Sur l’hostilité à la civilisation urbaine
Par Joao Bernardo
Traduit du portugais (Brésil) par Yves Coleman et reproduit avec l’autorisation de Ni Patrie ni frontières.
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Souhaiter construire le socialisme en niant la civilisation urbaine et la société industrielle, c’est souhaiter la barbarie.
Si l’un des lieux communs de l’écologie repose sur la confusion entre le capitalisme et l’humanité et si son but est de sauver la planète de l’humanité, humanité elle-même confondue avec le capitalisme, il est compréhensible que les écologistes soient hostiles à la civilisation urbaine et à l’économie industrielle qui lui est liée aujourd’hui.
Néanmoins, la civilisation urbaine ne se confond pas avec le capitalisme.
Pourquoi est-ce que je me sens aussi éloigné du monde de l’Iliade ou de Beowulf et pourquoi, a contrario, les gestes et les préoccupations des personnages de Shi Nai’an et Luo Guanzhong ou de Boccace(1) me sont familiers alors qu’ils ne sont même pas les miens ? Les premières sociétés urbaines sont apparues comme l’une des conséquences, puis l’un des facteurs, de la grande révolution dans l’agriculture et la domestication des animaux. Liées à la sédentarisation de la population et à la transformation du pouvoir politique, les premières sociétés urbaines ont suscité le développement de formes de pensée abstraite, de raisonnement séquentiel et d’organisation géométrique qui continuent de caractériser la société urbaine et industrielle actuelle.
Les mystiques puis les fonctionnalistes ont observé́ que la ligne courbe se trouve dans la nature, mais que la ligne droite a été créée par les êtres humains. Dans le dernier aphorisme de la deuxième série, Balzac fait dire à Louis Lambert que «Dieu n’a procédé que par des lignes circulaires. La ligne droite est l’attribut de l’infini; aussi l’homme qui pressent l’infini la reproduit-il dans ses œuvre »(2). Séraphita, cette figure angélique que Balzac a placée au sommet de la Comédie humaine, délivre le même message : «Votre géométrie établit que la ligne droite est le chemin le plus court d’un point à un autre, mais votre astronomie vous démontre que Dieu n’a procédé que par des courbes. [...] La Courbe est la loi des mondes matériels, [...] la Droite est celle des mondes spirituels : l’une est la théorie des créations finies, l’autre est la théorie de l’infini. L’homme, ayant seul ici-bas la connaissance de l’infini, peut seul connaître la ligne droite» (3).
Mais Lambert, la figure angélique et tous les mystiques avec eux auraient dû ajouter que la ligne droite a été créée par l’homme dans les sociétés urbaines. C’est dans cet univers mental que nous vivons encore aujourd’hui.
Les civilisations peuvent jouir d’une très longue vie, embrasser plusieurs millénaires, s’intégrer dans des modes de production différents, qui s’emparent d’elles et les transforment, et malgré tout conserver des caractéristiques distinctives et des modes de vie spécifiques. Tel est le cas de la civilisation urbaine, et cela explique qu’une grande partie de l’organisation logique de notre pensée et de notre univers esthétique entretient un lien direct avec toutes les villes du passé.
Le structuralisme linguistique fournit le modèle pour penser ce genre de permanence à travers des ruptures. Les néologismes représentent une infime partie du vocabulaire, la quasi-totalité de celui-ci est formé par des mots d’origine millénaire, et le recours à l’étymologie est une technique courante dans l’histoire des institutions et des idées. Par exemple, bien que nous ne vivions plus dans l’Empire romain et sous le mode de production esclavagiste, nous évoquons fréquemment le mot tripalium(4), quand nous procédons à l’analyse critique du travail. Lucien Febvre l’a fait dans un article génial(5) et Émile Benveniste, avec une assurance linguistique incomparablement supérieure, a étendu cette méthodologie à un grand nombre de termes, dans un livre(6) que devraient lire tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des institutions.
En passant d’une structure linguistique à une autre, les mots acquièrent un sens différent, qui leur est conféré par la nouvelle structure. Ils maintiennent cependant des éléments de filiation, des connotations originelles qui ne sont pas négligeables et contribuent à la définition d’un nouveau sens. Cela vaut également pour les civilisations. Le structuralisme linguistique nous permet de comprendre d’une façon intégrée les ruptures et les continuités, et, dans cette perspective il définit la civilisation urbaine comme ayant une ampleur beaucoup plus vaste et une durée beaucoup plus longue que le capitalisme. Combattre le capitalisme et vouloir sa destruction n’implique pas d’attaquer les villes, ni même la société industrielle et de désirer les faire disparaître.
L’écologie s’oppose à la société industrielle dans son ensemble et un grand nombre d’écologistes proposent la fin des métropoles et la ruralisation généralisée.
Depuis les débuts du capitalisme industriel, au cours de la transition entre le XVIIIe et le XIXe siècle, d’innombrables romanciers, poètes et essayistes – dont certains appartiennent aux génies de leur époque – ont violemment critiqué les villes, pour des raisons économiques ou morales, et loué les campagnes. Dans «Le mythe de la nature» (pages 29 à 59), j’ai montré comment l’apologie de l’agriculture familiale est apparue en même temps que la production industrielle en série et, dans le cas des fascismes, comment un courant industriel-urbain a toujours coexisté avec un courant ayant des inclinations agraires.
De façon très générale, on peut affirmer que l’écologie actuelle aurait pu s’inspirer de la production des écrivains ruralistes(7) pour formuler sa critique de la civilisation urbaine. Mais d’autres éléments anticipateurs eurent une proximité idéologique plus prononcée.
Généralement, les gens lisent – quand ils s’intéressent aux livres – les deux ou trois romans les plus connus de Zola et ils ont donc une vision fausse des idées de cet auteur. S’ils dévoraient les vingt volumes de la série des Rougon-Macquart, et dans l’ordre, comme le voulait Zola, ils s’apercevraient que, pour lui, les bourgeois et la classe ouvrière étaient toutes deux des forces sociales néfastes, condamnées à se détruire mutuellement en entraînant dans leur chute le principal élément nuisible, la Ville.
La classe des gestionnaires(8) n’apparaît pratiquement pas dans Les Rougon-Macquart, il était bien trop tôt pour cela, mais Zola pressent justement son rôle dans les conflits sociaux quand il décrit l’ingénieur d’une mine paralysée par la grève. Il se promène à cheval et prend ses distances avec le conflit, tandis que le propriétaire et les travailleurs s’affrontent violemment.
Pour Zola, le conflit de classes central dans le capitalisme ne conduirait pas au socialisme, mais à l’anéantissement des deux protagonistes et, avec eux, de la civilisation urbaine. La nouvelle société résulterait de l’union entre la science et la tradition rurale. A l’époque, surtout en France, le modèle du savant était incarné par le médecin-biologiste, et tel est le sens de la fin des Rougon-Macquart, où le docteur Pascal part vivre à la campagne. Une ville minée par la corrosion et qui s’autodétruit et une science qui se lie au monde rural, peut-on trouver meilleure anticipation de l’idéal écologiste ?
On pourrait dire que la leçon des Rougon-Macquart a ouvert la voie à l’écologie contemporaine, mais pour qu’une telle affirmation fût valable il faudrait encore que ces partisans aient lu Zola, ce dont je doute. Néanmoins les Rougon-Macquart nous permettent de souligner un élément tout aussi important : les besoins sociaux et idéologiques l’emportent sur la conscience individuelle et, en l’absence d’une affiliation directe, les choses se recréent.
Dans le cas de l’écologie, elles furent recréées deux fois parce que le lien entre l’écologie et l’agriculture fut pensé par Rudolf Steiner en 1924, quand il lança l’idée de l’agriculture biodynamique. Steiner est connu comme le fondateur de l’anthroposophie, et Peter Staudenmaier, auteur d’une excellente contribution(9) sur l’origine commune de l’écologie et du national-socialisme allemand, a décrit, dans un autre article(10), les liens de l’anthroposophie avec les milieux mystiques et théosophiques les plus délirants. Steiner transposa la hiérarchie mystique de la progression spirituelle vers une hiérarchie biologique de la succession des races, dans laquelle la position la plus récente, et donc supérieure, revient à la race aryenne, dont la composante la plus parfaite serait l’élément germano-nordique.
La fusion d’une hiérarchie spirituelle avec une hiérarchie raciale plaçait l’anthroposophie dans le même camp idéologique que celui où se développa plus tard le racisme hitlérien. C’est dans ce contexte que Steiner formula sa théorie de l’agriculture biodynamique, inspirée par l’idée que la terre serait un organisme vivant et par sa prétention de connaître les forces cosmiques invisibles censées influer sur les sols et la flore.
