De Mai 68 à aujourd’hui, comment réussir ?
Par Francis Parny
50 ans séparent mai 1968 d’aujourd’hui. Cette durée est pour moi toute une vie politique partagée par ma génération. Mais si je veux en parler aujourd’hui c’est avant tout parce que mon souhait le plus profond c’est que les gilets jaunes réussissent ce qui, malgré quelques bonnes choses, a globalement échoué dans toute cette période.
« Mai 68 » et le mouvement d’aujourd’hui sont pourtant très dissemblables, sur deux questions au moins. L’État de la société n’est pas le même aujourd’hui et en 1968, la vie de nous tous, du plus grand nombre, n’est pas la même. Et les motivations qui ont mis dans le mouvement des millions de personnes ne sont pas les mêmes non plus.
Côté vie sociale, en 1968 il y a 300 000 chômeurs, la population est dans un rapport à l’avenir plutôt optimiste, « l’autre » ne constitue ni un concurrent ni un danger, globalement on haït les dictatures et on écoute Jean Ferrat chanter les dangers de la société de consommation tout en y contribuant soi-même.
Aujourd’hui c’est très différent. Le peuple qui est dans la rue est un peuple qui ne peut plus vivre et qui a perdu espoir en l’avenir. C’est un peuple qui ressent la profonde injustice de ce système au service de quelques possédants qui n’ont plus d’empathie aucune pour la misère et méprisent ouvertement le peuple.
Côté motivation, la jeunesse en 1968 veut s’émanciper. S’émanciper du patriarcat familial et du pouvoir politique. Ils veulent prendre le pouvoir sur leur vie personnelle et sur la société ; la liberté sexuelle et l’autogestion. La classe ouvrière et les travailleurs ont rejoint ce mouvement tout simplement parce que les parents voulaient rejoindre leurs enfants. Le rapport des forces entre syndicats et patronat de l’époque a permis d’engranger des victoires sociales et démocratiques exceptionnelles depuis la libération et symbolisées à la fois par 35% de hausse du SMIC et la reconnaissance de la section syndicale dans l’entreprise. La conjonction entre les motivations de ces jeunes et l’entrée des syndicats dans la lutte a permis les accords de Grenelle. Et en même temps, cette négociation a servi au pouvoir gaulliste et à la droite à stopper le mouvement pour se maintenir au pouvoir… et y accueillir peu à peu ceux des jeunes soixante-huitards qui le souhaitaient.
La motivation des gilets jaunes est tout autre. Ils et elles sont dans la rue d’abord parce qu’ils ne peuvent plus vivre. Ils doutent de l’avenir. Ce sont, cette fois, les pères et les mères qui sont engagés. Et leur sentiment d’injustice est total, il constitue le moteur puissant de leur action. Il n’est pas anodin de ce point de vue, que ce soit par une remise en cause du consentement à l’impôt que commence ce mouvement. La « nouvelle gabelle » ne passe pas elle symbolise l’injustice. Mais peu à peu l’ensemble des revendications qui s’accumulent sont d’un contenu de plus en plus radical : des mesures pour mieux vivre, une réforme de la fiscalité qui fasse payer les riches et des mesures institutionnelles permettant d’exercer le pouvoir du peuple. Face à l’injustice la recherche de l’unité la plus large du mouvement est possible. Le mouvement souhaite s’ouvrir à tous, notamment aux syndicalistes, à condition que tous acceptent d’enfiler un gilet jaune pour ne pas être en extériorité au mouvement et construire l’unanimité.
Le contexte politique de ces deux périodes est également complètement différent. Mais ce qui a été généré par 1968 va se développer pendant 50 ans pour aboutir à un échec dont le mouvement tire les enseignements.
En 1968 les partis de gauche ne sont pas prêts. Le parti socialiste s’effondre, il s’est déconsidéré dans son incapacité à comprendre l’évolution du monde, en particulier son évolution postcoloniale. Le parti communiste français pour sa part est sous le choc car il se trouve confronté à un mouvement qui pose la question du pouvoir alors qu’il n’a pas en ce qui le concerne de stratégie nationale de conquête du pouvoir. Jusque-là il s’est fixé pour objectif d’être le représentant et le défenseur de la classe ouvrière, des travailleurs, pour gagner des avancées sociales. Mais il attend le triomphe du socialisme réel sur le capitalisme au plan mondial, pour programmer son accès au pouvoir.
