Les gilets jaunes ont-ils perdu la bataille ?
Par François Ferrette
Le mouvement des gilets jaunes a été la plus importante mobilisation depuis Mai 1968. Plus qu’un mouvement, ce fut une révolte dans laquelle communiaient nombre d’employés, d’ouvriers, mais aussi de commerçants et d’artisans, sans oublier des fonctionnaires, des retraités et des chômeurs pour un changement profond dans les règles de fonctionnement du pays et pour plus de justice sociale. Ces objectifs ont-ils été atteints ? Si l’on pose la question à un gilet jaune, il répondra que non, untel empli de désespoir répondra que tout çà n’a servi à rien, qu’il ne sert à rien de manifester. Tel autre, plus nuancé dira que l’on a recréé « du lien », que la fraternité est de retour, que des choses ont été arrachées même si sur l’essentiel, Macron n’a pas cédé. Tous seront d’accord pour convenir que les objectifs principaux ne sont pas atteints.
Ce sentiment de l’inutilité d’un mouvement, des faibles capacités de mobilisation, d’un rapport de force jamais en faveur du peuple, conduit au désespoir. Certains vont jusqu’à prétendre que c’était d’ailleurs le dernier espoir, que si on ne gagne pas là, on ne gagnera plus. Cet argument avait déjà été avancé lors de la lutte des cheminots en 2017 : si un secteur professionnel comme celui de la SNCF perdait, alors ce serait la porte ouverte pour Macron pour faire ce qu’il veut.
Mais la vie sociale ne fonctionne pas de cette manière. Il y a d’ailleurs un aspect très métaphysique que de croire que la bataille qu’on mène est la dernière. Qui, en quel lieu, comment peut-on penser que c’est la der des der sociale ? Seule la grosse fatigue politique peut expliquer cela. Une autre question métaphysique est souvent posée : « penses tu qu’on va gagner ? », comme si la victoire dépendait d’un fin analyste capable par sa seule pensée de déterminer l’issue d’une lutte.
C’est en fait mal poser la question. La bonne question est celle des circonstances qui déterminent le rapport de force. A une réunion des gilets jaunes de ma commune, une personne disait en substance : « il faut 5 millions de personnes dans la rue pour imposer un rapport de force décisif contre Macron ». Pourquoi 5 ? Pourquoi pas 3 ou 4 millions ?
Le rapport des forces se définit par les circonstances. Il ne s’agit pas d’avoir une vision réductrice et de ne voir dans la seule accumulation d’individus (toujours la bienvenue) dans l’action la condition sine qua none pour faire aboutir des revendications. Les circonstances sont déterminées par une série de facteurs qui ne relèvent pas obligatoirement de la mobilisation. On peut citer entre autre la division au sein du Pouvoir, une crise internationale parallèle à une mobilisation, une crise politique sans lien direct avec une mobilisation, ou même une crise climatique qui décrédibilise le gouvernement par les mauvaises réactions ou solutions qu’elle préconise et met en œuvre…
La question doit se poser autrement pour comprendre les possibilités de sortir victorieux d’un conflit. Les gilets jaunes ont montré par leurs pratiques qu’un mouvement minoritaire mais décidé pouvait déstabiliser le gouvernement et le président de la République. L’aspect le plus immédiat aura été la capacité à unifier des milieux sociaux extrêmement divers. Ceci a pu se produire parce qu’instinctivement nombre de notions incitant à la division ont été écartées. C’est bien sous le vocable de « peuple » que ce sont réunis les gilets jaunes et que la population s’y est retrouvée largement. Les méthodes originales de lutte ont été aussi très déstabilisantes pour le pouvoir en place et c’est un point positif que l’on doit à se mouvement dans sa créativité permanente : occupation des ronds-points (facilitant l’action dans les plus petits villages, sans nécessité à se mobiliser dans les grandes villes pour être visibles), répétition chaque samedi de l’action donnant une visibilité immédiate. Il a été reproché la mollesse des actions proposées, comme facteur démobilisant les gens engagés antérieurement. Selon cette thèse, c’est la nature de l’action qui détermine l’engagement de chaque personne. En fait, la définition des actions et l’engagement procèdent de deux logiques différentes. Une action est déterminée par une instance (syndicale ou AG…) alors que la mobilisation d’un individu est liée à ses conditions propres, psychologiques, matérielles, politiques, son expérience, etc. On ne peut concevoir aucune action individuelle en dehors de la volonté individuelle et d’une décision souveraine de sa part. Aucun argument, aussi rationnel soit-il, aucune démonstration intellectuelle n’est à même de mobiliser. Ainsi, la propagande versée sur les marchés, dans la rue, n’est en mesure de dépasser les contraintes individuelles. On a ainsi eu une diffusion de 5000 flyers à Argentan (Orne) pour une manifestation le 19 janvier qui a rassemblé un peu plus de 300 gilets jaunes. Les animateurs locaux s’affirmaient déçus de cette faible mobilisation. Il fallait surtout faire le constat d’un reflux de la mobilisation, malgré une participation loin du ridicule. Quand les gens ne veulent pas bouger, ils ne veulent pas et on doit en tenir compte pour ne pas se décourager.
