La justice spatiale : une notion scientifiquement douteuse
mais idéologiquement opérante
Par jean-Pierre Garnier
«Ces dernières années, un certain nombre d’événements et de publications attestent d’un intérêt nouveau pour le concept de justice spatiale dans les sciences humaines et sociales anglophones et francophones.» Peut-on lire dans l’introduction à un ouvrage collectif de géographie sociale traitant de cette thématique[1]. «Le concept de justice spatiale ouvre des perspectives intéressantes pour les sciences sociales», ajoute les auteurs. Cela suffit-il à attester de l’intérêt de ce « concept » ? Le fait qu’un concept ou prétendu tel soit à la mode dans certains milieux n’implique pas qu’ils soient scientifiquement pertinent. La fortune qu’a connue celui de «totalitarisme», au cours du dernier quart du siècle écoulé ou que connaisent depuis le début de celui-ci ceux de gouvernance ou «développement durable» ne doivent rien à la science et beaucoup au contexte politico-idéologique. On pourrait aussi émettre l’hypothèse selon laquelle les chercheurs ont intérêt à présenter voire à postuler comme intéressant et important leur objet d’étude pour pouvoir faire les intéressants et jouer les importants.
Si je m’intéresse à la « justice sociale», moi-aussi, c’est au même titre qu’à la «démocratie participative», à la «gouvernance» ou au «développement durable». Pour dégager l’idéologie véhiculée par ces thématiques pseudo-scientifiques. Avec un bémol pour la «justice sociale». Les autres vocables, néologismes tirés de la novlangue en vigueur dans nos régimes globalitaires, sont destinés à l’enfumage de l’opinion publique pour perpétuer la domination. En tant que revendication et non comme concept, la justice spatiale participe d’une volonté d’émancipation.
Qu’en est-il du concept ou plutôt de la notion de justice sociale, dont la justice spatiale est un dérivé ? Il est «ambigu, polysémique», reconnaissent ses promoteurs. Je dirais surtout «confusionniste». Mais, soulignent-ils, il «reste un levier politique essentiel, mobilisateur». J’ajouterai « mystificateur» et même, à certains égards, «démobilisateur» pour le combat qu’il me semble plus que jamais primordial à mener : la lutte anticapitaliste.
Resituons d’abord sa vogue actuelle dans une perspective historique. Tout au long des «Trente glorieuses», c’est-à-dire des années, un peu moins nombreuses en réalité (1948-1974), d’expansion capitaliste fondée sur la production et la consommation de masse sous l’égide d’un «État-providence», un impératif gouvernemental en forme de slogan n’avait cessé d’être seriné aux gouvernés : «concilier croissance économique et progès social». Un progrès résultant d’une «répartition plus juste des fruits» de ladite croissance. Pour la classe dominante, il s’agissait de convaincre les classes populaires que celle-ci ne visait pas seulement l’augmentation des profits, mais qu’elle bénéficiait à tous les Français. Pour les classes populaires, ce slogan s’était effectivement traduit, avec le concours d’un État dit «social», par une certaine amélioration du niveau de vie et une diminution relative des inégalités.
Néanmoins, une sourdine dut être mise ensuite à ce crédo quand survint «la crise », appellation non contrôlée sinon par les politiciens, les experts et les médiacrates pour désigner les effets délétères de la restructuration et du redéploiement du système productif consécutifs à la mise en place d’un nouveau modèle d’accumulation du capital (transnationalisation+ technologisation+financiarisation+flexibilisation) par une bourgeoisie repassée à l’offensive. C’est la «justice sociale» qui va être alors invoquée par la droite au pouvoir pour faire passer la nécessaire politique d’«austérité» relayée et aggravée par la gauche sous le nom de «rigeur» : les «sacrifices» inévitables qui en résultaient devaient être équitablement répartis entre nantis et démunis. Mais l’écart entre les uns et les autres va devenir fossé. Dans une société minée par la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de masse, et menacée de décomposition, c’est la «cohésion sociale» placée sous le signe de la «solidarité», et non plus la justice sociale, idéal décrédibilsé par le triomphe du néo-libéralisme, qui sera et reste toujours mise en avant par les coryphées du capital.
Depuis quelques années, pourtant, cette thématique est remise en selle par un courant minoritaire mais de plus en plus influent au sein de la recherche urbaine, dominé par une nouvelle génération de géographes se situant résolument «à gauche». Du fait de leur appartenance professionnelle, c’est logiquement la «justice spatiale» qui va retenir leur attention et mobiliser leur réflexion. Qualifiée d’«enjeu majeur», tant théorique que politique par ses promoteurs, elle est choisie comme critère privilégié pour l’analyse des relations entre espaces et sociétés à toutes les échelles et dans tous les domaines. Reste à savoir si, à instar de la «justice sociale» dont elle est un dérivé, la «justice spatiale» relève bien du champ scientifique où ces chercheurs affirment vouloir se maintenir et non de « l’idéologique », dont ils tiennent à se démarquer.
Inégalités ou injustices ?
«Le territoire, affirment trois géographes français représentatifs du courant « justicialiste », n’est pas seulement la scène ou le décor où s’expriment physiquement les inégalités économiques, mais il joue aussi un rôle important dans la structuration et le développement des injustices sociales[2]». On pourrait n’être que d’accord, à première vue, avec cette appréciation si le glissement sémantique entre inégalités économiques et injustices sociales ne posait pas un problème d’ordre épistémologique aux implications politiques. Car on passe sans préavis du constat au jugement de valeur.
L’inégalité sociale relève du constat : elle peut être observée et mesurée objectivement, c’est-à-dire indépendamment de l’opinion que l’on a sur ce phénomène. «Une inégalité sociale, rappellent deux sociologues français, est le résultat d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société des ressources de cette dernière.»[3]. Ces ressources ne sont pas seulement d’ordre économique : outre l’avoir, elles concernent aussi le pouvoir et le savoir. Toutefois, les inégalités ont aussi un effet subjectif : elles peuvent faire naître un sentiment d’injustice. Ainsi, contrairement à ce que laissent entendre les géographes mentionnés plus haut, et en laissant de côté leur référence à la seule dimension économique, ce n’est pas directement des inégalités sociales et, en l’occurrence, de leur inscription spatiale, que proviennent les injustices sociales, mais de leur perception et de leur interprétation par les membres de la société. Ou, plus exactement, par certains d’entre eux.
Les premiers à ressentir l’injustice sont évidemment ceux qui subissent les inégalités, encore que ce ne soit pas toujours le cas[4]. Mais une partie du reste de la société, plus ou moins importante selon le contexte socio-historique et la conjoncture politique, n’y est pas non plus insensible. Ce qui explique que l’analyse des inégalités sociales sous ses différentes formes soit inévitablement écartelée entre l’objectivité de l’abstraction mathématique qui permet de les décrire et la subjectivité du sentiment d’injustice qui ne devrait manquer d’intervenir quand il s’agit de les expliquer. «Devrait» car, non seulement ce sentiment peut être plus ou moins prononcé selon les époques, les circonstances, les groupes sociaux et les individus, mais il est arrivé et il arrive encore qu’il soit purement et simplement inexistant. Ce fut ainsi le cas dans le monde antique puis féodal et enfin monarchique, où les inégalités, bien que très visibles dans leur matérialité, passaient pour ainsi dire inaperçues ou, si on les relevait, c’était pour les attribuer à un ordre divin ou naturel, ou encore biologique ou psychologique, comme on s’évertue d’ailleurs à nouveau le faire aujourd’hui dans certaines sphères de la classe dirigeante avec la caution pseudo-scientifique de chercheurs complices.
Comment se fait-il, dès lors, qu’il y eut des moments et des lieux où les inégalités n’ont plus paru paraître aller de soi, où l’on commença à s’interroger à leur sujet ? C’est ici qu’intervient précisément ce sentiment d’injustice, sans lequel les inégalités sociales n’existeraient pas dans la conscience des acteurs sociaux et ou politiques. Reste à savoir d’où provient un tel sentiment. Et s’il suffit à lui seul pour poser correctement la question de l’inégalité sociale et, au-delà, pour mettre en question le système social auquel est indissolublement liée. Or, l’on verra que la référence à la justice sociale et, en particulier, à sa dimension spatiale peut ptécisément servir à éluder une telle mise en question.
Personne ne met en cause le bien fondé de principe de la justice sociale. Nombre de dirigeants politiques de la planète s’en réclament pour justifier leurs politiques, et aucun, en tout cas, n’ose s’élever publiquement contre elle. En revanche, il n’en va pas de même pour l’égalité sociale. Bien que l’égalité des individus soit proclamée comme l’un des principes de base qui fondent les régimes qualifiés abusivement de démocratiques, peu de gens prônent sa mise en œuvre effective dans les aspects concrets de la vie en société. Seuls s’y risquent les théoriciens et les militants anarchistes partisans d’un communisme libertaire, pour se voir immédiatement traités, à droite comme à gauche, d’adeptes d’une idéologie honnie : l’«égalitarisme», synonyme de «nivellement par le bas» et de négation du «droit à la différence», quand ce n’est pas d’« encouragement à la paresse et au parasitisme ».