Rudolf Steiner mourut en 1925 et, peu de temps après, cette forme d’agriculture commença à être promue par Walther Darré. Staudenmaier a raconté en détail l’histoire des relations entre l’anthroposophie et le national-socialisme à partir de 1933. (...) Je me limiterai ici à rappeler que, pour surmonter la méfiance, voire l’hostilité de certains secteurs du national-socialisme face à l’anthroposophie de Steiner, Walther Darré transforma l’expression «agriculture biodynamique» en «agriculture organique» (ou «biologique»), qui devint la principale doctrine agricole du Troisième Reich. Le ministre Darré essaya de freiner le développement du capitalisme à la campagne et l’industrialisation de l’agriculture, ce qui occasionna des dépenses énormes (...).
Raison pour laquelle, avec la défaite du Reich, l’agriculture biologique fut frappée par l’ignominie qui recouvrit toutes les initiatives encouragées par les nazis. Le fait que Darré et les anthroposophes aient continué à promouvoir cette forme d’agriculture dans les années 1950 n’a pas contribué à l’innocenter. Elle ne réussit à renaître de ses cendres que très lentement. Quand, au Brésil, le coordinateur des politiques publiques de l’ONG Agriculture familiale et agro-écologie, membre de la Ligue nationale de l’agro-écologie, affirme que «l’agro-écologie a près de quarante années d’existence » (11), nous voyons bien quelle généalogie il s’efforce de cacher.
En effet, dans les années 1970, avec la dissolution des espoirs dans le socialisme et la classe ouvrière, espoirs qui avaient prévalu durant la décennie précédente, les pays anglo-saxons virent apparaître un public de gauche ouvert aux thèses agro-écologistes jusque-là connotées à l’extrême droite. Toute personne qui s’intéresse à l’histoire obscure – et pourtant, parfaitement documentée – de l’agro-écologie, en particulier au Royaume-Uni et en Allemagne, et à son réseau de filiations doit lire le brillant essai de William Walter Kay sur ce sujet(12). «A la fin des années 1960, le mouvement étudiant britannique n’avait pas de composante écologiste, écrit Kay. Les militants étudiants avaient tendance à épouser les idées de gauche et anarchistes répandues dans les mouvements antinucléaires et contre la guerre. Une décennie plus tard, bon nombre de ces contestataires devinrent des militants écologistes.» Et Kay d’ajouter que l’écologisme britannique donna également naissance à des sous-courants du féminisme excluant et du nationalisme celtique.
A la même époque, j’ai observé ce phénomène en France, où, dans les années 1970, de jeunes maoïstes se découvrirent une vocation régionaliste. Pour soutenir les autonomistes bretons et occitans, ils s’unirent aux vieux fascistes qui avaient défendu l’indépendance de ces régions dans l’Europe soumise au joug du Reich. Au moins, avec cette résurrection, nous avons gagné la pureté inégalée des chants bretons de Jean-François Quémener, alias Yann Fanch Kemener(13) et il en est resté quelque chose. Telle a été la genèse turbulente du multiculturalisme, dont l’écologie fait partie.
Et c’est ainsi qu’a recommencé à se propager l’agro-écologie, version modernisée de l’installation du docteur Pascal dans un petit village, au milieu d’une confrontation entre, d’un côté la tendance expansionniste de la civilisation urbaine et la société industrielle qui promouvait l’industrialisation des tâches agricoles, et, de l’autre, les tentatives de résistance de l’agriculture familiale précapitaliste et anti- urbaine. Sans cette résistance, l’agro-écologie n’aurait pu disposer d’une base sociale. Mais si l’agro- écologie prend pour référence des techniques archaïques, elle prétend aussi utiliser la science afin d’introduire des innovations dans ces techniques.
Dans cette perspective, l’anticipation symbolisée par le docteur Pascal dans les Rougon-Macquart est parfaite, sauf sur un point. Alors qu’il part vivre à la campagne (où il s’est certainement fait installer une douche), les agro-écologistes actuels préfèrent le confort des départements universitaires urbains, confort que leur procurent d’ailleurs les financements sans lesquels leur activité serait vouée à l’échec.
Aujourd’hui, grâce à l’hégémonie acquise par le multiculturalisme dans les milieux universitaires, journalistiques et politiques dits «de gauche», la notion de progrès est la cible d’une critique quasi unanime. Dans la plupart des cas, cependant, il s’agit d’une critique erronée, car elle suppose que le progrès implique nécessairement une évolution linéaire et une téléologie. Or, le structuralisme permet de remettre en cause aussi bien la linéarité de l’évolution que la téléologie, sans pour autant renoncer à la notion de progrès.
L’évolution ne peut jamais être linéaire si l’on conçoit l’histoire comme une série de luttes sociales qui empruntent des chemins sinueux, selon des spirales et non des lignes droites. Nous connaissons des victoires et des défaites, mais celles-ci sont toujours d’un type spécifique qui conditionne à son tour un certain type de victoire. Selon la façon dont nous sommes vaincus, les vainqueurs se trouveront dans telle ou telle situation. Lorsque nous réussissons à choisir les termes de notre défaite, nous pouvons imposer aux autres les limites de leur victoire. C’est pourquoi nous n’avons pas affaire à des va-et-vient sur un seul plan historique, mais à des spirales.
D’autre part, la notion de progrès est loin d’être nécessairement téléologique ; il n’est nul besoin de supposer que l’on progresse dans une seule direction et vers une cible précise. Il nous faut définir des lois tendancielles liées aux directions générales de l’évolution, mais qui peuvent emprunter une multitude de chemins concrets.
Par ailleurs, cette discussion devrait, avant tout, être menée au niveau pratique car le débat méthodologique n’occupe qu’une place secondaire. Mais, curieusement, les thèses agro-écologistes veulent absolument établir une séparation entre la campagne et les villes, puisque seule une fausse conception du progrès peut inciter quelqu’un à considérer que l’industrialisation de l’agriculture serait inéluctable.
Au stade actuel du capitalisme, cependant, l’expansion de la ville aux dépens de la campagne, et de l’industrie aux dépens de l’agriculture, n’est même plus une tendance, mais une réalité certaine. D’abord parce que l’exode de la population rurale vers les villes a créé une situation telle que la plupart des familles rurales dépendent désormais, au moins en partie, de leurs membres urbains. En second lieu, parce que la production agricole la plus dynamique a été industrialisée, organisée dans des entreprises capitalistes qui obéissent au modèle des entreprises industrielles et de services. Troisièmement, parce que les salariés de ces exploitations agricoles industrialisées sont davantage des ouvriers que des paysans. Et, quatrièmement, parce que l’achat de machines par l’agriculture familiale, dans les pays où elle se produit, renforce l’inclusion du monde rural dans la société industrielle.
Dans ces conditions, le secteur agro-pécuaire familial a été entièrement intégré par le mode de production capitaliste. Il faut se rappeler que le marxisme structuraliste français et italien, il y a quelques décennies, a rénové et élargi le concept de formation économico- sociale, en lui donnant le sens d’une structure qui articule plusieurs modes de production, mais où l’un d’entre eux occupe la place décisive et dicte aux autres des fonctions auxiliaires. Alors que le multiculturalisme part du présupposé que tout s’équivaut, le structuralisme hiérarchise les sociétés en s’appuyant sur une analyse intégrée des processus économiques. La subordination des régimes économiques archaïques à un mode de production dominant fait qu’une formation économico-sociale peut fonctionner comme une économie et une société unifiées. Tel est le cas aujourd’hui avec la subordination de l’agriculture familiale au mode de production capitaliste.
Dans certaines régions et divers pays, il est indéniable que des cultures et des systèmes économiques précapitalistes extra-urbains sont entrés en résistance. Cependant, dans les formations économico- sociales où le capitalisme exerce une influence déterminante – et tel est le cas aujourd’hui du monde entier – les modes de production archaïques ont pour rôle de promouvoir l’extorsion de la plus-value absolue ; plus leurs techniques sont archaïques et moins elles sont productives, et plus leur contribution à la plus-value absolue est importante. C’est dans cette perspective que l’on doit analyser la fameuse capacité de résilience de ces cultures. Pour être un sujet historique, il ne suffit pas d’être une victime du progrès, sinon aujourd’hui il en existerait une multitude infinie. Il est indispensable de constituer un organisme social spécifique et d’avoir une capacité autonome de développement : cela, seule la classe ouvrière est en condition de l’assurer. Les formes paysannes et primitives préconisées par le multiculturalisme de gauche ne sont pas des îlots sociaux permettant, à partir de ces bases, d’affronter le capitalisme. Au contraire, des vestiges de précapitalisme sont insérés dans le mode de production dominant, où ils jouent une fonction auxiliaire, mais éventuellement importante, de renforcement des formes d’exploitation les plus dégradées.
