et la permanence de l’État, sauf si le fonctionnement des lieux de travail est conçu, non pas selon le principe de l’auto-organisation et de la démocratie directe, mais dans le cadre de la soi-disant «démocratie participative» où les dominés, maintenus en réalité dans leur position subalterne sous la coupe des ingénieurs, techniciens et autres spécialistes, participent à leur propre domination. Autrement dit, un contrôle réellement démocratique, c’est-à-dire populaire de toutes les activités économiques impliquerait que l’ensemble de ceux qui en tirent un profit quelconque, que ce soit en termes d’avoir, de savoir ou de pouvoir, soient préalablement expropriés, et que soit mis fin à cette appropriation privative dont ils jouissent aujourd’hui, qu’elle soit d’ordre privé ou étatique. Cela donnerait sans doute lieu à une confrontation sévère qui n’aurait rien de pacifique. Or, le sous-titre du livre de J. Baschet, Adieu au capitalisme, est consensuel à souhait : Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes. Nul doute qu’il faille de tout pour faire ou refaire un monde capitaliste, y compris des micro-sociétés postulées post-capitalistes mais qui s’intègrent à lui. Ainsi en va t-il aussi, en fait, des secteurs de l’économie informelle ou du crime organisé : ils ne dérangent en rien la production officielle du profit ! Aussi, au lieu d’un «adieu au capitalisme», un simple «au revoir» paraîtrait plus adéquat puisque, au bout du compte, l’impression laissée par la lecture de ce livre et d’autres textes à vocation savante inspirées par la même orientation «modérée» n’est pas précisément d’avoir abandonné le capitalisme.
« Jusqu’à preuve du contraire, le capitalisme ne permet pas l’existence en son sein de “germes, de “fragments” d’une formation sociale qui ait pour vocation de subvertir les fondements des relations existantes. C’est la grande différence avec l’essor de la société bourgeoise à l’intérieur de l’ordre féodal et ensuite de l’Ancien Régime. La transformation radicale de la société actuelle ne peut être le résultat d’un processus progressif et cumulatif de création d’ “espaces libérés”. Par la dynamique de sa puissance, le capitalisme a la capacité de gagner tous les espaces, d’absorber et intégrer, tolérer et contrôler tous les “fragments” qui peuvent se construire en son sein »9. L’auteur de ces lignes est, comme on le voit, en totale opposition avec le point de vue de J. Baschet. Ce n’est pas un historien ni même un chercheur en sciences sociales, sinon un essayiste et militant marxiste-libertaire. Au cours ces dernières décennies, Charles Reeve10 a parcouru, d’un côté, une partie du monde pour participer à des mouvements populaires auto-organisés, et, d’un autre côté, l’histoire des mouvements populaires pour analyser les moments où ceux-ci ont débouché sur des formes d’autogouvernement (Révolution française, Commune de Paris, révolution allemande des conseils ouvriers et de soldats de 1918-1920, révolution anarchiste espagnole de 1936-1937, «Révolution des œillets» portugais de 1975…). Ses deux axes de recherche sont complémentaires et indissociablement théoriques et politiques: le refus de la délégation de pouvoir et la démocratie directe. Il s’agit en outre de deux axes peu définis voire négligés dans les sciences sociales, au point même de ne pas être considérés comme scientifiques. Par qui ? Il n’est pas difficile de le deviner. Par les mêmes qui pensent qu’une compétence particulière leur est conférée non seulement pour contribuer au «changement social», tâche classique assignée par l’État aux chercheurs, mais aussi pour aider à la «transformation du monde», comme Marx l’intimait aux philosophes de son époque. Ici surgit la question sacrilège a laquelle j’ai fait allusion plus haut: l’État pourrait-il se mettre au service de la révolution, et ses serviteurs œuvrer à leur propre disparition comme caste détentrice du monopole de la connaissance sur la société ?
