La « méthode Alinsky », parlons-en
Par Raymond Maillard
Qui aurait crû qu’en 2017 le nom de Saül Alinsky apparaisse dans la presse nationale française destinée au grand public ? Pourtant, le 26 août dernier, Le Parisien titrait « Méthode Alinsky : comment les Insoumis veulent reconquérir les quartiers » et encore plus récemment 20 Minutes du 24 novembre affichait : « Porte-à-porte, actions insolites, auto-organisation... En suivant «la méthode Alinsky», les Insoumis espèrent «aller chercher la colère des gens» ».
Qui est donc ce Saül Alinsky, citoyen américain décédé en 1972 et présenté comme l’inventeur des outils que la France insoumise compte utiliser pour aller à la conquête des quartiers populaires fournissant les gros bataillons d’abstentionnistes aux élections ? Jusqu’ici son nom était resté totalement inconnu du public français, à l’exception notable des fondateurs de l’Association populaire d’entraide et du bulletin Militant1. C’est sans doute la ré-édition en 2012 par un éditeur belge de son ouvrage « Etre radical, manuel pragmatique pour radicaux réalistes »2 qui a commencé à attirer l’attention d’autres personnes, aujourd’hui impliquées dans le réseau « auto-organisation » de la France insoumise.
Réaliste, Saül Alinsky l’était sans aucun doute. Radical, c’est à voir. Mais incontestablement il est le père de « l’organisation communautaire » à l’américaine. Né en 1909, il a d’abord été permanent syndical avant de se tourner vers la construction d’associations dans les quartiers populaires des grandes villes américaines. Stratège et organisateur, Alinsky n’a pas fait carrière dans une organisation spécifique mais s’est employé à en impulser plusieurs et surtout à former des animateurs associatifs. Sa principale contribution réside dans l’énoncé de stratégies, tactiques et méthodes d’action. Celles-ci sont exposées de manière très didactique et concrète dans son célèbre ouvrage précité, véritable guide pratique de l’organisateur communautaire.
Il y explique comment structurer en groupe en désignant un « ennemi commun », de préférence unique, s’appuyer sur des constructions symboliques (comme la solidarité d’un groupe religieux) et développer des tactiques permettant d’obtenir satisfaction au moyen d’actions directes des concernés. Ce dernier point, l’intérêt porté à la solution d’un problème social sans médiation politique institutionnelle est sans doute un des aspects novateurs de la « méthode Alinsky ». Pour des français, cette référence fait écho aux traditions du syndicalisme révolutionnaire du début du XXe siècle, quand les fondateurs de la CGT mettaient en avant l’action directe des exploités contre le patronat comme alternative à la délégation de pouvoir via les pressions sur les parlementaires.
Pour autant, Alinsky n’était certainement pas un révolutionnaire. Fondant sa première organisation en 1939, le Back of the Yards Neighborhood Council, il s’est appuyé sur la communauté catholique et a explicitement demandé le soutien des leaders religieux pour couper l’herbe sous le pied aux syndicats et associations « communistes ». Quand il crée en 1940 l’Industrial Areas Foundation, c’est aux côtés de l’évêque catholique Bernard James Sheil et de l’homme d’affaires Marshall Field III, banquier, patron de presse et soutien du Parti Républicain. Rétif personnellement à tout engagement politique, Alinsky est une figure de référence pour la gauche du Parti démocrate américain voire au delà puisque Barack Obama lui-même s’ en réclame. Il a été cité comme une figure du populisme à l’américaine, aux côtés de l’écologiste Ralph Nader, du leader paysan Cesar Chavez ou du révèrent noir Jesse Jackson, candidat malheureux à deux reprises aux primaires démocrates.
Aux Etats-Unis, pays sans système de protection sociale étatique, une grande partie des « programmes » de soutien aux démunis, de construction de logement sociaux ou d’accès à l’emploi sont pilotés par des fondations ou des réseaux associatifs communautaires. Il importe donc au lecteur français de savoir examiner la passionnante, parce que basée sur une réelle expérience de construction d’organisations de masse, « méthode Alinsky » avec un minimum de distanciation. Aux Etats-Unis même, les critiques de ne manquent pas, telle celle de d’Aaron Petcoff dans le magazine Jacobin : « Aujourd’hui, le mantra de « l’alinskysme » - campagnes mono thématiques apolitiques qui se concentrent sur des « revendications gagnables » dirigées par une équipe d’organisation bien huilée - est régulièrement répandu comme un remède pour les maux de la gauche. Mais de manière prévisible, ce pragmatisme auto-proclamé, qui rejette la politique radicale et promeut une classe d'organisateurs professionnels, a fermé la porte à des formes plus démocratiques et transformatrices de la mobilisation ouvrière »3.