Si d’un côté, la lutte des travailleurs contre les patrons d’une entreprise exerce une pression pour l’augmentation de la productivité et contribue donc au développement de la plus-value relative et du capitalisme lui-même ; de l’autre, en sens inverse, cette lutte contribue à renforcer les liens de solidarité entre les travailleurs opposés à la hiérarchisation qui sévit dans la production capitaliste. Ces relations d’un genre nouveau, solidaires et égalitaires, tissées dans le combat, constituent la base réelle possible d’une nouvelle société. Cependant, on ne trouve pas cette force dans les vestiges historiques en décomposition, désertés par les jeunes générations, qui ne sont pas prêtes à vivre dans la pauvreté pour soutenir une idéologie qui leur est étrangère.
Il arrive parfois que ces résidus sociaux archaïques soient maintenus artificiellement grâce à divers financements, dans la mesure où ses membres réussissent à se déguiser avec leurs accessoires traditionnels. Ils apparaissent dans des manifestations publiques ou des vidéos de propagande, de la même façon que, dans certains villages, les autochtones enlèvent leurs vêtements ordinaires pour mettre tel ou tel costume traditionnel avant d’accueillir un groupe de touristes. En fait, la frontière est très mince entre une demi-farce et une farce totale, et le multiculturalisme ne se limite pas à restaurer et promouvoir des ruines sociales. Dans certains cas, il invente même, de haut en bas, de pseudo-identités, pour les ajouter dans la malle sans fond des sujets historiques, transformant ainsi la recherche anthropologique en une fabrication permanente de scénarios.
Pour les défenseurs du multiculturalisme dans le milieu universitaire – et les mouvements sociaux liés à ces vestiges historiques comptent parmi eux un nombre de partisans toujours renouvelé – il ne s’agit pas d’une erreur de perspective. Le soutien à cette composante de la plus-value absolue correspond, dans les universités, à des intérêts égoïstes immédiats : il vise à conserver des sujets d’étude de la même façon que l’on livre régulièrement des cobayes aux laboratoires.
Les départements des universités et leurs associés au sein des mouvements sociaux déploient des efforts étonnants pour conserver la langue, le mode de vie et les traditions de communautés archaïques dont il ne reste plus qu’une lamentable imitation ; par contre, les jeunes de ces mêmes communautés souhaitent émigrer et abandonner un milieu qui ne représente que la misère et ils veulent parler une
langue leur permettant de s’insérer dans le marché général du travail.
Ces exemples montrent comment l’acculturation est la réponse des travailleurs au multiculturalisme des professeurs. Si l’on transpose la question sur le plan politique, on assiste d’un côté au processus de formation d’une culture de classe commune et, de l’autre, à une tentative d’obstruction au développement d’une conscience de classe.
Cependant, sur le plan lexical, le multiculturalisme a promu le politiquement correct, système de substitutions qui masque la réalité derrière un rideau de mots. Cette propension des multiculturalistes à fabriquer des scénarios, et beaucoup plus grave, à croire dans leurs mises en scène, se traduit notamment par la résurrection des jardins urbains.
Il y a encore quelques décennies, dans les centres industriels les plus pauvres, il était courant que les familles ouvrières cultivent des lopins de terre, à la périphérie des villes et aussi dans les espaces vacants à l’intérieur des villes, lopins qui assuraient un complément à leur alimentation. Ces jardins contribuèrent à l’aggravation de l’exploitation parce qu’une partie de la reproduction de la force de travail, qui devait relever de la responsabilité des employeurs, restait à la charge des travailleurs ; cette situation exerçait une pression à la baisse sur les salaires en les maintenant à un niveau inférieur aux nécessités de base. Les travailleurs contribuaient ainsi à augmenter la plus-value absolue.
Maître accompli dans l’art d’obliger le peuple à se serrer la ceinture, le dictateur Salazar encouragea la création de jardins urbains au Portugal. En effet, pour lui, ils représentaient évidemment l’un des engrenages de l’exploitation mais ils avaient aussi l’avantage de nourrir ce lyrisme rural qu’il chérissait tant. Néanmoins, suite au développement du capitalisme et aux pressions de la plus-value relative, au Portugal comme dans les autres pays industrialisés, les jardins sont aujourd’hui enterrés sous les fondations des nouveaux édifices.
Au cours des dernières années, les jardins urbains ont refait surface et semblent être l’ornement indispensable de la prétendue «gauche» ; ils n’ont plus une fonction alimentaire mais strictement idéologique, dans un double sens.
D’une part, dans les centres-villes où ils sont plantés, parfois même au cours de manifestations éphémères, au milieu des places publiques, les jardins sont présentés comme un manifeste anti-urbain, une déclaration d’hostilité envers les villes et la société industrielle. D’autre part, les jardins accomplissent une fonction rituelle, magique ou religieuse ; ils sont une hiérophanie (une manifestation du sacré) pour ce mysticisme de la nature dans lequel l’écologie se convertit si facilement. Dans ce double sens, les jardins urbains ne symbolisent nullement une pénétration de la société rurale au sein de la société urbaine, mais, paradoxalement, la façon dont la civilisation urbaine considère le monde rural.
Il convient de rappeler que, dans l’histoire de la peinture occidentale, c’est seulement avec le développement des centres urbains que le paysage s’est détaché du fond des tableaux et est devenu un objet pictural en lui-même. Suite à ce processus, une partie des grands remodelages esthétiques du premier modernisme ont pris pour objet formel la campagne, comme dans le cas des Impressionnistes, une «campagne» qui, souvent, était seulement la périphérie de Paris. Le paysage s’est défini donc comme la campagne vue à travers les yeux des citadins. Ensuite, avec le futurisme et le dadaïsme, le néoplasticisme et le constructivisme et, plus profondément, avec les artistes américains des années 1950, le paysage rural a disparu en tant qu’évocation mythique. L’art a commencé alors à assumer pleinement le monde urbain et industriel dans lequel nous vivons.
La mythification esthétique de la campagne a recommencé à partir des années 1980. A partir de là, un courant très important du conceptualisme – qui a atteint aujourd’hui, dans les arts plastiques, le degré d’hégémonie conquis par l’écologie dans la société en général – est devenu ruralisant et écologiste. Rien ne me donne davantage envie de rire que ces installations qui réunissent de la terre, quelques pierres et morceaux de bois, non pas à la campagne mais dans les galeries et les musées des grandes villes. Le paysage a été ressuscité et, même si c’est un paysage de type nouveau, il continue à représenter la campagne à travers le regard des citadins. La nouvelle vague des jardins urbains fait partie de ce contexte.
A certains moments de l’histoire, la gauche radicale a repris le dilemme d’Engels, socialisme ou barbarie, annonçant que si le capitalisme n’était pas détruit, la barbarie s’installerait à court terme. Ce fut le cas au cours de la Première guerre mondiale, et ce pronostic reposait sur une observation lucide des effets du militarisme et une anticipation du fascisme. Après la seconde guerre mondiale, cette devise a nourri la crainte de l’imminence d’un troisième conflit mondial, et fort peu de militants d’extrême gauche pensèrent que la guerre en Corée n’allait pas s’étendre à toute la planète.
Aujourd’hui, cependant, les écologistes et les multiculturalistes qui composent la majeure partie de la soi-disant «gauche» semblent avoir adopté la devise socialisme ET barbarie. La modification de la conjonction de coordination change tout. Souhaiter construire un socialisme fondé sur la négation de la civilisation urbaine et de la société industrielle, c’est vouloir la barbarie. Pourquoi diable défendrais-je une barbarie sous prétexte qu’elle est collective ?
Dans des articles antérieurs, j’ai déjà incité les écologistes les plus hostiles à la civilisation urbaine à se pencher sur la ruralisation généralisée de la société entreprise par le régime des Khmers rouges, au Cambodge, durant la seconde moitié des années 1970. Mon conseil est resté sans effet, peut-être parce que les écologistes craignent, à juste titre, que cette étude leur révèle ce qu’ils préfèrent ignorer.