De toute évidence, à la différence de la justice sociale, l’égalité sociale ne saurait être un thème consensuel. Reste à savoir pourquoi. La réponse la plus couramment avancée est paradoxale : son antonyme, l’inégalité sociale, ferait naître un sentiment d’injustice, avec tous les conflits qu’un tel sentiment peu entraîner. Or, on vient de voir que la justice sociale n’était jamais mise en cause, au moins ouvertement, en tant que principe. Ce qui explique que l’injustice sociale fasse l’objet d’une dénonciation unanime. Mais d’où vient alors que sa manifestation la plus évidente, à savoir l’inégalité sociale, ne fasse pas l’objet de la même réprobation ? Tout simplement par refus de devoir quitter le terrain confortable de la morale pour s’aventurer sur celui, beaucoup moins stable et donc plus déstabilisant, de la politique.
Une chose est d’admettre que sans le désir justice sociale, sans les protestations et les révoltes qu’il provoque, les critiques et les luttes qu’il suscite, les inégalités demeureraient en l’état quand elles ne s’accentueraient pas. Une autre est de croire que ce désir de justice, aussi fort et répandu soit-il, sera de nature à lui seul à les faire disparaître. On objectera bien sûr qu’il s’agit là d’un objectif illusoire, « utopique » diront les uns, « mortifère » affirmeront les autres. Ce qui revient, qu’on le veuille ou non, à considérer l’inégalité sociale comme inhérente à la condition humaine, le degré de cette inégalité étant seul en cause. Et à oublier ou à nier de la sorte que celle-ci est socialement déterminée.
Les croisés de la justice sociale ont évidemment beau jeu de puiser dans l’histoire d’innombrables exemples illustrant l’efficience de la revendication de justice sociale. Pour s’en tenir aux conquêtes du mouvement ouvrier allant dans le sens de qu’on appellera le «progrès social», ce sont effectivement les grèves, les émeutes et les insurrections prolétariennes, inspirées par un sentiment d’injustice voire par l’indignation face aux inégalités, qui, au cours du XIXe siècle, en Angleterre et en France, puis en Allemagne, notamment, ont joué un rôle de catalyseur pour les premières enquêtes et études sociologiques sur les conditions de travail, de logement, sanitaires, de consommation, etc. des «classes laborieuses», et sur les inégalités de revenus et de conditions de vie qu’elles subissaient. On peut même dire que la menace que faisait peser le mouvement ouvrier sur un ordre capitaliste perçu, vécu et, de plus en plus, dénoncé comme injuste est à l’origine aussi bien de la sociologie que des « politiques sociales » — à défaut d’être socialistes —, ne serait-ce que pour assurer la préservation de cet ordre. Toutes visaient — en partie, car elles obéissaient aussi à d’autres préoccupations — à réduire les inégalités sans qu’il soit cependant jamais question de les supprimer. Ainsi en est-il allé, pour ce qui est du «terrain spatial» de la politique du logement, puis de la politique urbanistique ou, plus récemment, de la «politique de la ville» menée en France depuis plus d’une quarantaine d’années, sous cette appellation ou une autre, sous la pression de la rébellion des « jeunes de cités ».
Ce qui précède permet de comprendre que toute analyse des inégalités sociales est nécessairement déterminée, directement ou non, par une attitude critique à leur égard. Pour s’intéresser aux inégalités sociales, « se pencher sur » elles, comme on dit, c’est-à-dire, en fait, sur les populations qui en souffrent, et en développer l’étude méthodique, il faut toujours entretenir avec elles une relation critique : les considérer, à un titre ou à un autre, dans quelque mesure que ce soit, comme injustifiables voire intolérables.
Légitimer l’inégalité
Il est pourtant des gens, fort nombreux pour ne pas dire la majorité dans les classes dominantes et aussi, à un degré moindre, parmi les franges supérieures des classes dites moyennes, que les inégalités sociales ne scandalisent pas, qui les trouvent même «normales» et qui, le plus souvent, ne s’y intéresseront pas, y compris dans les pays où l’égalité figure parmi les principes constitutionnels, voire, comme en France, dans la devise de la République. Il en résulte une conséquence immédiate au plan idéologique : l’étude des inégalités sociales ne peut faire l’économie d’une discussion sur la légitimité de ces inégalités.
Paradoxalement, l’immense majorité des discours contemporains traitant de la question des inégalités entre les humains, qu’il s’agisse d’essais politiques, d’ouvrages de sciences sociales ou de discussions de «café du commerce», tendent à légitimer, ouvertement ou implicitement, leur existence. La légitimité des inégalités de fortune, de pouvoir ou de culture fait partie des idées les plus répandues. Et la critique de cette légitimité est d’emblée suspectée d’irréalisme ou d’utopisme quand ce n’est pas de «gauchisme». En fait, le paradoxe évoqué plus haut n’est qu’apparent : la valorisation officielle de l’égalité dans les régimes qui passent pour démocratiques — en dépit de leur caractère fondamentalement et indéniablement oligarchiques — exige de justifier les inégalités réelles qui viennent contredire l’égalité formelle proclamée entre les humains. On se contentera ici de rappeler les trois arguments habituellement avancés à l’appui de cette justification.
Contre l’égalité réelle, un premier argument est souvent utilisé : elle serait synonyme d’uniformité car elle coulerait tous les individus dans le même moule, les stéréotyperait. L’inégalité est alors défendue au nom du «droit à la différence». Ce qui revient, en réalité, à confondre, volontairement ou de manière intéressée, égalité et identité, d’une part, et inégalité et différence, de l’autre. Or, outre que des gens socialement égaux ne sont pas obligatoirement identiques et peuvent au contraire fortement différer les uns des autres, l’inégalité ne garantit pas la différence. Les inégalités de revenus, par exemple, génèrent des strates ou des couches sociales au sein desquelles les individus adoptent un mode ou style de vie similaire qu’ils sont plus ou moins obligés de suivre. Et cela vaut pour les bourgeois comme pour les prolétaires, pour ne rien dire des petits bourgeois, anciens ou nouveaux, « bobos » compris qui, pour cultiver leur « différence », affirmée avec plus ou moins d’arrogance, s’empressent de suivre de manière grégaire la dernière mode censée la marquer et, par là, les démarquer. De même, les inégalités de pouvoir créent des hiérarchies de places et de fonctions qui, de haut en bas de la pyramide sociale, exigent de chaque individu qu’il normalise ses comportements, ses attitudes, ses pensées s’il veut espérer gravir les échelons. Ou ne pas déchoir.
Le deuxième argument avancé contre l’égalité réelle est qu’elle serait synonyme d’inefficacité. En garantissant à chacun une égale situation sociale, une égale capacité d’accès aux ressources sociales, elle démotiverait les individus, encouragerait l’inertie voire la paresse, ruinerait les bases de la compétition qui, selon le credo (néo)libéral, constituerait le facteur premier de tout progrès. L’égalité serait ainsi contre-productive, stérilisante, tant pour l’individu que pour la société. Cet argument présuppose la « guerre de tous contre tous», comme le disait Marx, que constitue la concurrence marchande, en présentant cette dernière comme un modèle indépassable d’efficacité économique. Or, cette efficacité, si tant est que l’on n’interroge pas ce concept utilitariste, n’a pas pour seule condition la concurrence «libre et non faussée» sur le marché, comme le prouve a contrario la forte croissance économique d’après-guerre qui reposait sur une limitation de la compétition, sur le plan économique, et la prise en compte d’impératifs sociaux de réduction des inégalités. Et surtout, la prétendue efficacité concurrentielle a son prix, de plus en plus lourd : le gaspillage des ressources non seulement naturelles, mais humaines. Les inégalités issues du «libre jeu du marché» entraînent, en effet, un gâchis généralisé : elles stérilisent l’initiative, la volonté, l’imagination, l’intelligence de tous les individus dont elles aliènent l’autonomie, condamnés à se soumettre, à obéir, à subir, ou qu’elles marginalisent purement et simplement comme «inemployables».
Le discours libéral classique se replie alors sur son argument majeur : l’égalité réelle serait liberticide. En bridant l’esprit d’entreprise, en portant atteinte au «libre exercice du droit de propriété», en dérégulant les autorégulations spontanées du marché par une réglementation administrative toujours renforcée, étendue et compliquée, l’impératif de l’égalité réelle aurait pour effet d’enserrer l’économie et la société toute entière dans les rets d’une bureaucratie tentaculaire et, finalement, oppressive. Bref, l’enfer totalitaire serait pavé des meilleures intentions égalitaires. Entre liberté politique et égalité sociale, il y aurait donc incompatibilité voire antagonisme : les atteintes que doit éventuellement supporter la seconde seraient à la fois la condition et la garantie de la pérennité de la première.