Une caractéristique de la « méthode Alinsky » est son indifférence à la démocratie dans l’organisation des luttes, la figure essentielle étant « l’organisateur », c’est à dire un permanent associatif souvent extérieur au milieu. De fait, les organisations issues de la tradition fondée par Saül Alinsky ressemblent beaucoup plus à des O.N.G. qu’à des groupes militants radicaux. Elles n’ont d’ailleurs pas échappé aux processus de bureaucratisation et de corruption. Ainsi, ACORN4, qui comptait plusieurs centaines de milliers d’adhérents aux Etats-Unis, a cessé ses activités suite à des scandales impliquant plusieurs de ses dirigeants s’étant livrés à des détournements de fonds.
Centrée sur des techniques de mobilisation, la « méthode Alinsky » ne s’articule aucunement avec une perspective de changement politique. Si la droite américaine est très hostile à la figure d’Alinsky en tant qu’inspirateur de mouvements revendicatifs dans les communautés noires (voire d’un Obama considéré comme le diable en personne), la « méthode Alinsky n’a pas de contenu politique intrinsèque. Elle a même pu être adaptée par certains groupes du Tea Party. Au delà de son intérêt, elle risque donc de ne pas être la pierre philosophale pour des Insoumis cherchant à articuler organisation populaire dans les quartiers et développement de la conscience politique. De ce point de vue, il y a beaucoup plus d’exemples pertinents dans des expériences latino-américaines auxquelles on aurait pu penser les Insoumis a priori plus sensibles. Le fait que des militants français se préoccupent, enfin, de la question de la reconquête des couches populaires et cherchent des solutions concrètes et opérationnelles est un progrès extrêmement significatif. Pour autant, l’étude de toutes les expériences étrangères mais aussi françaises sera sans doute plus efficiente que la reproduction d’une « méthode » clé en main élaborée dans un contexte et avec des finalités sans rapport.
1 - Raymond Debord, « Une expérience d’organisation communautaire en France :
l’Association populaire d’entraide (1997-2007) ». Intervention au colloque « l’action collective, au croisement du social et du politique », co -organisé par le CNAM, l’INJEP et le CNRS, mars2012.
2 - Editions Aden. Une version pdf de l’édition de 1976 au Seuil est disponible gratuitement sur un site internet québécois : http://capsurlindependance.quebec/wp-content/uploads/2010/06/Manuel-de-lanimateur-social.pdf
3 - https://www.jacobinmag.com/2017/05/saul-alinsky-alinskyism-organizing-methods-cesar-chavez-ufw4 - https://en.wikipedia.org/wiki/Association_of_Community_Organizations_for_Reform_Now
Qui aurait crû qu’en 2017 le nom de Saül Alinsky apparaisse dans la presse nationale française destinée au grand public ? Pourtant, le 26 août dernier, Le Parisien titrait « Méthode Alinsky : comment les Insoumis veulent reconquérir les quartiers » et encore plus récemment 20 Minutes du 24 novembre affichait : « Porte-à-porte, actions insolites, auto-organisation... En suivant «la méthode Alinsky», les Insoumis espèrent «aller chercher la colère des gens» ».
Qui est donc ce Saül Alinsky, citoyen américain décédé en 1972 et présenté comme l’inventeur des outils que la France insoumise compte utiliser pour aller à la conquête des quartiers populaires fournissant les gros bataillons d’abstentionnistes aux élections ? Jusqu’ici son nom était resté totalement inconnu du public français, à l’exception notable des fondateurs de l’Association populaire d’entraide et du bulletin Militant1. C’est sans doute la ré-édition en 2012 par un éditeur belge de son ouvrage « Etre radical, manuel pragmatique pour radicaux réalistes »2 qui a commencé à attirer l’attention d’autres personnes, aujourd’hui impliquées dans le réseau « auto-organisation » de la France insoumise.
Réaliste, Saül Alinsky l’était sans aucun doute. Radical, c’est à voir. Mais incontestablement il est le père de « l’organisation communautaire » à l’américaine. Né en 1909, il a d’abord été permanent syndical avant de se tourner vers la construction d’associations dans les quartiers populaires des grandes villes américaines. Stratège et organisateur, Alinsky n’a pas fait carrière dans une organisation spécifique mais s’est employé à en impulser plusieurs et surtout à former des animateurs associatifs. Sa principale contribution réside dans l’énoncé de stratégies, tactiques et méthodes d’action. Celles-ci sont exposées de manière très didactique et concrète dans son célèbre ouvrage précité, véritable guide pratique de l’organisateur communautaire.
Il y explique comment structurer en groupe en désignant un « ennemi commun », de préférence unique, s’appuyer sur des constructions symboliques (comme la solidarité d’un groupe religieux) et développer des tactiques permettant d’obtenir satisfaction au moyen d’actions directes des concernés. Ce dernier point, l’intérêt porté à la solution d’un problème social sans médiation politique institutionnelle est sans doute un des aspects novateurs de la « méthode Alinsky ». Pour des français, cette référence fait écho aux traditions du syndicalisme révolutionnaire du début du XXe siècle, quand les fondateurs de la CGT mettaient en avant l’action directe des exploités contre le patronat comme alternative à la délégation de pouvoir via les pressions sur les parlementaires.