En effet, il est étrange que, au moins en Amérique latine, les écologistes n’aient pas découvert un de leurs précurseurs, José Gaspar Rodriguez de Francia(14), le dictateur du Paraguay, El Supremo. Cependant, le Paraguay, durant la première moitié du XIXe siècle, n’était pas une société véritablement capitaliste. Francia avait une base logique lui permettant de croire que l’utopie de Rousseau pourrait y être immédiatement applicable. A l’époque, il n’avait pas besoin de désurbaniser et désindustrialiser son pays, simplement de ne pas l’urbaniser ni de l’industrialiser. Au contraire, l’application de cette utopie au Cambodge poussa les Khmers rouges, dès le départ, à vider les villes, dès le 17 avril 1975, le jour même où ils s’emparèrent de la capitale.
Dans d’autres pays, les paysans constituèrent la base sociale de la guérilla et le socle initial de la prise du pouvoir par des partis décidés à engager un programme de modernisation et d’industrialisation. Au Cambodge, par contre, les Khmers rouges procédèrent à la destruction soudaine des conditions sociales et économiques qui auraient permis d’industrialiser le pays. D’un jour à l’autre, ils ont dissous la population urbaine, y compris la totalité du prolétariat ; fermé les universités et les écoles ; tué ou laissé mourir de nombreux enseignants ainsi qu’entre 80 % et 90 % des artistes professionnels ; dispersé dans les campagnes entre deux et trois millions de citadins ; et transformé toute la population (sauf les cadres dirigeants) en travailleurs agricoles. Notez que l’agriculture familiale fut également détruite, parce que la famille fut remise en cause en tant qu’unité sociale et que des mesures furent prises pour la dissoudre. La ruralisation extensive reposa sur une forme d’esclavagisme d’Etat.
Le pays fut transformé́ en un damier de rizières séparées par des digues et des canaux, le riz et l’eau formant officiellement le bipied de ce projet de ruralisation. Peut-être s’agissait-il en fait d’un trépied, car les Khmers rouges avaient prévu d’utiliser massivement l’urine comme engrais ; ils se plaignaient que seulement 30 % de l’urine fussent recueillis et qu’en plus on gaspillât aussi celle des vaches et des buffles.
Voilà une leçon intéressante pour les adversaires des engrais dits chimiques. Les coûts humains et économiques de ces choix politiques sont maintenant bien connus. Entre 1,5 et 2 millions de morts sur une population d’environ 7 millions d’habitants ; un holocauste dû aux déplacements de population, à la répression politique, au génocide des minorités ethniques, à la famine et aux maladies causées par la crise provoquée dans l’agriculture. Tel fut le vrai visage de cette utopie rousseauiste(15).
Il importe peu ici de savoir si les dirigeants des Khmers rouges avaient lu, ou pas, Rousseau lorsqu’ils étudièrent à Paris, parce que les idéologies se diffusent par de nombreux canaux et sur des plans très différents. Je souhaiteattirer l’attention sur le caractère rousseauiste du programme des Khmers rouges, comme l’ont déjà fait certains auteurs(16). Un spécialiste(17) a soutenu que Sparte serait la seule analogie historique utile pour comprendre le régime des Khmers rouges, mais, même dans ce cas, nous retombons encore sur Rousseau qui proposa Sparte comme un modèle.
Bien que de façon plus indirecte que directe, l’écologie doit également beaucoup aux idylles de Rousseau. Il faut donc rappeler que, dans d’autres cas, leurs conséquences furent beaucoup moins paradisiaques que ce qui apparaissait dans ses écrits. Un spécialiste du fascisme mentionne le «nationalisme organique de Rousseau, pour qui la nation, composée des morts, des vivants et de tous ceux qui ne sont pas encore nés, obéissait idéalement à une volonté générale qui pourrait être mieux définie comme une sorte de révélation très spéciale(18)». Cette piste d’analyse nous permet d’établir une ligne de filiation entre l’un des noms les plus illustres du libéralisme bourgeois et quelques-unes des formes les plus sombres du fascisme.
1 - Iliade : épopée attribuée à Homère, écrite entre - 850 et - 750, qui relate la guerre de Troie et a été; Beowulf : poème épique anglais écrit entre le VIIe et le Xe siècle et qui a inspiré Tolkien et son Seigneur des Anneaux ; Shi Nai’an, écrivain chinois (vers 1296 – vers 1370), auteur du roman Au bord de l’eau ; Luo Guanzhong (vers 1330 – vers 1400), écrivain chinois auteur de L’Histoire des trois royaumes et peut-être d’une partie d’Au bord de l’eau; Boccace (1313-1375), écrivain florentin auteur du Décaméron (NdT).
2 - Louis Lambert, La Pléiade, vol. XI, p. 691.
3 - Séraphîta, op. cit., vol. XI, p. 821.
4 - Instrument de torture utilisé par les Romains contre leurs esclaves (NdT).
5 - «Travail: Évolution d’un Mot et d’une Idée», Journal de Psychologie Normale et Pathologique, vol. 41, no 1, 1948 [en ligne], (NdT).
6 - Le vocabulaire des institutions indo-européennes. I : Economie, parenté, société ; II : Pouvoir, droit, religion, Editions de Minuit, 1960.
7 - En France, aujourd’hui, il existe une «littérature de terroir», au ton très nostalgique, et qui rencontre un important succès commercial, même si les critiques littéraires l’ignorent. Fonds de commerce juteux pour certains «grands éditeurs» parisiens et aussi pour des maisons d’édition «régionales», cette littérature fournit aussi pas mal de matière aux téléfilms et aux émissions télévisées qui vantent les vertus mythologiques de la «ruralité» (NdT).
8 - Pour João Bernardo, les gestionnaires constituent avec la bourgeoisie l’une des deux classes dominantes (NdT).
9 - Cf. le chapitre sur la genèse commune de nazisme et de l’écologie dans Janet Biehl et Peter Staudenmaier, Ecofascism. Lessons from the German Experience, AK Press, 1995.
10 - http://new-compass.net/articles/anthroposophy-and-ecofascism article publié en 2011 sur le site «New Compass, Ideas for a free and rational society» (NdT).
11 - https://www.brasildefato.com.br/node/9444/.
12 - http://www.ecofascism.com/review11.html. Compte rendu portant sur trois livres d’Ana Bramwell: Blood and Soil, Richard Walter Darre and Hitler’s «Green Party», Kensall Press, Buckinghamshire, 1985 ; Ecology in the 20th Century, A History, Yale University Press, 1989 ; et The Fading of the Greens, Yale University Press, 1994 (NdT).
13 - Cf. ses chansons https://www.youtube.com/watch?v=nY6AxJYiVFw et https://www.youtube.com/watch?v=extokbsn3uY
14 - José Gaspar Rodriguez de Francia fut le dictateur du Paraguay entre 1814 et 1840. Partisan d’une autarcie absolue, individu frugal et abstème, il vécut dans la même austérité et le même isolement qu’il imposa à son peuple. Admirateur de Voltaire et Rousseau, il limita les pouvoirs de l’Eglise catholique et de l’aristocratie, interdit l’émigration et l’immigration, afin de couper les liens entre son pays et le reste du continent et du monde. Il introduisit des méthodes modernes d’agriculture, fit construire des routes, des ponts et des forts, et entretint une armée considérable. Il maintint son pouvoir sur les 300 000 habitants du Paraguay en s’appuyant sur un solide réseau d’espions et une police d’Etat, incarcérant tous ses opposants. Augusto Roa Bastos lui a consacré un roman : Moi, le Suprême (NdT).
15 - Pour un autre point de vue sur Rousseau, on pourra lire avec profit l’article de Sacha Sher «L’influence de Rousseau sur l’idéologie et le comportement de Pol Pot et de ses camarades» qui montre notamment que, même si Rousseau a écrit «J’aime encore mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs que s’entre-dévorer dans les villes» et si les Khmers rouges ont pu puiser dans les idées de Rousseau, l’influence directe des écrits et surtout des pratiques de Lénine et de Staline est sans aucun doute plus déterminante ! (http://rousseaustudies.free.fr/articleRousseauPolPot.html), (NdT).
16 - Michael Charles Rakower, «The Khmer Rouge: An Analysis of One of the World’s Most Brutal
Regimes», dans Ross A. Fisher, John Norton Moore et Robert F. Turner (dir.), To Oppose Any Foe: The Legacy of U.S. Intervention in Vietnam, Carolina Academic Press, 2006, p. 215 et note 53.
17 - Ben Kiernan, «External and Indigenous Sources of Khmer Rouge Ideology», dans Sophie Quinn- Judge et Odd Arne Westad (dir.), The Third Indochina War : Conflict between China, Vietnam and Cambodia, 1972-79, Routledge, 2006.