Pourtant, qui ne voit, que, dans les faits, c’est l’inégalité qui opprime ceux qui la subissent ? Quelle est la liberté du chômeur de longue durée, de l’ouvrier à la chaîne, de la caissière de supermarché, du pauvre, de l’illettré, de celui qui meurt à 30 ou 40 ans d’un accident du travail ou dont la vie est abrégée par l’usure ou la maladie professionnelle ? Ou encore, dans le champ urbain, de l’habitant assigné de facto à résidence dans une« cité » d’« habitat social » éloignée et délabrée convertie en zone de relégation ? La seule liberté que garantisse l’inégalité sociale, c’est celle du «renard libre dans le poulailler libre», comme l’avait bien vu Marx, c’est-à-dire celle d’exploiter et de dominer. C’est la faculté pour une minorité de s’arroger les privilèges matériels, institutionnels et symboliques au détriment de la majorité.
Justice sociale ou injustice équitable ?
Faute de pouvoir combattre ouvertement le principe d’égalité, des idéologues de l’ordre établi en ont, depuis quelque temps, remis un autre à l’honneur : celui d’équité. Un dicton ancien — il remonte à Aristote —, avalisé ensuite par la morale chrétienne, en résume la philosophie : «À chacun selon son dû». L’étalon censé présider à son application a varié au cours de l’histoire : la naissance et le rang, dans les sociétés pré-capitalistes, puis l’effort, le mérite ou les besoins. Lesquels sont inégaux, comme chacun sait, tant en quantité qu’en qualité. D’où la nécessite de « doser » ce qui revient à chacun. On aura ainsi compris pourquoi, en matière sociale, une répartition «équitable» ne correspond pas à l'égalité au sens strict, pour ne pas dire comptable. C'est une «juste mesure», un «équilibre», qui permet de rendre acceptable une forme d'inégalité lorsque l'égalité est jugée irréalisable ou nocive. Là encore, on délaisse le terrain politique pour celui de la morale. Et c’est précisément ce terrain là que les chantres de la justice sociale et, en particulier, de sa variante spatiale, se refusent à quitter.
Pour ce faire, ils se livrent à une série d’élucubrations où les postulats assénés comme des évidences alternant avec les contre-vérités pour formuler des problématiques qui sont autant de de faux problèmes. Le tout débouche sur une ligne d’action que résume une expression de leur cru, véritablement oxymorique : le «rééquilibrage des inégalités».
En général, le discours démarre par une affirmation péremptoire fondée sur un déni de réalité. Du genre : «Le débat sur la justice et l’injustice est central dans les sociétés démocratiques». Or, à l’encontre de cette assertion, on peut objecter que ce débat n’est central que pour ceux qui le jugent tel. Sans qu’il soit besoin d’effectuer un sondage, on sait que d’autres thèmes mobilisent d’avantage l’opinion publique : le terrorisme, la sécurité, la paupérisation batisée «exclusion», l’Europe, le réchauffement climatique… Ensuite, «nos sociétés» ne sont démocratiques que pour autant qu’on les considère comme telles, c’est-à-dire indépendamment des rapports sociaux de production qui les structurent et des inégalités qui en résultent. En fait, elles sont oligarchiques. Cela commence quand même à se savoir, sauf, apparemment, parmi certains «savants» dont les diplômes ne semblent guère avoir stimulé la lucidité.
Autre postulat avancé avec une assurance qui n’a d’égal que l’indifférence à l’égard de ce qu’ont montré d’innombrables travaux scientifiques sur le sujet, pour le pas parler de la simple obeservation du terrain : «La justice spatiale est l’horizon de la plupart des politiques d’action sur les territoires. Son influence est telle que l’on a pu considérer que l’aménagement du territoire et la recherche de la justice spatiale étaient strictement équivalents». Là, c’est un véritable scoop. Où, diable, ont-ils été pêcher cela ? Depuis la fin des années 60 du siècle passé, des milliers de pages ont été écrites pour expliquer que l’aménagement et l’urbanisme obéissaient à la logique capitaliste, qu’ils visaient en premier lieu à adapter les territoires aux impératifs économiques (rentabilité, compétitivité, etc) qui en découlaient et, d’une manière plus générale, à satisfaire en priorité les besoins des classes dominantes… Suit une série d’interrogations qui sont autant de faux problèmes. Par exemple : « La politique “ juste ” doit-elle être non interventionniste sur les territoires et simplement accompagner les dymamiques territoriales ? » Or, celles-ci ne sont que l’inscription spatiale de la dynamique du capital, laquelle a été depuis longtemps dégagée par les théoriciens marxistes et résumée par l’un d’eux en une formule : la dialectique du développement inégal et combiné : richesse des nantis/pauvreté des démunis. Sur la plan territorial : concentration/dispersion urbaine, centre/périphérie, essor /déclin régional, pays développés-avancés/pays sous-développés-moins avancés, etc. On devrait savoir aussi que la justice spatiale, quand elle était évoquée et invoquée dans les discours des aménageurs, est destinée tout au plus à justifier quelques actions destinées à donner le change sur la finalité réelle de l’organisation de l’espace sous l’égide des pouvoirs publics. En particulier pour faire face aux contradictions nées de la priorité donnée aux intérêts privés lorsqu’elles provoquent des conflits susceptibles de « troubler l’ordre public ». Bref, la justice sociale pour les « décideurs » n’est pas un horizon mais un alibi.
Les croisés de la justice spatiale objecteront que cette vision critique, à la fois globalisante et malveillante, de l’aménagement et de l’urbanisme est périmée, car « le doute généralisé » est de mise sur « les grands récits explicatifs ». Ceux-ci, comme les « systèmes d’interprétations totalisants », qui ont comme chacun sait partie liée avec le totalitarisme, désignent parmi les têtes pensantes d’une intelligensia d’une gauche assagie, pour ne pas dire molle, l'approche et l'analyse matérialiste d’inspiration marxiste ou marxienne, du monde social. Or, cette pensée critique radicale, pourtant très active sur certains campus d’outre-atlantique d’où les théoriciens hexagonaux de la justice spatiale importent la plupart de leurs théorisations, est jugée par eux nulle et non avenue pour saisir les relations entre espaces et sociétés. À tel point, qu’ils y trouvent le moyen de falsifier au passage celle d’un sociologue français, Henri Lefebvre, qui en avait pourtant été l’initiateur bien avant de faire école aux Etats-Unis et ailleurs. On lui devrait, selon eux, la découverte que «l’organisation de l’espace, dimension fondamentale des sociétés humaines, est la traduction géographique des faits de sociétés et rétroagit elle-même sur les relations sociales». Or, Lefebvre ne parlait pas de « faits de société » mais de rapports de production, en général, et capitalistes en particulier. Ce qui est bien différent pour comprendre la relation entre espaces et sociétés : pour lui, l’organisation, mais aussi la production de l’espace est déterminée par ces rapports et contribuent même à leur reproduction. Ce que veulent ni entendre ni comprendre les adeptes de la justice spatiale. «Qu’est-ce qu’une politique territoriale “juste” ? », se demandent-ils ? C’est, là encore, le type même de faux problème. Autant demander à Ségolène Royal ce qu’elle entendait avec son « ordre juste» !
Cependant, il en faudrait plus pour désarçonner les tenants de la justice spatiale. «C’est dans le champ des politiques publiques et notamment dans le domaine urbain que le concept de justice spatiale apparaît comme le plus pertinent, mais aussi le plus complexe et le plus instrumentalisé. » Pertinent ? Certainement pas. Complexe ? Pas tant que cela. Instrumentalisé ? Sûrement : il est même fait pour cela.
«Le traitement homogène pour tous les espaces est-il la condition de la justice spatiale, voire sa définition ? ». C’est le type même de faux débat. Certes, il y a bien un processus d’homogénéisation de l’espace, «spontané», c’est-à-dire résultant des initiatives non coordonnées des acteurs privés, ou programmé par des élus locaux secondés par les technocrates. Cela, pour une raison bien simple : les mêmes causes structurelles produisant les mêmes effets territoriaux, ne serait-ce du fait de la marchandisation de l’espace qui pousse à le diviser en parcelles interchangeables. Mais ce processus s’accompagne de deux autres, relevés par Henri Lefebvre : la fragmentation et la hiérarchisation. La politique urbanistique peut aussi bien aller dans le sens de l’homogénéisation (cf. production de masse du logement social standardisé, implantation de grandes surfaces à la sortie des villes…), que de la fragmentation (découpage fonctionnel en zones spécialisées, elles mêmes traitées de manière homogène) ou de la hiérarchisation (centre/périphérie, beaux quartiers/bas quartiers, tertiaire supérieur/bananalisé, équipements haut de gamme/de quartier…).