Certes, il ne s’agit pas de reprendre le vieux débat en vogue dans les sciences politiques (aussi vieux que lesdites sciences) au sujet de la compatibilité entre «le Politique et le Scientifique». Mais on est en droit de se demander si la compétence que s’accordent les chercheurs en sciences sociales en tant que telles les autorise à intervenir directement dans le champ politique pour définir ce que serait une société post-capitaliste et faire l’impasse par la même occasion sur ce qui ne correspond pas à leur vision de spécialistes de ces sciences. Ce qui conduit logiquement à présumer que, parallèlement à la «critique intégrée» qui se limite à ne prendre pour cible que la version néo-libérale du capitalisme, existent des «alternatives intégrées» au caractère analogue, au sens où elles laisseraient intactes ses traits fondamentaux, c’est-à-dire l’exploitation économique, la domination politique et le conditionnement idéologique, et, par conséquent, la structure de classe de la société. Dit d’une autre façon et plus clairement, le «post-capitalisme» ne serait pas autre chose qu’une nouvelle forme de capitalisme, un capitalisme rénové, bref, un «néo-capitalisme» d’une nouvelle génération. Reste à savoir en quoi consisterait sa nouveauté. À lire ou écouter tout ce qui s’écrit ou se dit depuis déjà quelque temps sur le sujet, la réponse tient en un seul mot : la société post-capitaliste ne sera ni socialiste ni communiste et encore moins libertaire, mais «citoyenniste»
À la différence du néo-capitalisme de l’après-guerre en Europe, cette nouveauté ne sera pas économique mais d’ordre politique. Ou plutôt post-politique11. À s’en tenir, en effet, aux discours à prétention savante et à la prose médiatique chargée d’en vulgariser la substantifique moelle, la société post-capitaliste en gestation serait déjà une société sans classes, composée seulement de «citoyens». Certains mots ont disparu, on l’a vu, du vocabulaire : «bourgeoisie», «travailleurs», «exploitation», «domination», «aliénation», «répression»... La même chose se produit avec «rébellion», «soulèvement», «insurrection», «lutte» et a fortiori «classe». Débats, oui! Combats, non! Le prolétariat, pour sa part, a été décrété en voie d’extinction voire désintégré, et sa place comme force collective susceptible de se mobiliser pour peser sur le cours de l’histoire s’est vue occupée par une foule de sujets et de subjectivités dont l’ensemble est appelé «les gens», «la majorité», «le grand nombre», «les 99%», «la multitude»”, etc.12 Quant au vocable «peuple», il ne saurait être manié qu’avec doigté pour ne pas faire le jeu du «populisme».
La transition se déroulerait dès lors dans une ambiance de pacification générale. Il n’y aurait plus d’intérêts incompatibles ni d’antagonismes irréductibles. Les divergences, superficielles, seraient l’exception; l’accord, profond, la règle. «Les “mouvements sociaux”, étrangers voire hostiles à tout ce qui peut évoquer la lutte des classes, agrégeraient des individus sans appartenance de classe » (comme le postule l’idéologie bourgeoise la plus traditionnelle que la petite bourgeoisie intellectuelle post-moderne a fait sienne sur ce point), des individus qui « s’uniraient pour lutter dans la bonne humeur et que l’on inviterait tôt ou tard à “participer”, c’est-à-dire à être les participants à leur propre domination »13. Ainsí, par la magie des sciences sociales et avec une dominante du Droit (c’est-à-dire de droite), la société post-capitaliste se profilerait comme un disneyland de «citoyens», créatures fantasmatiques dont l’identité serait en réalité définie par sa dépendance à l’État.