18 - Eugen Weber, Varieties of Fascism. Doctrines of Revolution in the Twentieth Century, D. van Nostrand, 1964, p. 7.
Souhaiter construire le socialisme en niant la civilisation urbaine et la société industrielle, c’est souhaiter la barbarie.
Si l’un des lieux communs de l’écologie repose sur la confusion entre le capitalisme et l’humanité et si son but est de sauver la planète de l’humanité, humanité elle-même confondue avec le capitalisme, il est compréhensible que les écologistes soient hostiles à la civilisation urbaine et à l’économie industrielle qui lui est liée aujourd’hui.
Néanmoins, la civilisation urbaine ne se confond pas avec le capitalisme.
Pourquoi est-ce que je me sens aussi éloigné du monde de l’Iliade ou de Beowulf et pourquoi, a contrario, les gestes et les préoccupations des personnages de Shi Nai’an et Luo Guanzhong ou de Boccace(1) me sont familiers alors qu’ils ne sont même pas les miens ? Les premières sociétés urbaines sont apparues comme l’une des conséquences, puis l’un des facteurs, de la grande révolution dans l’agriculture et la domestication des animaux. Liées à la sédentarisation de la population et à la transformation du pouvoir politique, les premières sociétés urbaines ont suscité le développement de formes de pensée abstraite, de raisonnement séquentiel et d’organisation géométrique qui continuent de caractériser la société urbaine et industrielle actuelle.
Les mystiques puis les fonctionnalistes ont observé́ que la ligne courbe se trouve dans la nature, mais que la ligne droite a été créée par les êtres humains. Dans le dernier aphorisme de la deuxième série, Balzac fait dire à Louis Lambert que «Dieu n’a procédé que par des lignes circulaires. La ligne droite est l’attribut de l’infini; aussi l’homme qui pressent l’infini la reproduit-il dans ses œuvre »(2). Séraphita, cette figure angélique que Balzac a placée au sommet de la Comédie humaine, délivre le même message : «Votre géométrie établit que la ligne droite est le chemin le plus court d’un point à un autre, mais votre astronomie vous démontre que Dieu n’a procédé que par des courbes. [...] La Courbe est la loi des mondes matériels, [...] la Droite est celle des mondes spirituels : l’une est la théorie des créations finies, l’autre est la théorie de l’infini. L’homme, ayant seul ici-bas la connaissance de l’infini, peut seul connaître la ligne droite» (3).
Mais Lambert, la figure angélique et tous les mystiques avec eux auraient dû ajouter que la ligne droite a été créée par l’homme dans les sociétés urbaines. C’est dans cet univers mental que nous vivons encore aujourd’hui.
Les civilisations peuvent jouir d’une très longue vie, embrasser plusieurs millénaires, s’intégrer dans des modes de production différents, qui s’emparent d’elles et les transforment, et malgré tout conserver des caractéristiques distinctives et des modes de vie spécifiques. Tel est le cas de la civilisation urbaine, et cela explique qu’une grande partie de l’organisation logique de notre pensée et de notre univers esthétique entretient un lien direct avec toutes les villes du passé.
Le structuralisme linguistique fournit le modèle pour penser ce genre de permanence à travers des ruptures. Les néologismes représentent une infime partie du vocabulaire, la quasi-totalité de celui-ci est formé par des mots d’origine millénaire, et le recours à l’étymologie est une technique courante dans l’histoire des institutions et des idées. Par exemple, bien que nous ne vivions plus dans l’Empire romain et sous le mode de production esclavagiste, nous évoquons fréquemment le mot tripalium(4), quand nous procédons à l’analyse critique du travail. Lucien Febvre l’a fait dans un article génial(5) et Émile Benveniste, avec une assurance linguistique incomparablement supérieure, a étendu cette méthodologie à un grand nombre de termes, dans un livre(6) que devraient lire tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des institutions.
En passant d’une structure linguistique à une autre, les mots acquièrent un sens différent, qui leur est conféré par la nouvelle structure. Ils maintiennent cependant des éléments de filiation, des connotations originelles qui ne sont pas négligeables et contribuent à la définition d’un nouveau sens. Cela vaut également pour les civilisations. Le structuralisme linguistique nous permet de comprendre d’une façon intégrée les ruptures et les continuités, et, dans cette perspective il définit la civilisation urbaine comme ayant une ampleur beaucoup plus vaste et une durée beaucoup plus longue que le capitalisme. Combattre le capitalisme et vouloir sa destruction n’implique pas d’attaquer les villes, ni même la société industrielle et de désirer les faire disparaître.
L’écologie s’oppose à la société industrielle dans son ensemble et un grand nombre d’écologistes proposent la fin des métropoles et la ruralisation généralisée.
Depuis les débuts du capitalisme industriel, au cours de la transition entre le XVIIIe et le XIXe siècle, d’innombrables romanciers, poètes et essayistes – dont certains appartiennent aux génies de leur époque – ont violemment critiqué les villes, pour des raisons économiques ou morales, et loué les campagnes. Dans «Le mythe de la nature» (pages 29 à 59), j’ai montré comment l’apologie de l’agriculture familiale est apparue en même temps que la production industrielle en série et, dans le cas des fascismes, comment un courant industriel-urbain a toujours coexisté avec un courant ayant des inclinations agraires.
De façon très générale, on peut affirmer que l’écologie actuelle aurait pu s’inspirer de la production des écrivains ruralistes(7) pour formuler sa critique de la civilisation urbaine. Mais d’autres éléments anticipateurs eurent une proximité idéologique plus prononcée.
Généralement, les gens lisent – quand ils s’intéressent aux livres – les deux ou trois romans les plus connus de Zola et ils ont donc une vision fausse des idées de cet auteur. S’ils dévoraient les vingt volumes de la série des Rougon-Macquart, et dans l’ordre, comme le voulait Zola, ils s’apercevraient que, pour lui, les bourgeois et la classe ouvrière étaient toutes deux des forces sociales néfastes, condamnées à se détruire mutuellement en entraînant dans leur chute le principal élément nuisible, la Ville.
La classe des gestionnaires(8) n’apparaît pratiquement pas dans Les Rougon-Macquart, il était bien trop tôt pour cela, mais Zola pressent justement son rôle dans les conflits sociaux quand il décrit l’ingénieur d’une mine paralysée par la grève. Il se promène à cheval et prend ses distances avec le conflit, tandis que le propriétaire et les travailleurs s’affrontent violemment.
Pour Zola, le conflit de classes central dans le capitalisme ne conduirait pas au socialisme, mais à l’anéantissement des deux protagonistes et, avec eux, de la civilisation urbaine. La nouvelle société résulterait de l’union entre la science et la tradition rurale. A l’époque, surtout en France, le modèle du savant était incarné par le médecin-biologiste, et tel est le sens de la fin des Rougon-Macquart, où le docteur Pascal part vivre à la campagne. Une ville minée par la corrosion et qui s’autodétruit et une science qui se lie au monde rural, peut-on trouver meilleure anticipation de l’idéal écologiste ?
On pourrait dire que la leçon des Rougon-Macquart a ouvert la voie à l’écologie contemporaine, mais pour qu’une telle affirmation fût valable il faudrait encore que ces partisans aient lu Zola, ce dont je doute. Néanmoins les Rougon-Macquart nous permettent de souligner un élément tout aussi important : les besoins sociaux et idéologiques l’emportent sur la conscience individuelle et, en l’absence d’une affiliation directe, les choses se recréent.
Dans le cas de l’écologie, elles furent recréées deux fois parce que le lien entre l’écologie et l’agriculture fut pensé par Rudolf Steiner en 1924, quand il lança l’idée de l’agriculture biodynamique. Steiner est connu comme le fondateur de l’anthroposophie, et Peter Staudenmaier, auteur d’une excellente contribution(9) sur l’origine commune de l’écologie et du national-socialisme allemand, a décrit, dans un autre article(10), les liens de l’anthroposophie avec les milieux mystiques et théosophiques les plus délirants. Steiner transposa la hiérarchie mystique de la progression spirituelle vers une hiérarchie biologique de la succession des races, dans laquelle la position la plus récente, et donc supérieure, revient à la race aryenne, dont la composante la plus parfaite serait l’élément germano-nordique.
La fusion d’une hiérarchie spirituelle avec une hiérarchie raciale plaçait l’anthroposophie dans le même camp idéologique que celui où se développa plus tard le racisme hitlérien. C’est dans ce contexte que Steiner formula sa théorie de l’agriculture biodynamique, inspirée par l’idée que la terre serait un organisme vivant et par sa prétention de connaître les forces cosmiques invisibles censées influer sur les sols et la flore.