Vient ensuite une autre question aussi oiseuse que la précédente : «Ou la politique juste est-elle le rééquilibrage des inégalités ? » Une formule oxymorique, une contradiction dans les termes sont le seul mérite est de refléter la contradiction dont les justiciers de l’espace ne parviennent pas à se dépétrer : vouloir la justice sans remettre en cause les inégalités. Celles-ci subsistent mais on essaiera de les répartir de manière plus égale. Comment ? En matière de logement, grâce à la «mixité sociale résidentielle», comme dans le cas de la politique actuelle de «rénovation urbaine». D’une manière plus globale, avec diverses formes de discrimination positive. Autrement dit, «favoriser les défavorisés» pour qu’ils le soient moins sans remettre en cause les rapport sociaux à l’origine de la défaveur dont ils sont victimes.
Autre question farfelue : «Ou encore la politique « juste » doit-elle être non interventionniste sur les territoires et simplement accompagner les dymamiques territoriales ? » Elles «accompagnent» la dynamique du capital i.e. dont la dynamique du territoire n’est que l’inscription spatiale. Une dynamique du capital depuis longtemps mise en lumière par des théorisations d’inspiration marxiste. Leurs premiers auteurs lui ont donné un nom : la dialectique du développement inégal et combiné. Richesse des nantis/pauvreté des démunis, secteurs économiques en expansion/récession. Sur le plan spatial : pays développés-avancés/pays sous-développés-moins avancés, essor régional/déclin régional, concentration urbaine/dispersion, centre/périphérie, quartiers rénovés ou réhabilités/délaissés et dégradés. Ce qui n’empêche nombre de chercheurs de continuer à parler d ‘économie ou de ville «duale» ou «à deux vitesses», alors les aspects positifs et négatifs de leur évolution sont liés.
Vient alors une dernière question pour parachever le tout : «On peut se demander aussi si l’objectif ultime de la justice spatiale est encore d’établir des structures spatiales justes, stables et durables ». Le «encore» laisse entendre que l’on doute que cela soit possible. Outre que l’on ne sait toujours pas ce que seraient des «structures spatiales justes», il serait paradoxal qu’elles puissent être établies dans des sociétés dont la structure sociale est caractérisée par des rapports de domination, donc «injustes». Quant à la stabilité et la durabilité desdites structures spatiales, un tel souhait semble relever du vœu pieux alors que le mouvement du capital est permanent et bouleverse sans cesse sociétés et territoires (fusions, acqusitions, restructuraions, délocalisations, crises,récessions, reprises…).
Il arrive, néanmoins, aux géographes justicialistes d’être apparemment envahis par le doute sur la finalité réelle des politiques d’aménagement. «L’image territorialisée des actions visant à la justice, même si elles peuvent s’avérer illusoires, n’est-elle pas indispensable à toute action ? », se demande ainsi l’un d’entre eux. Ne serait-ce que, avons-nous envie de répondre, précisément, pour entretenir l’illusion qu’elles participent d’une lutte contre l’injustice ! Mais ce n’est pas du tout là le sens donné à la question par celui qui la formule. L’illusion, selon lui, n’est pas voulue : aussi bien intentionnées soient-elles, les actions menées par les pouvoirs publics ne peuvent atteindre leur but : réaliser la justice. Mais peu importe : le simple fait de s’y référer permet de «poser le problème du bien fondé de la territorialisation des politiques publiques». Et d’en évacuer un autre : celui de la compatibilité entre l’idéal de justice spatiale, quand il est mis en avant pour les justifier, avec leur raison d’être réelle lorsque cet idéal est mis en avant. À savoir « gérer » territorialement — localement et spatialement — les effets de la précarisation, de la paupérisation et de la marginalisation de masse, c’est-à-dire « réguler » la non-solution d’un problème que l’on a cessé de se poser : celui, sans doute philosophique (ontologique et éthique), mais sûrement politique de l’existence du capitalisme comme mode d’organisation désormais incontesté de la vie en société.
Il faut dire que les justiciers de l’espace ont une conception assez particiulière, encore qu’elle soit dominante, de la société. C’est une société sans classes. Bien sûr, l’oppression y revêt diverses formes. Mais ce sont celles que subissent les « minorités » qui retiennent surtout leur attention en raison de «l’ émergence de mouvements sociaux » made in USA c’est-à-dire «féministes, écologiques, anti-racistes...». «Une approche centrée sur les minorités, nous affirme l’un d’entre eux, ou sur les femmes en particulier peut […] contribuer à ouvrir les yeux sur les différentes formes d’oppression peut-être masquées par l’universalisme qui détourne le regard de nombreuses formes de discriminations. » Ce genre d’assertion appelle plusieurs remarques.
Outre que les femmes ne constituent pas une minorité, on ne voit pas pourquoi il ne faudrait pas s’intéresser aussi à la majorité. Et tant qu’à focaliser l’intérêt sur les minorités, pourquoi ne pas choisir celle qui gouverne plus que jamais le monde en général et la ville en particulier aux dépens de la majorité, à savoir la bourgeoisie, maintenant transnationalisée. Bien sûr, elle ne souffre pas de l’oppression. Mais peut-on parler de celle-ci en faisant silence sur la minorité qui opprime ? Pas de bourgeois, donc, dans ce nouveau paysage géographique justicialiste, et pas non plus de proléraires. Grèves, manifestations et occupations, bref mouvements des travailleurs brillent pas leur absence. Il est vrai que nos géographes-justiciers ont fait leur le «principe», émis par les idéologues de campus étasuniens épris de multiculturalisme, «que le socio-économique est un élément de définition insuffisant ». Ce qui sert de prétexte pour le reléguer à l’arrière-plan. Certes, «c’est l’oppression sous toutes ses formes qu’une politique juste devrait viser à abolir», peut-on lire dans une appel à contributions pour un colloque sur ce thème dans une université française. Il semble néanmoins que l’oppression capitaliste passe après les autres. Le mot «exploitation» est d’ailleurs totalement absent du vocabulaire. En revanche, celui de « discrimination » est omniprésent. Enfin, «l’universalisme qui détourne le regard de nombreuses formes de discriminations» a bon dos. Cela ne s’applique pas à l’universalisme matérialiste pour qui l’égalité des conditions sociales est un principe universel, mais à l’universalisme idéaliste bourgeois allergique aux « analyses concrères de situations concrètes », comme aurait dit le camarade Lénine.
En effet, si l’on parle d’égalité, non de manière humaniste et abstraite, mais de manière concrète et matérialiste, c’est de l’égalité des conditions sociales qu’il s’agit. C’est elle qui garantit la liberté individuelle et collective, en mettant chacun à l’abri des atteintes possibles à sa liberté par autrui. Et c’est en tout cas ce critère qui, seul, peut donner consistance, dans le domaine qui nous intéresse, au droit à la ville défni comme «appropriation collective du cadre de vie urbain pour le reconfigurer conformément à un mode de vie transfiguré», totalement différent de celui imposé par le mode de production capitaliste.
Est-ce à dire qu’il faille délaisser la notion d’injustice pour mener le combat pour que ce droit n’en reste pas au stade des proclamations ? À condition de ne pas l’ériger en concept passe-partout, elle peut être politisée pour en faire un slogan mobilisateur compris de la majorité. Et si l’on tient absoulument à lui faire jouer un rôle sur les deux tableaux, à savoir la science et la politique, on pourrait peut-être l’associer à un terme sans doute désuet, mais qui, étymologiquement et politiquement, paraît plus adéquat : «iniquité». D’une part, il restituait par son ascendance latine (unaequalis), le lien avec l’inégalité, et de l’autre, par sa connotation polémique, il ne laisserait planer aucun doute sur l’attitude à adopter face au capitalisme. On peut envisager de réformer un système « injuste ». Pas un système inique.
[1] Frédéric Dufaux, Philippe Gervais-Lambony, Alain Musset. Estudios urbanos y justicia espacial. Alain MUSSET. Ciudad, Sociedad, Justicia: un enfoque espacial y cultural, EUDEM / Université Nacional de Mar del Plata, p. 11-27., 2010
[2] Philippe Gervais-Lambony, Frédérc Dufaux, Alain Musset « Estudios urbanos y justicia espacial », in Ciudad, sociedad, justicia Un enfoque espacial y cultural, (dir. Alain Musset), Universidad Nacional de Mar del Plata, 2010.
[3] Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, Le système des inégalités, coll. Repères, La Découverte, 2008.
[4] Nombre chercheurs enquêtant dans les “ quartiers défavorisés ” font part de leur étonnement devant le fatalisme et la résignation de leurs interlocuteurs devant leur situation, attribuant souvent à la malchance le fait qu’elle leur soit défavorable.