Cette vision consensuelle et enchantée contraste avec les images qui évoquent d’ordinaire l’effondrement de la société capitaliste et l’accouchement d’une société socialiste sinon communiste. La réalité du monde actuel, où la violence ne cesse augmenter sur tous les plans, à toutes les échelles et sous les formes les plus diverses, donne à ce modèle post-capitaliste l’allure d’une fiction. Qui sont les rêveurs ? Ceux qui font le pari d’une sortie douce et sans douleur du capitalisme ou ceux qui prévoient une transition «pleine de bruit et de fureur» ? Comment peut-on imaginer l’éclosion d’une société post-capitaliste sans un bouleversement politique et social, sans une restructuration drastique, accompagnée d’un démantèlement au moins partiel, de l’organisation des industries, de la grande distribution, des moyens de communication de masse, des appareils judiciaires et policiers, des administrations et, bien sûr du système scolaire, depuis l’école primaire jusqu’à l’université, de même que, dans le domaine de la planification urbaine, sans mesures telles que l’expropriation des entrepreneurs et des banquiers, l’extension à l’ensemble du territoire de la propriété publique du sol, la réquisition des logements vides, la reconversion de nombreux édifices de bureaux et de locaux commerciaux pour de nouveaux usages et de nouveaux usagers, etc.?14
Dans l’appel à ce colloque, il semble que l’on ait oublié que « les modèles théorisés et parfois construits de sociétés socialistes, communistes et libertaires, de même que les projets utopiques qui se sont réalisés par le passé » non seulement le furent en dehors des institutions du capital, mais en outre, contre elles au travers de luttes de classe dures et souvent violentes. Par conséquent, on pourrait en déduire que les « nouveaux modèles » que l’on peut imaginer « à partir de la situation économique et sociale structurelle de la phase actuelle du capitalisme tardif » s’élaboreront aussi sur ce mode, et non dans l’environnement paisible des enceintes universitaires… à moins qu’elles ne soient occupées par des étudiants et des professeurs solidaires d’un peuple mobilisé dans un même combat émancipateur contre la classe dominante. Comme le rappelait l’historien et théoricien anarchiste Miguel Amorós, « que les victimes du capitalisme décident d’adapter la vie à des conditions humaines contrôlées par tous y mettent sur pied leurs contre-institutions, alors le moment sera venu des programmes transformateurs et les véritables expériences que restitueront les équilibres sociaux et naturels y reconstruiront las communautés sur des bases libres. Une société libertaire ne pourra devenir réalité que par le biais d’une révolution libertaire.15 »
J’ai commencé avec une citation d’un géographe marxiste étasunien. Pour résumer ma conclusion — provisoire, je l’espère —, je terminerai avec une citation d’un autre marxiste académique, anglais, cette fois-ci : l’historien Perry Anderson, un auteur connu en France mais assez mal vu en raison de sa position sceptique — je dirais lucide — à propos du rôle des intellectuels de gauche contemporains, qu’il a exprimée dans deux livres et plusieurs articles de la revue New Left Review que lui-même dirigeait16. Dans l’un de ces textes, publié en l’an 2000, il tirait un bilan plutôt négatif de la pensée progressiste des dernières décennies du XXe siècle : « Pour la première fois depuis la Réforme, il n’y a plus d’opposition significative dans la pensée occidentale — c’est-à-dire une vision du monde rivale de celle qui domine »17. 18 ans plus tard ce diagnostic me semble encore d’actualité.
1 On chercherait en vain trace de membres d’une autre classe parmi les participants à ce colloque.
2 Lebrun, 2000.
3 Mandosio, 2010.
4 Le père de François George était le géographe marxiste Pierre George.
5 George, 1972.
6 Anarchoïde : néologisme inspiré grec ancien (oïdos : qui à l’air de, qui ressemble à mais qui n’est pas).
7 Baschet, 2014 (a).
8 Baschet, 2014 (b).
9 Reeve, 2018.
10 Charles Reeve est le pseudonyme de Jorge Valadas, penseur anticolonialiste et antifasciste, ancien déserteur de l’armée portugaise autemps du dictaeur Salazar.
11 Zizek, 2005.
12 Delgado, 2016.
13 Ibid.
14 Comment rompre, par exemple, avec le «modèle Barcelone», «marque déposée» de cette «ville trompeuse» pour en substituer un autre où le «droit à la ville» tel que le définit Henri Lefebvre ne serait plus réservé à une minorité de puissants et de nantis?
15 Amorós, 2007
16 Anderson, 1977; Anderson, 2005.
17 Anderson, 2000.
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