En même temps c’est lui qui a l’intelligence de proposer dès 1969 un projet alternatif au gaullisme réclamé par le peuple. Cela s’appelle l’union de la gauche sur un programme commun. François Mitterrand saura s’inscrire dans cette initiative pour en bénéficier à son seul profit et à celui du parti socialiste. Cette initiative du PCF est pourtant historique. Elle ouvre la voie à une conquête pacifique du pouvoir par les représentants du peuple sur la base d’un projet de société alternatif au capitalisme et une alliance entre partis. Pendant dix ans ce projet devient progressivement l’espoir de tout un peuple qui aspire au changement.
On sait quelles déconvenues s’en suivront.
Quelle est la part de responsabilité du PCF lui-même qui rejette cette alliance au moment où elle va triompher ?
Il reste que le retournement libéral du 2ème gouvernement de François Mitterrand en 1983 engage une lente agonie de cette gauche parvenue au pouvoir. Son ralliement continuel au libéralisme économique fondée sur l’illusion social-démocrate que le développement de la production et des richesses permettra le mieux-être social ne fait qu’encourager les appétits de profits sans cesse plus élevé du capitalisme financier.
Le rejet d’une société inhumaine
Car inexorablement le capitalisme a poursuivi son cours jusqu’à cette forme absolutisée que nous connaissons aujourd’hui qui devient à proprement parlé invivable.
C’est le rejet de cette société qu’exprime aujourd’hui le mouvement des gilets jaunes.
Bien des obstacles sont accumulés devant lui mais l’intelligence collective de ce mouvement permet de les éviter et de produire toujours plus de rassemblement. Celui-ci n’est pas terminé, aujourd’hui il est en cours.
Les gilets jaunes veulent rassembler d’abord tous ceux qui sont les victimes de ce système. L’exploitation est sans fin, elle se nomme précarité, flux tendu, flexibilité, soumission au choix des grands patrons. Mais tous les métiers sont mis en cause dans leur utilité sociale, l’ambulancier qui constate la déprofessionnalisation de son métier brûle sa propre ambulance (3 décembre place de la Concorde). Les artisans les agriculteurs, les patrons de PME ne s’en sortent plus, le déclassement social devient la crainte généralisée…. Tous sont les bienvenus. Qu’ils enfilent un gilet jaune !
Le mouvement doit aussi écarter tous ceux qui veulent contribuer à sa coercition : les médias qui sont conspués dans les manifestations, la cohorte des intellectuels et économistes libéraux prêchant tous les jours les bienfaits du système, les « politiciens » de gauche comme de droite, formés pour l’essentiel dans les mêmes « grandes » écoles de la République ou rompus à l’organisation de cartels divers où les enjeux de pouvoir se substituent à l’intérêt général, et maintenant des artistes d’autres « personnalités » qui appellent au calme au respect des monuments à la non-violence. Mais qui parle de la violence sociale faite au jour le jour contre tous les citoyens de ce pays ?
La peur de ne pas trouver une maternité assez proche de son domicile ; de ne pas trouver les éducateurs spécialisés accueillants les enfants les plus fragiles ; l’obligation de vendre la propriété familiale pour financer la maison de retraite ; la crainte de voir disparaître des classes, des services publics rendant toujours plus lointain le service à tous ; l’obligation continuelle dans l’entreprise de la recherche de la performance le plus souvent en concurrence avec son collègue de travail ; le refus de la formation qui permet une véritable mobilité professionnelle ; l’isolement des demandeurs d’emploi ; la misère des SDF à laquelle non vraiment on n’arrive pas à s’habituer etc. etc.
Jusqu’à cette infamie d’accuser les manifestants de violence à l’égard de la police. Celle-ci n’utiliserait les blindés ou les grenades de « désencerclement » que pour se protéger, elle mettrait à genoux les mains sur la tête 150 lycéens faute d’avoir suffisamment de menottes et pour les mettre en situation dite « de sécurité » pour les policiers. Il n’y aurait pas assez de grenades lacrymogènes pour disperser. Ce langage sur la « légitime » défense des policiers prépare-t-il la justification de faits meurtriers à venir ? Pourtant la crainte de ce pouvoir est sans doute de voir des CRS enlever leur casque et chanter la marseillaise avec les manifestants.
Les gilets jaunes renouvellent toutes les formes d’action. Ils agissent partout sur le territoire national, peut-être plus présents dans les zones péri-urbaines ou rurales mais reconnus par toutes et tous. Ils se réapproprient l’espace public en refusant les cadres dans lesquels on veut les assigner pour manifester leur colère. Ils rejettent les signes d’appartenances anciens mais créent un seul signe unique et commun, le gilet, sur lequel chacun et chacune peut exprimer son opinion personnelle s’il le souhaite.