«Ces dernières années, un certain nombre d’événements et de publications attestent d’un intérêt nouveau pour le concept de justice spatiale dans les sciences humaines et sociales anglophones et francophones.» Peut-on lire dans l’introduction à un ouvrage collectif de géographie sociale traitant de cette thématique[1]. «Le concept de justice spatiale ouvre des perspectives intéressantes pour les sciences sociales», ajoute les auteurs. Cela suffit-il à attester de l’intérêt de ce « concept » ? Le fait qu’un concept ou prétendu tel soit à la mode dans certains milieux n’implique pas qu’ils soient scientifiquement pertinent. La fortune qu’a connue celui de «totalitarisme», au cours du dernier quart du siècle écoulé ou que connaisent depuis le début de celui-ci ceux de gouvernance ou «développement durable» ne doivent rien à la science et beaucoup au contexte politico-idéologique. On pourrait aussi émettre l’hypothèse selon laquelle les chercheurs ont intérêt à présenter voire à postuler comme intéressant et important leur objet d’étude pour pouvoir faire les intéressants et jouer les importants.
Si je m’intéresse à la « justice sociale», moi-aussi, c’est au même titre qu’à la «démocratie participative», à la «gouvernance» ou au «développement durable». Pour dégager l’idéologie véhiculée par ces thématiques pseudo-scientifiques. Avec un bémol pour la «justice sociale». Les autres vocables, néologismes tirés de la novlangue en vigueur dans nos régimes globalitaires, sont destinés à l’enfumage de l’opinion publique pour perpétuer la domination. En tant que revendication et non comme concept, la justice spatiale participe d’une volonté d’émancipation.
Qu’en est-il du concept ou plutôt de la notion de justice sociale, dont la justice spatiale est un dérivé ? Il est «ambigu, polysémique», reconnaissent ses promoteurs. Je dirais surtout «confusionniste». Mais, soulignent-ils, il «reste un levier politique essentiel, mobilisateur». J’ajouterai « mystificateur» et même, à certains égards, «démobilisateur» pour le combat qu’il me semble plus que jamais primordial à mener : la lutte anticapitaliste.
Resituons d’abord sa vogue actuelle dans une perspective historique. Tout au long des «Trente glorieuses», c’est-à-dire des années, un peu moins nombreuses en réalité (1948-1974), d’expansion capitaliste fondée sur la production et la consommation de masse sous l’égide d’un «État-providence», un impératif gouvernemental en forme de slogan n’avait cessé d’être seriné aux gouvernés : «concilier croissance économique et progès social». Un progrès résultant d’une «répartition plus juste des fruits» de ladite croissance. Pour la classe dominante, il s’agissait de convaincre les classes populaires que celle-ci ne visait pas seulement l’augmentation des profits, mais qu’elle bénéficiait à tous les Français. Pour les classes populaires, ce slogan s’était effectivement traduit, avec le concours d’un État dit «social», par une certaine amélioration du niveau de vie et une diminution relative des inégalités.
Néanmoins, une sourdine dut être mise ensuite à ce crédo quand survint «la crise », appellation non contrôlée sinon par les politiciens, les experts et les médiacrates pour désigner les effets délétères de la restructuration et du redéploiement du système productif consécutifs à la mise en place d’un nouveau modèle d’accumulation du capital (transnationalisation+ technologisation+financiarisation+flexibilisation) par une bourgeoisie repassée à l’offensive. C’est la «justice sociale» qui va être alors invoquée par la droite au pouvoir pour faire passer la nécessaire politique d’«austérité» relayée et aggravée par la gauche sous le nom de «rigeur» : les «sacrifices» inévitables qui en résultaient devaient être équitablement répartis entre nantis et démunis. Mais l’écart entre les uns et les autres va devenir fossé. Dans une société minée par la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de masse, et menacée de décomposition, c’est la «cohésion sociale» placée sous le signe de la «solidarité», et non plus la justice sociale, idéal décrédibilsé par le triomphe du néo-libéralisme, qui sera et reste toujours mise en avant par les coryphées du capital.
Depuis quelques années, pourtant, cette thématique est remise en selle par un courant minoritaire mais de plus en plus influent au sein de la recherche urbaine, dominé par une nouvelle génération de géographes se situant résolument «à gauche». Du fait de leur appartenance professionnelle, c’est logiquement la «justice spatiale» qui va retenir leur attention et mobiliser leur réflexion. Qualifiée d’«enjeu majeur», tant théorique que politique par ses promoteurs, elle est choisie comme critère privilégié pour l’analyse des relations entre espaces et sociétés à toutes les échelles et dans tous les domaines. Reste à savoir si, à instar de la «justice sociale» dont elle est un dérivé, la «justice spatiale» relève bien du champ scientifique où ces chercheurs affirment vouloir se maintenir et non de « l’idéologique », dont ils tiennent à se démarquer.
Inégalités ou injustices ?
«Le territoire, affirment trois géographes français représentatifs du courant « justicialiste », n’est pas seulement la scène ou le décor où s’expriment physiquement les inégalités économiques, mais il joue aussi un rôle important dans la structuration et le développement des injustices sociales[2]». On pourrait n’être que d’accord, à première vue, avec cette appréciation si le glissement sémantique entre inégalités économiques et injustices sociales ne posait pas un problème d’ordre épistémologique aux implications politiques. Car on passe sans préavis du constat au jugement de valeur.
L’inégalité sociale relève du constat : elle peut être observée et mesurée objectivement, c’est-à-dire indépendamment de l’opinion que l’on a sur ce phénomène. «Une inégalité sociale, rappellent deux sociologues français, est le résultat d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société des ressources de cette dernière.»[3]. Ces ressources ne sont pas seulement d’ordre économique : outre l’avoir, elles concernent aussi le pouvoir et le savoir. Toutefois, les inégalités ont aussi un effet subjectif : elles peuvent faire naître un sentiment d’injustice. Ainsi, contrairement à ce que laissent entendre les géographes mentionnés plus haut, et en laissant de côté leur référence à la seule dimension économique, ce n’est pas directement des inégalités sociales et, en l’occurrence, de leur inscription spatiale, que proviennent les injustices sociales, mais de leur perception et de leur interprétation par les membres de la société. Ou, plus exactement, par certains d’entre eux.
Les premiers à ressentir l’injustice sont évidemment ceux qui subissent les inégalités, encore que ce ne soit pas toujours le cas[4]. Mais une partie du reste de la société, plus ou moins importante selon le contexte socio-historique et la conjoncture politique, n’y est pas non plus insensible. Ce qui explique que l’analyse des inégalités sociales sous ses différentes formes soit inévitablement écartelée entre l’objectivité de l’abstraction mathématique qui permet de les décrire et la subjectivité du sentiment d’injustice qui ne devrait manquer d’intervenir quand il s’agit de les expliquer. «Devrait» car, non seulement ce sentiment peut être plus ou moins prononcé selon les époques, les circonstances, les groupes sociaux et les individus, mais il est arrivé et il arrive encore qu’il soit purement et simplement inexistant. Ce fut ainsi le cas dans le monde antique puis féodal et enfin monarchique, où les inégalités, bien que très visibles dans leur matérialité, passaient pour ainsi dire inaperçues ou, si on les relevait, c’était pour les attribuer à un ordre divin ou naturel, ou encore biologique ou psychologique, comme on s’évertue d’ailleurs à nouveau le faire aujourd’hui dans certaines sphères de la classe dirigeante avec la caution pseudo-scientifique de chercheurs complices.
Comment se fait-il, dès lors, qu’il y eut des moments et des lieux où les inégalités n’ont plus paru paraître aller de soi, où l’on commença à s’interroger à leur sujet ? C’est ici qu’intervient précisément ce sentiment d’injustice, sans lequel les inégalités sociales n’existeraient pas dans la conscience des acteurs sociaux et ou politiques. Reste à savoir d’où provient un tel sentiment. Et s’il suffit à lui seul pour poser correctement la question de l’inégalité sociale et, au-delà, pour mettre en question le système social auquel est indissolublement liée. Or, l’on verra que la référence à la justice sociale et, en particulier, à sa dimension spatiale peut ptécisément servir à éluder une telle mise en question.
Personne ne met en cause le bien fondé de principe de la justice sociale. Nombre de dirigeants politiques de la planète s’en réclament pour justifier leurs politiques, et aucun, en tout cas, n’ose s’élever publiquement contre elle. En revanche, il n’en va pas de même pour l’égalité sociale. Bien que l’égalité des individus soit proclamée comme l’un des principes de base qui fondent les régimes qualifiés abusivement de démocratiques, peu de gens prônent sa mise en œuvre effective dans les aspects concrets de la vie en société. Seuls s’y risquent les théoriciens et les militants anarchistes partisans d’un communisme libertaire, pour se voir immédiatement traités, à droite comme à gauche, d’adeptes d’une idéologie honnie : l’«égalitarisme», synonyme de «nivellement par le bas» et de négation du «droit à la différence», quand ce n’est pas d’« encouragement à la paresse et au parasitisme ».