Rudolf Steiner mourut en 1925 et, peu de temps après, cette forme d’agriculture commença à être promue par Walther Darré. Staudenmaier a raconté en détail l’histoire des relations entre l’anthroposophie et le national-socialisme à partir de 1933. (...) Je me limiterai ici à rappeler que, pour surmonter la méfiance, voire l’hostilité de certains secteurs du national-socialisme face à l’anthroposophie de Steiner, Walther Darré transforma l’expression «agriculture biodynamique» en «agriculture organique» (ou «biologique»), qui devint la principale doctrine agricole du Troisième Reich. Le ministre Darré essaya de freiner le développement du capitalisme à la campagne et l’industrialisation de l’agriculture, ce qui occasionna des dépenses énormes (...).
Raison pour laquelle, avec la défaite du Reich, l’agriculture biologique fut frappée par l’ignominie qui recouvrit toutes les initiatives encouragées par les nazis. Le fait que Darré et les anthroposophes aient continué à promouvoir cette forme d’agriculture dans les années 1950 n’a pas contribué à l’innocenter. Elle ne réussit à renaître de ses cendres que très lentement. Quand, au Brésil, le coordinateur des politiques publiques de l’ONG Agriculture familiale et agro-écologie, membre de la Ligue nationale de l’agro-écologie, affirme que «l’agro-écologie a près de quarante années d’existence » (11), nous voyons bien quelle généalogie il s’efforce de cacher.
En effet, dans les années 1970, avec la dissolution des espoirs dans le socialisme et la classe ouvrière, espoirs qui avaient prévalu durant la décennie précédente, les pays anglo-saxons virent apparaître un public de gauche ouvert aux thèses agro-écologistes jusque-là connotées à l’extrême droite. Toute personne qui s’intéresse à l’histoire obscure – et pourtant, parfaitement documentée – de l’agro-écologie, en particulier au Royaume-Uni et en Allemagne, et à son réseau de filiations doit lire le brillant essai de William Walter Kay sur ce sujet(12). «A la fin des années 1960, le mouvement étudiant britannique n’avait pas de composante écologiste, écrit Kay. Les militants étudiants avaient tendance à épouser les idées de gauche et anarchistes répandues dans les mouvements antinucléaires et contre la guerre. Une décennie plus tard, bon nombre de ces contestataires devinrent des militants écologistes.» Et Kay d’ajouter que l’écologisme britannique donna également naissance à des sous-courants du féminisme excluant et du nationalisme celtique.
A la même époque, j’ai observé ce phénomène en France, où, dans les années 1970, de jeunes maoïstes se découvrirent une vocation régionaliste. Pour soutenir les autonomistes bretons et occitans, ils s’unirent aux vieux fascistes qui avaient défendu l’indépendance de ces régions dans l’Europe soumise au joug du Reich. Au moins, avec cette résurrection, nous avons gagné la pureté inégalée des chants bretons de Jean-François Quémener, alias Yann Fanch Kemener(13) et il en est resté quelque chose. Telle a été la genèse turbulente du multiculturalisme, dont l’écologie fait partie.
Et c’est ainsi qu’a recommencé à se propager l’agro-écologie, version modernisée de l’installation du docteur Pascal dans un petit village, au milieu d’une confrontation entre, d’un côté la tendance expansionniste de la civilisation urbaine et la société industrielle qui promouvait l’industrialisation des tâches agricoles, et, de l’autre, les tentatives de résistance de l’agriculture familiale précapitaliste et anti- urbaine. Sans cette résistance, l’agro-écologie n’aurait pu disposer d’une base sociale. Mais si l’agro- écologie prend pour référence des techniques archaïques, elle prétend aussi utiliser la science afin d’introduire des innovations dans ces techniques.
Dans cette perspective, l’anticipation symbolisée par le docteur Pascal dans les Rougon-Macquart est parfaite, sauf sur un point. Alors qu’il part vivre à la campagne (où il s’est certainement fait installer une douche), les agro-écologistes actuels préfèrent le confort des départements universitaires urbains, confort que leur procurent d’ailleurs les financements sans lesquels leur activité serait vouée à l’échec.
Aujourd’hui, grâce à l’hégémonie acquise par le multiculturalisme dans les milieux universitaires, journalistiques et politiques dits «de gauche», la notion de progrès est la cible d’une critique quasi unanime. Dans la plupart des cas, cependant, il s’agit d’une critique erronée, car elle suppose que le progrès implique nécessairement une évolution linéaire et une téléologie. Or, le structuralisme permet de remettre en cause aussi bien la linéarité de l’évolution que la téléologie, sans pour autant renoncer à la notion de progrès.
L’évolution ne peut jamais être linéaire si l’on conçoit l’histoire comme une série de luttes sociales qui empruntent des chemins sinueux, selon des spirales et non des lignes droites. Nous connaissons des victoires et des défaites, mais celles-ci sont toujours d’un type spécifique qui conditionne à son tour un certain type de victoire. Selon la façon dont nous sommes vaincus, les vainqueurs se trouveront dans telle ou telle situation. Lorsque nous réussissons à choisir les termes de notre défaite, nous pouvons imposer aux autres les limites de leur victoire. C’est pourquoi nous n’avons pas affaire à des va-et-vient sur un seul plan historique, mais à des spirales.
D’autre part, la notion de progrès est loin d’être nécessairement téléologique ; il n’est nul besoin de supposer que l’on progresse dans une seule direction et vers une cible précise. Il nous faut définir des lois tendancielles liées aux directions générales de l’évolution, mais qui peuvent emprunter une multitude de chemins concrets.
Par ailleurs, cette discussion devrait, avant tout, être menée au niveau pratique car le débat méthodologique n’occupe qu’une place secondaire. Mais, curieusement, les thèses agro-écologistes veulent absolument établir une séparation entre la campagne et les villes, puisque seule une fausse conception du progrès peut inciter quelqu’un à considérer que l’industrialisation de l’agriculture serait inéluctable.
Au stade actuel du capitalisme, cependant, l’expansion de la ville aux dépens de la campagne, et de l’industrie aux dépens de l’agriculture, n’est même plus une tendance, mais une réalité certaine. D’abord parce que l’exode de la population rurale vers les villes a créé une situation telle que la plupart des familles rurales dépendent désormais, au moins en partie, de leurs membres urbains. En second lieu, parce que la production agricole la plus dynamique a été industrialisée, organisée dans des entreprises capitalistes qui obéissent au modèle des entreprises industrielles et de services. Troisièmement, parce que les salariés de ces exploitations agricoles industrialisées sont davantage des ouvriers que des paysans. Et, quatrièmement, parce que l’achat de machines par l’agriculture familiale, dans les pays où elle se produit, renforce l’inclusion du monde rural dans la société industrielle.
Dans ces conditions, le secteur agro-pécuaire familial a été entièrement intégré par le mode de production capitaliste. Il faut se rappeler que le marxisme structuraliste français et italien, il y a quelques décennies, a rénové et élargi le concept de formation économico- sociale, en lui donnant le sens d’une structure qui articule plusieurs modes de production, mais où l’un d’entre eux occupe la place décisive et dicte aux autres des fonctions auxiliaires. Alors que le multiculturalisme part du présupposé que tout s’équivaut, le structuralisme hiérarchise les sociétés en s’appuyant sur une analyse intégrée des processus économiques. La subordination des régimes économiques archaïques à un mode de production dominant fait qu’une formation économico-sociale peut fonctionner comme une économie et une société unifiées. Tel est le cas aujourd’hui avec la subordination de l’agriculture familiale au mode de production capitaliste.
Dans certaines régions et divers pays, il est indéniable que des cultures et des systèmes économiques précapitalistes extra-urbains sont entrés en résistance. Cependant, dans les formations économico- sociales où le capitalisme exerce une influence déterminante – et tel est le cas aujourd’hui du monde entier – les modes de production archaïques ont pour rôle de promouvoir l’extorsion de la plus-value absolue ; plus leurs techniques sont archaïques et moins elles sont productives, et plus leur contribution à la plus-value absolue est importante. C’est dans cette perspective que l’on doit analyser la fameuse capacité de résilience de ces cultures. Pour être un sujet historique, il ne suffit pas d’être une victime du progrès, sinon aujourd’hui il en existerait une multitude infinie. Il est indispensable de constituer un organisme social spécifique et d’avoir une capacité autonome de développement : cela, seule la classe ouvrière est en condition de l’assurer. Les formes paysannes et primitives préconisées par le multiculturalisme de gauche ne sont pas des îlots sociaux permettant, à partir de ces bases, d’affronter le capitalisme. Au contraire, des vestiges de précapitalisme sont insérés dans le mode de production dominant, où ils jouent une fonction auxiliaire, mais éventuellement importante, de renforcement des formes d’exploitation les plus dégradées.