Ce peuple en mouvement se sort de bien des pièges. Il sait mettre en avant ses revendications, ses propres cahiers de doléances bien au-dessus des questions de représentativité du mouvement qui se posent pourtant. Il ne veut pas que l’on parle en son nom, il ne veut pas d’un chef ou de chefs même s’il sait qu’il doit régler la question de sa représentativité dans la sphère politique.
Son programme porte des revendications de haut niveau qui remettent en cause le cœur même du système inégalitaire que nous connaissons. Ils demandent à la fois la suppression des taxes, l’augmentation du pouvoir d’achat financé en taxant, enfin, les nantis mais aussi la mise en place d’institutions et d’assemblées permettant au peuple d’exercer son pouvoir. Ils savent que la planète est en danger et veulent en tenir compte. Mais ils refusent d’en être rendu responsables individuellement, comme ils refusent d’être les responsables de leurs malheurs.
A la différence de 1968, un projet se construit qui met en cause le productivisme et le consumérisme. Les barrages aux rond-point, proches des grandes surfaces commerciales, en sont un bien curieux témoignage. Les gilets jaunes refusent cette société de consommation dont ils sont exclus mais dont ils veulent aussi sortir car ils ont bien conscience qu’elle ne mène pas au bonheur de vivre.
La nécessité d’un lieu de délibération unique du peuple.
D’une certaine manière toute l’histoire de France sert leur réflexion : les luttes ouvrières, toutes les luttes, le programme commun de la gauche et même le programme de la France insoumise nourrissent les propositions des gilets jaunes. Celles-ci portent, par exemple, cette caractéristique du modèle social français dans lequel la répartition des richesses se fait aussi par une restitution égale à chacun et chacune au travers des services publics. Certaines propositions moins progressistes traduisent le glissement idéologique de ces dernières années notamment sur la question des réfugiés mais le débat n’est pas terminé.
Pour autant le peuple ne peut importer un programme quel qu’il soit qui lui viendrait de l’extérieur. Il doit construire lui-même ce socle commun à tous. Tel est sans doute la clé d’une réussite de ce mouvement : construire tous ensemble la réponse globale nécessaire conforme à l’intérêt général. C’est une question clé de toute révolution. Nous sommes dans ce moment de convergence entre les sensibilités personnelles et les convictions intimes de chacun et chacune d’entre nous et l’incorporation dans le mouvement, progressivement, de tous les corps sociaux quels que soient leurs différences par ailleurs.
C’est pour cela qu’il faut délibérer ensemble de ce qu’est l’intérêt général.
Et pour cela, il faut inventer un lieu de délibération ouvert à toutes et tous. C’est au mouvement des gilets jaunes que revient cette tâche pour garantir que ce lieu soit celui de tous les citoyens. Car il est indispensable que tout le peuple délibère ensemble comme en 1789 avec les États généraux, comme en 1917 avec les soviets, comme en 2011 en Tunisie avec la constituante. Ces lieux ont eu quelques difficultés à perdurer c’est vrai. La contre-révolution guettait dans la France révolutionnaire, le parti unique remplaça les soviets en Union soviétique. Et les révolutions arabes cherchent encore leurs issues durables.
Mais à chaque fois ces moments constituant d’un peuple conscient de ce qu’il faut pour répondre aux aspirations à vivre de chacun et chacune ont trouvé des traductions politiques concrètes immédiates et produit une « trace » qui perdure dans certaines décisions postérieures à ces périodes.
C’est aussi dans ces lieux de délibération que peut se construire les représentations politiques de ce mouvement. Que ce lieu s’appelle assemblée citoyenne ou assemblée constituante n’est pas le plus important. Ce qui compte c’est que tout le peuple y soit réuni. Et ce processus est aussi le meilleur garant de la réussite de transformations sociales éventuelles car leur mise en œuvre suppose la vigilance populaire en même temps qu’elle nécessite la mise en place de formes institutionnelles nouvelles permettant de donner le pouvoir au peuple. La transformation du Sénat en assemblée citoyenne est sans doute un bon prototype de cette nécessité.
Que doivent faire ceux qu’on nomme les corps intermédiaires et les organisations politiques de gauche ?