De toute évidence, à la différence de la justice sociale, l’égalité sociale ne saurait être un thème consensuel. Reste à savoir pourquoi. La réponse la plus couramment avancée est paradoxale : son antonyme, l’inégalité sociale, ferait naître un sentiment d’injustice, avec tous les conflits qu’un tel sentiment peu entraîner. Or, on vient de voir que la justice sociale n’était jamais mise en cause, au moins ouvertement, en tant que principe. Ce qui explique que l’injustice sociale fasse l’objet d’une dénonciation unanime. Mais d’où vient alors que sa manifestation la plus évidente, à savoir l’inégalité sociale, ne fasse pas l’objet de la même réprobation ? Tout simplement par refus de devoir quitter le terrain confortable de la morale pour s’aventurer sur celui, beaucoup moins stable et donc plus déstabilisant, de la politique.
Une chose est d’admettre que sans le désir justice sociale, sans les protestations et les révoltes qu’il provoque, les critiques et les luttes qu’il suscite, les inégalités demeureraient en l’état quand elles ne s’accentueraient pas. Une autre est de croire que ce désir de justice, aussi fort et répandu soit-il, sera de nature à lui seul à les faire disparaître. On objectera bien sûr qu’il s’agit là d’un objectif illusoire, « utopique » diront les uns, « mortifère » affirmeront les autres. Ce qui revient, qu’on le veuille ou non, à considérer l’inégalité sociale comme inhérente à la condition humaine, le degré de cette inégalité étant seul en cause. Et à oublier ou à nier de la sorte que celle-ci est socialement déterminée.
Les croisés de la justice sociale ont évidemment beau jeu de puiser dans l’histoire d’innombrables exemples illustrant l’efficience de la revendication de justice sociale. Pour s’en tenir aux conquêtes du mouvement ouvrier allant dans le sens de qu’on appellera le «progrès social», ce sont effectivement les grèves, les émeutes et les insurrections prolétariennes, inspirées par un sentiment d’injustice voire par l’indignation face aux inégalités, qui, au cours du XIXe siècle, en Angleterre et en France, puis en Allemagne, notamment, ont joué un rôle de catalyseur pour les premières enquêtes et études sociologiques sur les conditions de travail, de logement, sanitaires, de consommation, etc. des «classes laborieuses», et sur les inégalités de revenus et de conditions de vie qu’elles subissaient. On peut même dire que la menace que faisait peser le mouvement ouvrier sur un ordre capitaliste perçu, vécu et, de plus en plus, dénoncé comme injuste est à l’origine aussi bien de la sociologie que des « politiques sociales » — à défaut d’être socialistes —, ne serait-ce que pour assurer la préservation de cet ordre. Toutes visaient — en partie, car elles obéissaient aussi à d’autres préoccupations — à réduire les inégalités sans qu’il soit cependant jamais question de les supprimer. Ainsi en est-il allé, pour ce qui est du «terrain spatial» de la politique du logement, puis de la politique urbanistique ou, plus récemment, de la «politique de la ville» menée en France depuis plus d’une quarantaine d’années, sous cette appellation ou une autre, sous la pression de la rébellion des « jeunes de cités ».
Ce qui précède permet de comprendre que toute analyse des inégalités sociales est nécessairement déterminée, directement ou non, par une attitude critique à leur égard. Pour s’intéresser aux inégalités sociales, « se pencher sur » elles, comme on dit, c’est-à-dire, en fait, sur les populations qui en souffrent, et en développer l’étude méthodique, il faut toujours entretenir avec elles une relation critique : les considérer, à un titre ou à un autre, dans quelque mesure que ce soit, comme injustifiables voire intolérables.
Légitimer l’inégalité
Il est pourtant des gens, fort nombreux pour ne pas dire la majorité dans les classes dominantes et aussi, à un degré moindre, parmi les franges supérieures des classes dites moyennes, que les inégalités sociales ne scandalisent pas, qui les trouvent même «normales» et qui, le plus souvent, ne s’y intéresseront pas, y compris dans les pays où l’égalité figure parmi les principes constitutionnels, voire, comme en France, dans la devise de la République. Il en résulte une conséquence immédiate au plan idéologique : l’étude des inégalités sociales ne peut faire l’économie d’une discussion sur la légitimité de ces inégalités.
Paradoxalement, l’immense majorité des discours contemporains traitant de la question des inégalités entre les humains, qu’il s’agisse d’essais politiques, d’ouvrages de sciences sociales ou de discussions de «café du commerce», tendent à légitimer, ouvertement ou implicitement, leur existence. La légitimité des inégalités de fortune, de pouvoir ou de culture fait partie des idées les plus répandues. Et la critique de cette légitimité est d’emblée suspectée d’irréalisme ou d’utopisme quand ce n’est pas de «gauchisme». En fait, le paradoxe évoqué plus haut n’est qu’apparent : la valorisation officielle de l’égalité dans les régimes qui passent pour démocratiques — en dépit de leur caractère fondamentalement et indéniablement oligarchiques — exige de justifier les inégalités réelles qui viennent contredire l’égalité formelle proclamée entre les humains. On se contentera ici de rappeler les trois arguments habituellement avancés à l’appui de cette justification.
Contre l’égalité réelle, un premier argument est souvent utilisé : elle serait synonyme d’uniformité car elle coulerait tous les individus dans le même moule, les stéréotyperait. L’inégalité est alors défendue au nom du «droit à la différence». Ce qui revient, en réalité, à confondre, volontairement ou de manière intéressée, égalité et identité, d’une part, et inégalité et différence, de l’autre. Or, outre que des gens socialement égaux ne sont pas obligatoirement identiques et peuvent au contraire fortement différer les uns des autres, l’inégalité ne garantit pas la différence. Les inégalités de revenus, par exemple, génèrent des strates ou des couches sociales au sein desquelles les individus adoptent un mode ou style de vie similaire qu’ils sont plus ou moins obligés de suivre. Et cela vaut pour les bourgeois comme pour les prolétaires, pour ne rien dire des petits bourgeois, anciens ou nouveaux, « bobos » compris qui, pour cultiver leur « différence », affirmée avec plus ou moins d’arrogance, s’empressent de suivre de manière grégaire la dernière mode censée la marquer et, par là, les démarquer. De même, les inégalités de pouvoir créent des hiérarchies de places et de fonctions qui, de haut en bas de la pyramide sociale, exigent de chaque individu qu’il normalise ses comportements, ses attitudes, ses pensées s’il veut espérer gravir les échelons. Ou ne pas déchoir.
Le deuxième argument avancé contre l’égalité réelle est qu’elle serait synonyme d’inefficacité. En garantissant à chacun une égale situation sociale, une égale capacité d’accès aux ressources sociales, elle démotiverait les individus, encouragerait l’inertie voire la paresse, ruinerait les bases de la compétition qui, selon le credo (néo)libéral, constituerait le facteur premier de tout progrès. L’égalité serait ainsi contre-productive, stérilisante, tant pour l’individu que pour la société. Cet argument présuppose la « guerre de tous contre tous», comme le disait Marx, que constitue la concurrence marchande, en présentant cette dernière comme un modèle indépassable d’efficacité économique. Or, cette efficacité, si tant est que l’on n’interroge pas ce concept utilitariste, n’a pas pour seule condition la concurrence «libre et non faussée» sur le marché, comme le prouve a contrario la forte croissance économique d’après-guerre qui reposait sur une limitation de la compétition, sur le plan économique, et la prise en compte d’impératifs sociaux de réduction des inégalités. Et surtout, la prétendue efficacité concurrentielle a son prix, de plus en plus lourd : le gaspillage des ressources non seulement naturelles, mais humaines. Les inégalités issues du «libre jeu du marché» entraînent, en effet, un gâchis généralisé : elles stérilisent l’initiative, la volonté, l’imagination, l’intelligence de tous les individus dont elles aliènent l’autonomie, condamnés à se soumettre, à obéir, à subir, ou qu’elles marginalisent purement et simplement comme «inemployables».
Le discours libéral classique se replie alors sur son argument majeur : l’égalité réelle serait liberticide. En bridant l’esprit d’entreprise, en portant atteinte au «libre exercice du droit de propriété», en dérégulant les autorégulations spontanées du marché par une réglementation administrative toujours renforcée, étendue et compliquée, l’impératif de l’égalité réelle aurait pour effet d’enserrer l’économie et la société toute entière dans les rets d’une bureaucratie tentaculaire et, finalement, oppressive. Bref, l’enfer totalitaire serait pavé des meilleures intentions égalitaires. Entre liberté politique et égalité sociale, il y aurait donc incompatibilité voire antagonisme : les atteintes que doit éventuellement supporter la seconde seraient à la fois la condition et la garantie de la pérennité de la première.