La conclusion à tirer de ce constat est d’être patient, d’avoir en tête qu’un élément déclencheur fera surgir massivement le peuple lorsqu’il le décidera. Et ceci ne peut se produire dans l’entre soi de réunions rassemblant peu, qu’elles soient d’ailleurs des gilets jaunes eux-mêmes ou d’organisations constituées.
Du point de vue des organisations traditionnelles, le moins qu’on puisse dire est qu’elles n’ont tiré aucun enseignement du rôle de la spontanéité dans ce qu’elle a de fondamental dans le rapport de force. On a ainsi exagéré depuis plus d’un siècle la valeur des organisations syndicales ou politiques. Depuis au moins Rosa Luxembourg et son fameux Grève de masse, parti et syndicat (1906), ce débat sur les relations entre organisations et spontanéité demeure des relations conflictuelles et non de complémentarité. Il faudra revenir, un jour sur le rôle des « inorganisés » lors des grèves de juin 36 ou lors de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. La survalorisation des organisations conduit à ignorer ou rejeter les luttes spontanées et se méfier de leurs auteurs. Le spontanéisme le plus absolu nie l’utilité des organisations comme lieu de résistance, de solidarité, de mémoire collective, d’organes de combat avec ses moyens matériels et lieux de théorisation des actions pour rectifier les erreurs passées, affiner les tactiques et la stratégie. Le rôle des syndicats, en premier lieu, devrait être de mieux appréhender les motivations populaires, de faciliter les liaisons, de coordonner, sur la base des aspirations populaires immédiates sans chercher forcément à imposer des mots d’ordre détachés du contexte. De ce point de vue, il y aurait à réfléchir sur les plates-formes syndicales qui sont surchargées de temps à autre de revendications qui apparaissent inaccessibles par la multiplicité des terrains qu’ils faut investir, quand bien même chaque revendication prise en elle-même peut être juste. Il faut reconnaître que Mélenchon est l’un des rares politiques à avoir saisi la justesse de la mobilisation des gilets jaunes en octobre 2018.
Alors, les gilets jaunes ont-ils perdu la bataille ? Sur le plan quantitatif, on rappellera que Macron a lâché plus de dix milliards d’euros, a annulé la hausse de la CSG pour les retraites de moins de 2.000 euros, a réévalué la prime d'activité pour la porter à 80 euros par mois, a annulé la hausse de la taxe carbone prévue dans le budget 2019… Certes, on pourra rétorquer que l’entourloupe consiste à reporter à plus tard, à opérer des hausses ailleurs, mais cela n’enlève en rien le fait que Macron a du reculer sur plusieurs points et que pour un dirigeant politique c’est l’autre nom pour un désaveu.
Sur le plan qualitatif, on notera le recul de l’individualisme, le resserrement des liens dans le peuple, tissés localement qui pourraient servir ultérieurement (sait-on ce qu’il adviendra des groupes locaux maintenus ?), la maturation des esprits par la politisation des consciences, la technicité nécessaire pour animer une AG, une réunion, organiser une manif, etc.