Pour autant, Alinsky n’était certainement pas un révolutionnaire. Fondant sa première organisation en 1939, le Back of the Yards Neighborhood Council, il s’est appuyé sur la communauté catholique et a explicitement demandé le soutien des leaders religieux pour couper l’herbe sous le pied aux syndicats et associations « communistes ». Quand il crée en 1940 l’Industrial Areas Foundation, c’est aux côtés de l’évêque catholique Bernard James Sheil et de l’homme d’affaires Marshall Field III, banquier, patron de presse et soutien du Parti Républicain. Rétif personnellement à tout engagement politique, Alinsky est une figure de référence pour la gauche du Parti démocrate américain voire au delà puisque Barack Obama lui-même s’ en réclame. Il a été cité comme une figure du populisme à l’américaine, aux côtés de l’écologiste Ralph Nader, du leader paysan Cesar Chavez ou du révèrent noir Jesse Jackson, candidat malheureux à deux reprises aux primaires démocrates.
Aux Etats-Unis, pays sans système de protection sociale étatique, une grande partie des « programmes » de soutien aux démunis, de construction de logement sociaux ou d’accès à l’emploi sont pilotés par des fondations ou des réseaux associatifs communautaires. Il importe donc au lecteur français de savoir examiner la passionnante, parce que basée sur une réelle expérience de construction d’organisations de masse, « méthode Alinsky » avec un minimum de distanciation. Aux Etats-Unis même, les critiques de ne manquent pas, telle celle de d’Aaron Petcoff dans le magazine Jacobin : « Aujourd’hui, le mantra de « l’alinskysme » - campagnes mono thématiques apolitiques qui se concentrent sur des « revendications gagnables » dirigées par une équipe d’organisation bien huilée - est régulièrement répandu comme un remède pour les maux de la gauche. Mais de manière prévisible, ce pragmatisme auto-proclamé, qui rejette la politique radicale et promeut une classe d'organisateurs professionnels, a fermé la porte à des formes plus démocratiques et transformatrices de la mobilisation ouvrière »3.
Une caractéristique de la « méthode Alinsky » est son indifférence à la démocratie dans l’organisation des luttes, la figure essentielle étant « l’organisateur », c’est à dire un permanent associatif souvent extérieur au milieu. De fait, les organisations issues de la tradition fondée par Saül Alinsky ressemblent beaucoup plus à des O.N.G. qu’à des groupes militants radicaux. Elles n’ont d’ailleurs pas échappé aux processus de bureaucratisation et de corruption. Ainsi, ACORN4, qui comptait plusieurs centaines de milliers d’adhérents aux Etats-Unis, a cessé ses activités suite à des scandales impliquant plusieurs de ses dirigeants s’étant livrés à des détournements de fonds.
Centrée sur des techniques de mobilisation, la « méthode Alinsky » ne s’articule aucunement avec une perspective de changement politique. Si la droite américaine est très hostile à la figure d’Alinsky en tant qu’inspirateur de mouvements revendicatifs dans les communautés noires (voire d’un Obama considéré comme le diable en personne), la « méthode Alinsky n’a pas de contenu politique intrinsèque. Elle a même pu être adaptée par certains groupes du Tea Party. Au delà de son intérêt, elle risque donc de ne pas être la pierre philosophale pour des Insoumis cherchant à articuler organisation populaire dans les quartiers et développement de la conscience politique. De ce point de vue, il y a beaucoup plus d’exemples pertinents dans des expériences latino-américaines auxquelles on aurait pu penser les Insoumis a priori plus sensibles. Le fait que des militants français se préoccupent, enfin, de la question de la reconquête des couches populaires et cherchent des solutions concrètes et opérationnelles est un progrès extrêmement significatif. Pour autant, l’étude de toutes les expériences étrangères mais aussi françaises sera sans doute plus efficiente que la reproduction d’une « méthode » clé en main élaborée dans un contexte et avec des finalités sans rapport.
1 - Raymond Debord, « Une expérience d’organisation communautaire en France :
l’Association populaire d’entraide (1997-2007) ». Intervention au colloque « l’action collective, au croisement du social et du politique », co -organisé par le CNAM, l’INJEP et le CNRS, mars2012.
2 - Editions Aden. Une version pdf de l’édition de 1976 au Seuil est disponible gratuitement sur un site internet québécois : http://capsurlindependance.quebec/wp-content/uploads/2010/06/Manuel-de-lanimateur-social.pdf
3 - https://www.jacobinmag.com/2017/05/saul-alinsky-alinskyism-organizing-methods-cesar-chavez-ufw4 - https://en.wikipedia.org/wiki/Association_of_Community_Organizations_for_Reform_Now