Pourtant, qui ne voit, que, dans les faits, c’est l’inégalité qui opprime ceux qui la subissent ? Quelle est la liberté du chômeur de longue durée, de l’ouvrier à la chaîne, de la caissière de supermarché, du pauvre, de l’illettré, de celui qui meurt à 30 ou 40 ans d’un accident du travail ou dont la vie est abrégée par l’usure ou la maladie professionnelle ? Ou encore, dans le champ urbain, de l’habitant assigné de facto à résidence dans une« cité » d’« habitat social » éloignée et délabrée convertie en zone de relégation ? La seule liberté que garantisse l’inégalité sociale, c’est celle du «renard libre dans le poulailler libre», comme l’avait bien vu Marx, c’est-à-dire celle d’exploiter et de dominer. C’est la faculté pour une minorité de s’arroger les privilèges matériels, institutionnels et symboliques au détriment de la majorité.
Justice sociale ou injustice équitable ?
Faute de pouvoir combattre ouvertement le principe d’égalité, des idéologues de l’ordre établi en ont, depuis quelque temps, remis un autre à l’honneur : celui d’équité. Un dicton ancien — il remonte à Aristote —, avalisé ensuite par la morale chrétienne, en résume la philosophie : «À chacun selon son dû». L’étalon censé présider à son application a varié au cours de l’histoire : la naissance et le rang, dans les sociétés pré-capitalistes, puis l’effort, le mérite ou les besoins. Lesquels sont inégaux, comme chacun sait, tant en quantité qu’en qualité. D’où la nécessite de « doser » ce qui revient à chacun. On aura ainsi compris pourquoi, en matière sociale, une répartition «équitable» ne correspond pas à l'égalité au sens strict, pour ne pas dire comptable. C'est une «juste mesure», un «équilibre», qui permet de rendre acceptable une forme d'inégalité lorsque l'égalité est jugée irréalisable ou nocive. Là encore, on délaisse le terrain politique pour celui de la morale. Et c’est précisément ce terrain là que les chantres de la justice sociale et, en particulier, de sa variante spatiale, se refusent à quitter.
Pour ce faire, ils se livrent à une série d’élucubrations où les postulats assénés comme des évidences alternant avec les contre-vérités pour formuler des problématiques qui sont autant de de faux problèmes. Le tout débouche sur une ligne d’action que résume une expression de leur cru, véritablement oxymorique : le «rééquilibrage des inégalités».
En général, le discours démarre par une affirmation péremptoire fondée sur un déni de réalité. Du genre : «Le débat sur la justice et l’injustice est central dans les sociétés démocratiques». Or, à l’encontre de cette assertion, on peut objecter que ce débat n’est central que pour ceux qui le jugent tel. Sans qu’il soit besoin d’effectuer un sondage, on sait que d’autres thèmes mobilisent d’avantage l’opinion publique : le terrorisme, la sécurité, la paupérisation batisée «exclusion», l’Europe, le réchauffement climatique… Ensuite, «nos sociétés» ne sont démocratiques que pour autant qu’on les considère comme telles, c’est-à-dire indépendamment des rapports sociaux de production qui les structurent et des inégalités qui en résultent. En fait, elles sont oligarchiques. Cela commence quand même à se savoir, sauf, apparemment, parmi certains «savants» dont les diplômes ne semblent guère avoir stimulé la lucidité.
Autre postulat avancé avec une assurance qui n’a d’égal que l’indifférence à l’égard de ce qu’ont montré d’innombrables travaux scientifiques sur le sujet, pour le pas parler de la simple obeservation du terrain : «La justice spatiale est l’horizon de la plupart des politiques d’action sur les territoires. Son influence est telle que l’on a pu considérer que l’aménagement du territoire et la recherche de la justice spatiale étaient strictement équivalents». Là, c’est un véritable scoop. Où, diable, ont-ils été pêcher cela ? Depuis la fin des années 60 du siècle passé, des milliers de pages ont été écrites pour expliquer que l’aménagement et l’urbanisme obéissaient à la logique capitaliste, qu’ils visaient en premier lieu à adapter les territoires aux impératifs économiques (rentabilité, compétitivité, etc) qui en découlaient et, d’une manière plus générale, à satisfaire en priorité les besoins des classes dominantes… Suit une série d’interrogations qui sont autant de faux problèmes. Par exemple : « La politique “ juste ” doit-elle être non interventionniste sur les territoires et simplement accompagner les dymamiques territoriales ? » Or, celles-ci ne sont que l’inscription spatiale de la dynamique du capital, laquelle a été depuis longtemps dégagée par les théoriciens marxistes et résumée par l’un d’eux en une formule : la dialectique du développement inégal et combiné : richesse des nantis/pauvreté des démunis. Sur la plan territorial : concentration/dispersion urbaine, centre/périphérie, essor /déclin régional, pays développés-avancés/pays sous-développés-moins avancés, etc. On devrait savoir aussi que la justice spatiale, quand elle était évoquée et invoquée dans les discours des aménageurs, est destinée tout au plus à justifier quelques actions destinées à donner le change sur la finalité réelle de l’organisation de l’espace sous l’égide des pouvoirs publics. En particulier pour faire face aux contradictions nées de la priorité donnée aux intérêts privés lorsqu’elles provoquent des conflits susceptibles de « troubler l’ordre public ». Bref, la justice sociale pour les « décideurs » n’est pas un horizon mais un alibi.
Les croisés de la justice spatiale objecteront que cette vision critique, à la fois globalisante et malveillante, de l’aménagement et de l’urbanisme est périmée, car « le doute généralisé » est de mise sur « les grands récits explicatifs ». Ceux-ci, comme les « systèmes d’interprétations totalisants », qui ont comme chacun sait partie liée avec le totalitarisme, désignent parmi les têtes pensantes d’une intelligensia d’une gauche assagie, pour ne pas dire molle, l'approche et l'analyse matérialiste d’inspiration marxiste ou marxienne, du monde social. Or, cette pensée critique radicale, pourtant très active sur certains campus d’outre-atlantique d’où les théoriciens hexagonaux de la justice spatiale importent la plupart de leurs théorisations, est jugée par eux nulle et non avenue pour saisir les relations entre espaces et sociétés. À tel point, qu’ils y trouvent le moyen de falsifier au passage celle d’un sociologue français, Henri Lefebvre, qui en avait pourtant été l’initiateur bien avant de faire école aux Etats-Unis et ailleurs. On lui devrait, selon eux, la découverte que «l’organisation de l’espace, dimension fondamentale des sociétés humaines, est la traduction géographique des faits de sociétés et rétroagit elle-même sur les relations sociales». Or, Lefebvre ne parlait pas de « faits de société » mais de rapports de production, en général, et capitalistes en particulier. Ce qui est bien différent pour comprendre la relation entre espaces et sociétés : pour lui, l’organisation, mais aussi la production de l’espace est déterminée par ces rapports et contribuent même à leur reproduction. Ce que veulent ni entendre ni comprendre les adeptes de la justice spatiale. «Qu’est-ce qu’une politique territoriale “juste” ? », se demandent-ils ? C’est, là encore, le type même de faux problème. Autant demander à Ségolène Royal ce qu’elle entendait avec son « ordre juste» !
Cependant, il en faudrait plus pour désarçonner les tenants de la justice spatiale. «C’est dans le champ des politiques publiques et notamment dans le domaine urbain que le concept de justice spatiale apparaît comme le plus pertinent, mais aussi le plus complexe et le plus instrumentalisé. » Pertinent ? Certainement pas. Complexe ? Pas tant que cela. Instrumentalisé ? Sûrement : il est même fait pour cela.
«Le traitement homogène pour tous les espaces est-il la condition de la justice spatiale, voire sa définition ? ». C’est le type même de faux débat. Certes, il y a bien un processus d’homogénéisation de l’espace, «spontané», c’est-à-dire résultant des initiatives non coordonnées des acteurs privés, ou programmé par des élus locaux secondés par les technocrates. Cela, pour une raison bien simple : les mêmes causes structurelles produisant les mêmes effets territoriaux, ne serait-ce du fait de la marchandisation de l’espace qui pousse à le diviser en parcelles interchangeables. Mais ce processus s’accompagne de deux autres, relevés par Henri Lefebvre : la fragmentation et la hiérarchisation. La politique urbanistique peut aussi bien aller dans le sens de l’homogénéisation (cf. production de masse du logement social standardisé, implantation de grandes surfaces à la sortie des villes…), que de la fragmentation (découpage fonctionnel en zones spécialisées, elles mêmes traitées de manière homogène) ou de la hiérarchisation (centre/périphérie, beaux quartiers/bas quartiers, tertiaire supérieur/bananalisé, équipements haut de gamme/de quartier…).