Le mouvement des gilets jaunes a été la plus importante mobilisation depuis Mai 1968. Plus qu’un mouvement, ce fut une révolte dans laquelle communiaient nombre d’employés, d’ouvriers, mais aussi de commerçants et d’artisans, sans oublier des fonctionnaires, des retraités et des chômeurs pour un changement profond dans les règles de fonctionnement du pays et pour plus de justice sociale. Ces objectifs ont-ils été atteints ? Si l’on pose la question à un gilet jaune, il répondra que non, untel empli de désespoir répondra que tout çà n’a servi à rien, qu’il ne sert à rien de manifester. Tel autre, plus nuancé dira que l’on a recréé « du lien », que la fraternité est de retour, que des choses ont été arrachées même si sur l’essentiel, Macron n’a pas cédé. Tous seront d’accord pour convenir que les objectifs principaux ne sont pas atteints.
Ce sentiment de l’inutilité d’un mouvement, des faibles capacités de mobilisation, d’un rapport de force jamais en faveur du peuple, conduit au désespoir. Certains vont jusqu’à prétendre que c’était d’ailleurs le dernier espoir, que si on ne gagne pas là, on ne gagnera plus. Cet argument avait déjà été avancé lors de la lutte des cheminots en 2017 : si un secteur professionnel comme celui de la SNCF perdait, alors ce serait la porte ouverte pour Macron pour faire ce qu’il veut.
Mais la vie sociale ne fonctionne pas de cette manière. Il y a d’ailleurs un aspect très métaphysique que de croire que la bataille qu’on mène est la dernière. Qui, en quel lieu, comment peut-on penser que c’est la der des der sociale ? Seule la grosse fatigue politique peut expliquer cela. Une autre question métaphysique est souvent posée : « penses tu qu’on va gagner ? », comme si la victoire dépendait d’un fin analyste capable par sa seule pensée de déterminer l’issue d’une lutte.
C’est en fait mal poser la question. La bonne question est celle des circonstances qui déterminent le rapport de force. A une réunion des gilets jaunes de ma commune, une personne disait en substance : « il faut 5 millions de personnes dans la rue pour imposer un rapport de force décisif contre Macron ». Pourquoi 5 ? Pourquoi pas 3 ou 4 millions ?
Le rapport des forces se définit par les circonstances. Il ne s’agit pas d’avoir une vision réductrice et de ne voir dans la seule accumulation d’individus (toujours la bienvenue) dans l’action la condition sine qua none pour faire aboutir des revendications. Les circonstances sont déterminées par une série de facteurs qui ne relèvent pas obligatoirement de la mobilisation. On peut citer entre autre la division au sein du Pouvoir, une crise internationale parallèle à une mobilisation, une crise politique sans lien direct avec une mobilisation, ou même une crise climatique qui décrédibilise le gouvernement par les mauvaises réactions ou solutions qu’elle préconise et met en œuvre…
La question doit se poser autrement pour comprendre les possibilités de sortir victorieux d’un conflit. Les gilets jaunes ont montré par leurs pratiques qu’un mouvement minoritaire mais décidé pouvait déstabiliser le gouvernement et le président de la République. L’aspect le plus immédiat aura été la capacité à unifier des milieux sociaux extrêmement divers. Ceci a pu se produire parce qu’instinctivement nombre de notions incitant à la division ont été écartées. C’est bien sous le vocable de « peuple » que ce sont réunis les gilets jaunes et que la population s’y est retrouvée largement. Les méthodes originales de lutte ont été aussi très déstabilisantes pour le pouvoir en place et c’est un point positif que l’on doit à se mouvement dans sa créativité permanente : occupation des ronds-points (facilitant l’action dans les plus petits villages, sans nécessité à se mobiliser dans les grandes villes pour être visibles), répétition chaque samedi de l’action donnant une visibilité immédiate. Il a été reproché la mollesse des actions proposées, comme facteur démobilisant les gens engagés antérieurement. Selon cette thèse, c’est la nature de l’action qui détermine l’engagement de chaque personne. En fait, la définition des actions et l’engagement procèdent de deux logiques différentes. Une action est déterminée par une instance (syndicale ou AG…) alors que la mobilisation d’un individu est liée à ses conditions propres, psychologiques, matérielles, politiques, son expérience, etc. On ne peut concevoir aucune action individuelle en dehors de la volonté individuelle et d’une décision souveraine de sa part. Aucun argument, aussi rationnel soit-il, aucune démonstration intellectuelle n’est à même de mobiliser. Ainsi, la propagande versée sur les marchés, dans la rue, n’est en mesure de dépasser les contraintes individuelles. On a ainsi eu une diffusion de 5000 flyers à Argentan (Orne) pour une manifestation le 19 janvier qui a rassemblé un peu plus de 300 gilets jaunes. Les animateurs locaux s’affirmaient déçus de cette faible mobilisation. Il fallait surtout faire le constat d’un reflux de la mobilisation, malgré une participation loin du ridicule. Quand les gens ne veulent pas bouger, ils ne veulent pas et on doit en tenir compte pour ne pas se décourager.