Si d’un côté, la lutte des travailleurs contre les patrons d’une entreprise exerce une pression pour l’augmentation de la productivité et contribue donc au développement de la plus-value relative et du capitalisme lui-même ; de l’autre, en sens inverse, cette lutte contribue à renforcer les liens de solidarité entre les travailleurs opposés à la hiérarchisation qui sévit dans la production capitaliste. Ces relations d’un genre nouveau, solidaires et égalitaires, tissées dans le combat, constituent la base réelle possible d’une nouvelle société. Cependant, on ne trouve pas cette force dans les vestiges historiques en décomposition, désertés par les jeunes générations, qui ne sont pas prêtes à vivre dans la pauvreté pour soutenir une idéologie qui leur est étrangère.
Il arrive parfois que ces résidus sociaux archaïques soient maintenus artificiellement grâce à divers financements, dans la mesure où ses membres réussissent à se déguiser avec leurs accessoires traditionnels. Ils apparaissent dans des manifestations publiques ou des vidéos de propagande, de la même façon que, dans certains villages, les autochtones enlèvent leurs vêtements ordinaires pour mettre tel ou tel costume traditionnel avant d’accueillir un groupe de touristes. En fait, la frontière est très mince entre une demi-farce et une farce totale, et le multiculturalisme ne se limite pas à restaurer et promouvoir des ruines sociales. Dans certains cas, il invente même, de haut en bas, de pseudo-identités, pour les ajouter dans la malle sans fond des sujets historiques, transformant ainsi la recherche anthropologique en une fabrication permanente de scénarios.
Pour les défenseurs du multiculturalisme dans le milieu universitaire – et les mouvements sociaux liés à ces vestiges historiques comptent parmi eux un nombre de partisans toujours renouvelé – il ne s’agit pas d’une erreur de perspective. Le soutien à cette composante de la plus-value absolue correspond, dans les universités, à des intérêts égoïstes immédiats : il vise à conserver des sujets d’étude de la même façon que l’on livre régulièrement des cobayes aux laboratoires.
Les départements des universités et leurs associés au sein des mouvements sociaux déploient des efforts étonnants pour conserver la langue, le mode de vie et les traditions de communautés archaïques dont il ne reste plus qu’une lamentable imitation ; par contre, les jeunes de ces mêmes communautés souhaitent émigrer et abandonner un milieu qui ne représente que la misère et ils veulent parler une
langue leur permettant de s’insérer dans le marché général du travail.
Ces exemples montrent comment l’acculturation est la réponse des travailleurs au multiculturalisme des professeurs. Si l’on transpose la question sur le plan politique, on assiste d’un côté au processus de formation d’une culture de classe commune et, de l’autre, à une tentative d’obstruction au développement d’une conscience de classe.
Cependant, sur le plan lexical, le multiculturalisme a promu le politiquement correct, système de substitutions qui masque la réalité derrière un rideau de mots. Cette propension des multiculturalistes à fabriquer des scénarios, et beaucoup plus grave, à croire dans leurs mises en scène, se traduit notamment par la résurrection des jardins urbains.
Il y a encore quelques décennies, dans les centres industriels les plus pauvres, il était courant que les familles ouvrières cultivent des lopins de terre, à la périphérie des villes et aussi dans les espaces vacants à l’intérieur des villes, lopins qui assuraient un complément à leur alimentation. Ces jardins contribuèrent à l’aggravation de l’exploitation parce qu’une partie de la reproduction de la force de travail, qui devait relever de la responsabilité des employeurs, restait à la charge des travailleurs ; cette situation exerçait une pression à la baisse sur les salaires en les maintenant à un niveau inférieur aux nécessités de base. Les travailleurs contribuaient ainsi à augmenter la plus-value absolue.
Maître accompli dans l’art d’obliger le peuple à se serrer la ceinture, le dictateur Salazar encouragea la création de jardins urbains au Portugal. En effet, pour lui, ils représentaient évidemment l’un des engrenages de l’exploitation mais ils avaient aussi l’avantage de nourrir ce lyrisme rural qu’il chérissait tant. Néanmoins, suite au développement du capitalisme et aux pressions de la plus-value relative, au Portugal comme dans les autres pays industrialisés, les jardins sont aujourd’hui enterrés sous les fondations des nouveaux édifices.
Au cours des dernières années, les jardins urbains ont refait surface et semblent être l’ornement indispensable de la prétendue «gauche» ; ils n’ont plus une fonction alimentaire mais strictement idéologique, dans un double sens.
D’une part, dans les centres-villes où ils sont plantés, parfois même au cours de manifestations éphémères, au milieu des places publiques, les jardins sont présentés comme un manifeste anti-urbain, une déclaration d’hostilité envers les villes et la société industrielle. D’autre part, les jardins accomplissent une fonction rituelle, magique ou religieuse ; ils sont une hiérophanie (une manifestation du sacré) pour ce mysticisme de la nature dans lequel l’écologie se convertit si facilement. Dans ce double sens, les jardins urbains ne symbolisent nullement une pénétration de la société rurale au sein de la société urbaine, mais, paradoxalement, la façon dont la civilisation urbaine considère le monde rural.
Il convient de rappeler que, dans l’histoire de la peinture occidentale, c’est seulement avec le développement des centres urbains que le paysage s’est détaché du fond des tableaux et est devenu un objet pictural en lui-même. Suite à ce processus, une partie des grands remodelages esthétiques du premier modernisme ont pris pour objet formel la campagne, comme dans le cas des Impressionnistes, une «campagne» qui, souvent, était seulement la périphérie de Paris. Le paysage s’est défini donc comme la campagne vue à travers les yeux des citadins. Ensuite, avec le futurisme et le dadaïsme, le néoplasticisme et le constructivisme et, plus profondément, avec les artistes américains des années 1950, le paysage rural a disparu en tant qu’évocation mythique. L’art a commencé alors à assumer pleinement le monde urbain et industriel dans lequel nous vivons.
La mythification esthétique de la campagne a recommencé à partir des années 1980. A partir de là, un courant très important du conceptualisme – qui a atteint aujourd’hui, dans les arts plastiques, le degré d’hégémonie conquis par l’écologie dans la société en général – est devenu ruralisant et écologiste. Rien ne me donne davantage envie de rire que ces installations qui réunissent de la terre, quelques pierres et morceaux de bois, non pas à la campagne mais dans les galeries et les musées des grandes villes. Le paysage a été ressuscité et, même si c’est un paysage de type nouveau, il continue à représenter la campagne à travers le regard des citadins. La nouvelle vague des jardins urbains fait partie de ce contexte.
A certains moments de l’histoire, la gauche radicale a repris le dilemme d’Engels, socialisme ou barbarie, annonçant que si le capitalisme n’était pas détruit, la barbarie s’installerait à court terme. Ce fut le cas au cours de la Première guerre mondiale, et ce pronostic reposait sur une observation lucide des effets du militarisme et une anticipation du fascisme. Après la seconde guerre mondiale, cette devise a nourri la crainte de l’imminence d’un troisième conflit mondial, et fort peu de militants d’extrême gauche pensèrent que la guerre en Corée n’allait pas s’étendre à toute la planète.
Aujourd’hui, cependant, les écologistes et les multiculturalistes qui composent la majeure partie de la soi-disant «gauche» semblent avoir adopté la devise socialisme ET barbarie. La modification de la conjonction de coordination change tout. Souhaiter construire un socialisme fondé sur la négation de la civilisation urbaine et de la société industrielle, c’est vouloir la barbarie. Pourquoi diable défendrais-je une barbarie sous prétexte qu’elle est collective ?
Dans des articles antérieurs, j’ai déjà incité les écologistes les plus hostiles à la civilisation urbaine à se pencher sur la ruralisation généralisée de la société entreprise par le régime des Khmers rouges, au Cambodge, durant la seconde moitié des années 1970. Mon conseil est resté sans effet, peut-être parce que les écologistes craignent, à juste titre, que cette étude leur révèle ce qu’ils préfèrent ignorer.