Vient ensuite une autre question aussi oiseuse que la précédente : «Ou la politique juste est-elle le rééquilibrage des inégalités ? » Une formule oxymorique, une contradiction dans les termes sont le seul mérite est de refléter la contradiction dont les justiciers de l’espace ne parviennent pas à se dépétrer : vouloir la justice sans remettre en cause les inégalités. Celles-ci subsistent mais on essaiera de les répartir de manière plus égale. Comment ? En matière de logement, grâce à la «mixité sociale résidentielle», comme dans le cas de la politique actuelle de «rénovation urbaine». D’une manière plus globale, avec diverses formes de discrimination positive. Autrement dit, «favoriser les défavorisés» pour qu’ils le soient moins sans remettre en cause les rapport sociaux à l’origine de la défaveur dont ils sont victimes.
Autre question farfelue : «Ou encore la politique « juste » doit-elle être non interventionniste sur les territoires et simplement accompagner les dymamiques territoriales ? » Elles «accompagnent» la dynamique du capital i.e. dont la dynamique du territoire n’est que l’inscription spatiale. Une dynamique du capital depuis longtemps mise en lumière par des théorisations d’inspiration marxiste. Leurs premiers auteurs lui ont donné un nom : la dialectique du développement inégal et combiné. Richesse des nantis/pauvreté des démunis, secteurs économiques en expansion/récession. Sur le plan spatial : pays développés-avancés/pays sous-développés-moins avancés, essor régional/déclin régional, concentration urbaine/dispersion, centre/périphérie, quartiers rénovés ou réhabilités/délaissés et dégradés. Ce qui n’empêche nombre de chercheurs de continuer à parler d ‘économie ou de ville «duale» ou «à deux vitesses», alors les aspects positifs et négatifs de leur évolution sont liés.
Vient alors une dernière question pour parachever le tout : «On peut se demander aussi si l’objectif ultime de la justice spatiale est encore d’établir des structures spatiales justes, stables et durables ». Le «encore» laisse entendre que l’on doute que cela soit possible. Outre que l’on ne sait toujours pas ce que seraient des «structures spatiales justes», il serait paradoxal qu’elles puissent être établies dans des sociétés dont la structure sociale est caractérisée par des rapports de domination, donc «injustes». Quant à la stabilité et la durabilité desdites structures spatiales, un tel souhait semble relever du vœu pieux alors que le mouvement du capital est permanent et bouleverse sans cesse sociétés et territoires (fusions, acqusitions, restructuraions, délocalisations, crises,récessions, reprises…).
Il arrive, néanmoins, aux géographes justicialistes d’être apparemment envahis par le doute sur la finalité réelle des politiques d’aménagement. «L’image territorialisée des actions visant à la justice, même si elles peuvent s’avérer illusoires, n’est-elle pas indispensable à toute action ? », se demande ainsi l’un d’entre eux. Ne serait-ce que, avons-nous envie de répondre, précisément, pour entretenir l’illusion qu’elles participent d’une lutte contre l’injustice ! Mais ce n’est pas du tout là le sens donné à la question par celui qui la formule. L’illusion, selon lui, n’est pas voulue : aussi bien intentionnées soient-elles, les actions menées par les pouvoirs publics ne peuvent atteindre leur but : réaliser la justice. Mais peu importe : le simple fait de s’y référer permet de «poser le problème du bien fondé de la territorialisation des politiques publiques». Et d’en évacuer un autre : celui de la compatibilité entre l’idéal de justice spatiale, quand il est mis en avant pour les justifier, avec leur raison d’être réelle lorsque cet idéal est mis en avant. À savoir « gérer » territorialement — localement et spatialement — les effets de la précarisation, de la paupérisation et de la marginalisation de masse, c’est-à-dire « réguler » la non-solution d’un problème que l’on a cessé de se poser : celui, sans doute philosophique (ontologique et éthique), mais sûrement politique de l’existence du capitalisme comme mode d’organisation désormais incontesté de la vie en société.
Il faut dire que les justiciers de l’espace ont une conception assez particiulière, encore qu’elle soit dominante, de la société. C’est une société sans classes. Bien sûr, l’oppression y revêt diverses formes. Mais ce sont celles que subissent les « minorités » qui retiennent surtout leur attention en raison de «l’ émergence de mouvements sociaux » made in USA c’est-à-dire «féministes, écologiques, anti-racistes...». «Une approche centrée sur les minorités, nous affirme l’un d’entre eux, ou sur les femmes en particulier peut […] contribuer à ouvrir les yeux sur les différentes formes d’oppression peut-être masquées par l’universalisme qui détourne le regard de nombreuses formes de discriminations. » Ce genre d’assertion appelle plusieurs remarques.
Outre que les femmes ne constituent pas une minorité, on ne voit pas pourquoi il ne faudrait pas s’intéresser aussi à la majorité. Et tant qu’à focaliser l’intérêt sur les minorités, pourquoi ne pas choisir celle qui gouverne plus que jamais le monde en général et la ville en particulier aux dépens de la majorité, à savoir la bourgeoisie, maintenant transnationalisée. Bien sûr, elle ne souffre pas de l’oppression. Mais peut-on parler de celle-ci en faisant silence sur la minorité qui opprime ? Pas de bourgeois, donc, dans ce nouveau paysage géographique justicialiste, et pas non plus de proléraires. Grèves, manifestations et occupations, bref mouvements des travailleurs brillent pas leur absence. Il est vrai que nos géographes-justiciers ont fait leur le «principe», émis par les idéologues de campus étasuniens épris de multiculturalisme, «que le socio-économique est un élément de définition insuffisant ». Ce qui sert de prétexte pour le reléguer à l’arrière-plan. Certes, «c’est l’oppression sous toutes ses formes qu’une politique juste devrait viser à abolir», peut-on lire dans une appel à contributions pour un colloque sur ce thème dans une université française. Il semble néanmoins que l’oppression capitaliste passe après les autres. Le mot «exploitation» est d’ailleurs totalement absent du vocabulaire. En revanche, celui de « discrimination » est omniprésent. Enfin, «l’universalisme qui détourne le regard de nombreuses formes de discriminations» a bon dos. Cela ne s’applique pas à l’universalisme matérialiste pour qui l’égalité des conditions sociales est un principe universel, mais à l’universalisme idéaliste bourgeois allergique aux « analyses concrères de situations concrètes », comme aurait dit le camarade Lénine.
En effet, si l’on parle d’égalité, non de manière humaniste et abstraite, mais de manière concrète et matérialiste, c’est de l’égalité des conditions sociales qu’il s’agit. C’est elle qui garantit la liberté individuelle et collective, en mettant chacun à l’abri des atteintes possibles à sa liberté par autrui. Et c’est en tout cas ce critère qui, seul, peut donner consistance, dans le domaine qui nous intéresse, au droit à la ville défni comme «appropriation collective du cadre de vie urbain pour le reconfigurer conformément à un mode de vie transfiguré», totalement différent de celui imposé par le mode de production capitaliste.
Est-ce à dire qu’il faille délaisser la notion d’injustice pour mener le combat pour que ce droit n’en reste pas au stade des proclamations ? À condition de ne pas l’ériger en concept passe-partout, elle peut être politisée pour en faire un slogan mobilisateur compris de la majorité. Et si l’on tient absoulument à lui faire jouer un rôle sur les deux tableaux, à savoir la science et la politique, on pourrait peut-être l’associer à un terme sans doute désuet, mais qui, étymologiquement et politiquement, paraît plus adéquat : «iniquité». D’une part, il restituait par son ascendance latine (unaequalis), le lien avec l’inégalité, et de l’autre, par sa connotation polémique, il ne laisserait planer aucun doute sur l’attitude à adopter face au capitalisme. On peut envisager de réformer un système « injuste ». Pas un système inique.
[1] Frédéric Dufaux, Philippe Gervais-Lambony, Alain Musset. Estudios urbanos y justicia espacial. Alain MUSSET. Ciudad, Sociedad, Justicia: un enfoque espacial y cultural, EUDEM / Université Nacional de Mar del Plata, p. 11-27., 2010
[2] Philippe Gervais-Lambony, Frédérc Dufaux, Alain Musset « Estudios urbanos y justicia espacial », in Ciudad, sociedad, justicia Un enfoque espacial y cultural, (dir. Alain Musset), Universidad Nacional de Mar del Plata, 2010.
[3] Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, Le système des inégalités, coll. Repères, La Découverte, 2008.
[4] Nombre chercheurs enquêtant dans les “ quartiers défavorisés ” font part de leur étonnement devant le fatalisme et la résignation de leurs interlocuteurs devant leur situation, attribuant souvent à la malchance le fait qu’elle leur soit défavorable.