La conclusion à tirer de ce constat est d’être patient, d’avoir en tête qu’un élément déclencheur fera surgir massivement le peuple lorsqu’il le décidera. Et ceci ne peut se produire dans l’entre soi de réunions rassemblant peu, qu’elles soient d’ailleurs des gilets jaunes eux-mêmes ou d’organisations constituées.
Du point de vue des organisations traditionnelles, le moins qu’on puisse dire est qu’elles n’ont tiré aucun enseignement du rôle de la spontanéité dans ce qu’elle a de fondamental dans le rapport de force. On a ainsi exagéré depuis plus d’un siècle la valeur des organisations syndicales ou politiques. Depuis au moins Rosa Luxembourg et son fameux Grève de masse, parti et syndicat (1906), ce débat sur les relations entre organisations et spontanéité demeure des relations conflictuelles et non de complémentarité. Il faudra revenir, un jour sur le rôle des « inorganisés » lors des grèves de juin 36 ou lors de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. La survalorisation des organisations conduit à ignorer ou rejeter les luttes spontanées et se méfier de leurs auteurs. Le spontanéisme le plus absolu nie l’utilité des organisations comme lieu de résistance, de solidarité, de mémoire collective, d’organes de combat avec ses moyens matériels et lieux de théorisation des actions pour rectifier les erreurs passées, affiner les tactiques et la stratégie. Le rôle des syndicats, en premier lieu, devrait être de mieux appréhender les motivations populaires, de faciliter les liaisons, de coordonner, sur la base des aspirations populaires immédiates sans chercher forcément à imposer des mots d’ordre détachés du contexte. De ce point de vue, il y aurait à réfléchir sur les plates-formes syndicales qui sont surchargées de temps à autre de revendications qui apparaissent inaccessibles par la multiplicité des terrains qu’ils faut investir, quand bien même chaque revendication prise en elle-même peut être juste. Il faut reconnaître que Mélenchon est l’un des rares politiques à avoir saisi la justesse de la mobilisation des gilets jaunes en octobre 2018.
Alors, les gilets jaunes ont-ils perdu la bataille ? Sur le plan quantitatif, on rappellera que Macron a lâché plus de dix milliards d’euros, a annulé la hausse de la CSG pour les retraites de moins de 2.000 euros, a réévalué la prime d'activité pour la porter à 80 euros par mois, a annulé la hausse de la taxe carbone prévue dans le budget 2019… Certes, on pourra rétorquer que l’entourloupe consiste à reporter à plus tard, à opérer des hausses ailleurs, mais cela n’enlève en rien le fait que Macron a du reculer sur plusieurs points et que pour un dirigeant politique c’est l’autre nom pour un désaveu.
Sur le plan qualitatif, on notera le recul de l’individualisme, le resserrement des liens dans le peuple, tissés localement qui pourraient servir ultérieurement (sait-on ce qu’il adviendra des groupes locaux maintenus ?), la maturation des esprits par la politisation des consciences, la technicité nécessaire pour animer une AG, une réunion, organiser une manif, etc.