En effet, il est étrange que, au moins en Amérique latine, les écologistes n’aient pas découvert un de leurs précurseurs, José Gaspar Rodriguez de Francia(14), le dictateur du Paraguay, El Supremo. Cependant, le Paraguay, durant la première moitié du XIXe siècle, n’était pas une société véritablement capitaliste. Francia avait une base logique lui permettant de croire que l’utopie de Rousseau pourrait y être immédiatement applicable. A l’époque, il n’avait pas besoin de désurbaniser et désindustrialiser son pays, simplement de ne pas l’urbaniser ni de l’industrialiser. Au contraire, l’application de cette utopie au Cambodge poussa les Khmers rouges, dès le départ, à vider les villes, dès le 17 avril 1975, le jour même où ils s’emparèrent de la capitale.
Dans d’autres pays, les paysans constituèrent la base sociale de la guérilla et le socle initial de la prise du pouvoir par des partis décidés à engager un programme de modernisation et d’industrialisation. Au Cambodge, par contre, les Khmers rouges procédèrent à la destruction soudaine des conditions sociales et économiques qui auraient permis d’industrialiser le pays. D’un jour à l’autre, ils ont dissous la population urbaine, y compris la totalité du prolétariat ; fermé les universités et les écoles ; tué ou laissé mourir de nombreux enseignants ainsi qu’entre 80 % et 90 % des artistes professionnels ; dispersé dans les campagnes entre deux et trois millions de citadins ; et transformé toute la population (sauf les cadres dirigeants) en travailleurs agricoles. Notez que l’agriculture familiale fut également détruite, parce que la famille fut remise en cause en tant qu’unité sociale et que des mesures furent prises pour la dissoudre. La ruralisation extensive reposa sur une forme d’esclavagisme d’Etat.
Le pays fut transformé́ en un damier de rizières séparées par des digues et des canaux, le riz et l’eau formant officiellement le bipied de ce projet de ruralisation. Peut-être s’agissait-il en fait d’un trépied, car les Khmers rouges avaient prévu d’utiliser massivement l’urine comme engrais ; ils se plaignaient que seulement 30 % de l’urine fussent recueillis et qu’en plus on gaspillât aussi celle des vaches et des buffles.
Voilà une leçon intéressante pour les adversaires des engrais dits chimiques. Les coûts humains et économiques de ces choix politiques sont maintenant bien connus. Entre 1,5 et 2 millions de morts sur une population d’environ 7 millions d’habitants ; un holocauste dû aux déplacements de population, à la répression politique, au génocide des minorités ethniques, à la famine et aux maladies causées par la crise provoquée dans l’agriculture. Tel fut le vrai visage de cette utopie rousseauiste(15).
Il importe peu ici de savoir si les dirigeants des Khmers rouges avaient lu, ou pas, Rousseau lorsqu’ils étudièrent à Paris, parce que les idéologies se diffusent par de nombreux canaux et sur des plans très différents. Je souhaiteattirer l’attention sur le caractère rousseauiste du programme des Khmers rouges, comme l’ont déjà fait certains auteurs(16). Un spécialiste(17) a soutenu que Sparte serait la seule analogie historique utile pour comprendre le régime des Khmers rouges, mais, même dans ce cas, nous retombons encore sur Rousseau qui proposa Sparte comme un modèle.
Bien que de façon plus indirecte que directe, l’écologie doit également beaucoup aux idylles de Rousseau. Il faut donc rappeler que, dans d’autres cas, leurs conséquences furent beaucoup moins paradisiaques que ce qui apparaissait dans ses écrits. Un spécialiste du fascisme mentionne le «nationalisme organique de Rousseau, pour qui la nation, composée des morts, des vivants et de tous ceux qui ne sont pas encore nés, obéissait idéalement à une volonté générale qui pourrait être mieux définie comme une sorte de révélation très spéciale(18)». Cette piste d’analyse nous permet d’établir une ligne de filiation entre l’un des noms les plus illustres du libéralisme bourgeois et quelques-unes des formes les plus sombres du fascisme.
1 - Iliade : épopée attribuée à Homère, écrite entre - 850 et - 750, qui relate la guerre de Troie et a été; Beowulf : poème épique anglais écrit entre le VIIe et le Xe siècle et qui a inspiré Tolkien et son Seigneur des Anneaux ; Shi Nai’an, écrivain chinois (vers 1296 – vers 1370), auteur du roman Au bord de l’eau ; Luo Guanzhong (vers 1330 – vers 1400), écrivain chinois auteur de L’Histoire des trois royaumes et peut-être d’une partie d’Au bord de l’eau; Boccace (1313-1375), écrivain florentin auteur du Décaméron (NdT).
2 - Louis Lambert, La Pléiade, vol. XI, p. 691.
3 - Séraphîta, op. cit., vol. XI, p. 821.
4 - Instrument de torture utilisé par les Romains contre leurs esclaves (NdT).
5 - «Travail: Évolution d’un Mot et d’une Idée», Journal de Psychologie Normale et Pathologique, vol. 41, no 1, 1948 [en ligne], (NdT).
6 - Le vocabulaire des institutions indo-européennes. I : Economie, parenté, société ; II : Pouvoir, droit, religion, Editions de Minuit, 1960.
7 - En France, aujourd’hui, il existe une «littérature de terroir», au ton très nostalgique, et qui rencontre un important succès commercial, même si les critiques littéraires l’ignorent. Fonds de commerce juteux pour certains «grands éditeurs» parisiens et aussi pour des maisons d’édition «régionales», cette littérature fournit aussi pas mal de matière aux téléfilms et aux émissions télévisées qui vantent les vertus mythologiques de la «ruralité» (NdT).
8 - Pour João Bernardo, les gestionnaires constituent avec la bourgeoisie l’une des deux classes dominantes (NdT).
9 - Cf. le chapitre sur la genèse commune de nazisme et de l’écologie dans Janet Biehl et Peter Staudenmaier, Ecofascism. Lessons from the German Experience, AK Press, 1995.
10 - http://new-compass.net/articles/anthroposophy-and-ecofascism article publié en 2011 sur le site «New Compass, Ideas for a free and rational society» (NdT).
11 - https://www.brasildefato.com.br/node/9444/.
12 - http://www.ecofascism.com/review11.html. Compte rendu portant sur trois livres d’Ana Bramwell: Blood and Soil, Richard Walter Darre and Hitler’s «Green Party», Kensall Press, Buckinghamshire, 1985 ; Ecology in the 20th Century, A History, Yale University Press, 1989 ; et The Fading of the Greens, Yale University Press, 1994 (NdT).
13 - Cf. ses chansons https://www.youtube.com/watch?v=nY6AxJYiVFw et https://www.youtube.com/watch?v=extokbsn3uY
14 - José Gaspar Rodriguez de Francia fut le dictateur du Paraguay entre 1814 et 1840. Partisan d’une autarcie absolue, individu frugal et abstème, il vécut dans la même austérité et le même isolement qu’il imposa à son peuple. Admirateur de Voltaire et Rousseau, il limita les pouvoirs de l’Eglise catholique et de l’aristocratie, interdit l’émigration et l’immigration, afin de couper les liens entre son pays et le reste du continent et du monde. Il introduisit des méthodes modernes d’agriculture, fit construire des routes, des ponts et des forts, et entretint une armée considérable. Il maintint son pouvoir sur les 300 000 habitants du Paraguay en s’appuyant sur un solide réseau d’espions et une police d’Etat, incarcérant tous ses opposants. Augusto Roa Bastos lui a consacré un roman : Moi, le Suprême (NdT).
15 - Pour un autre point de vue sur Rousseau, on pourra lire avec profit l’article de Sacha Sher «L’influence de Rousseau sur l’idéologie et le comportement de Pol Pot et de ses camarades» qui montre notamment que, même si Rousseau a écrit «J’aime encore mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs que s’entre-dévorer dans les villes» et si les Khmers rouges ont pu puiser dans les idées de Rousseau, l’influence directe des écrits et surtout des pratiques de Lénine et de Staline est sans aucun doute plus déterminante ! (http://rousseaustudies.free.fr/articleRousseauPolPot.html), (NdT).
16 - Michael Charles Rakower, «The Khmer Rouge: An Analysis of One of the World’s Most Brutal
Regimes», dans Ross A. Fisher, John Norton Moore et Robert F. Turner (dir.), To Oppose Any Foe: The Legacy of U.S. Intervention in Vietnam, Carolina Academic Press, 2006, p. 215 et note 53.
17 - Ben Kiernan, «External and Indigenous Sources of Khmer Rouge Ideology», dans Sophie Quinn- Judge et Odd Arne Westad (dir.), The Third Indochina War : Conflict between China, Vietnam and Cambodia, 1972-79, Routledge, 2006.
18 - Eugen Weber, Varieties of Fascism. Doctrines of Revolution in the Twentieth Century, D. van Nostrand, 1964, p. 7.