Qu’ils ne donnent pas de leçon, qu’ils soient d’abord en empathie avec le mouvement, qu’ils s’engagent dans celui-ci en acceptant son leadership et qu’ils assument leurs responsabilités comme syndicaliste dans le déclenchement de grèves qui sont le levier puissant traditionnel de leur action, ou comme élus en portant les intérêts de la nation tout entière. Ils ne peuvent pas rester seulement spectateurs. Ils doivent être utiles et contribuer à la vigilance du peuple pour que son action soit victorieuse.
50 ans séparent mai 1968 d’aujourd’hui. Cette durée est pour moi toute une vie politique partagée par ma génération. Mais si je veux en parler aujourd’hui c’est avant tout parce que mon souhait le plus profond c’est que les gilets jaunes réussissent ce qui, malgré quelques bonnes choses, a globalement échoué dans toute cette période.
« Mai 68 » et le mouvement d’aujourd’hui sont pourtant très dissemblables, sur deux questions au moins. L’État de la société n’est pas le même aujourd’hui et en 1968, la vie de nous tous, du plus grand nombre, n’est pas la même. Et les motivations qui ont mis dans le mouvement des millions de personnes ne sont pas les mêmes non plus.
Côté vie sociale, en 1968 il y a 300 000 chômeurs, la population est dans un rapport à l’avenir plutôt optimiste, « l’autre » ne constitue ni un concurrent ni un danger, globalement on haït les dictatures et on écoute Jean Ferrat chanter les dangers de la société de consommation tout en y contribuant soi-même.
Aujourd’hui c’est très différent. Le peuple qui est dans la rue est un peuple qui ne peut plus vivre et qui a perdu espoir en l’avenir. C’est un peuple qui ressent la profonde injustice de ce système au service de quelques possédants qui n’ont plus d’empathie aucune pour la misère et méprisent ouvertement le peuple.
Côté motivation, la jeunesse en 1968 veut s’émanciper. S’émanciper du patriarcat familial et du pouvoir politique. Ils veulent prendre le pouvoir sur leur vie personnelle et sur la société ; la liberté sexuelle et l’autogestion. La classe ouvrière et les travailleurs ont rejoint ce mouvement tout simplement parce que les parents voulaient rejoindre leurs enfants. Le rapport des forces entre syndicats et patronat de l’époque a permis d’engranger des victoires sociales et démocratiques exceptionnelles depuis la libération et symbolisées à la fois par 35% de hausse du SMIC et la reconnaissance de la section syndicale dans l’entreprise. La conjonction entre les motivations de ces jeunes et l’entrée des syndicats dans la lutte a permis les accords de Grenelle. Et en même temps, cette négociation a servi au pouvoir gaulliste et à la droite à stopper le mouvement pour se maintenir au pouvoir… et y accueillir peu à peu ceux des jeunes soixante-huitards qui le souhaitaient.
La motivation des gilets jaunes est tout autre. Ils et elles sont dans la rue d’abord parce qu’ils ne peuvent plus vivre. Ils doutent de l’avenir. Ce sont, cette fois, les pères et les mères qui sont engagés. Et leur sentiment d’injustice est total, il constitue le moteur puissant de leur action. Il n’est pas anodin de ce point de vue, que ce soit par une remise en cause du consentement à l’impôt que commence ce mouvement. La « nouvelle gabelle » ne passe pas elle symbolise l’injustice. Mais peu à peu l’ensemble des revendications qui s’accumulent sont d’un contenu de plus en plus radical : des mesures pour mieux vivre, une réforme de la fiscalité qui fasse payer les riches et des mesures institutionnelles permettant d’exercer le pouvoir du peuple. Face à l’injustice la recherche de l’unité la plus large du mouvement est possible. Le mouvement souhaite s’ouvrir à tous, notamment aux syndicalistes, à condition que tous acceptent d’enfiler un gilet jaune pour ne pas être en extériorité au mouvement et construire l’unanimité.
Le contexte politique de ces deux périodes est également complètement différent. Mais ce qui a été généré par 1968 va se développer pendant 50 ans pour aboutir à un échec dont le mouvement tire les enseignements.
En 1968 les partis de gauche ne sont pas prêts. Le parti socialiste s’effondre, il s’est déconsidéré dans son incapacité à comprendre l’évolution du monde, en particulier son évolution postcoloniale. Le parti communiste français pour sa part est sous le choc car il se trouve confronté à un mouvement qui pose la question du pouvoir alors qu’il n’a pas en ce qui le concerne de stratégie nationale de conquête du pouvoir. Jusque-là il s’est fixé pour objectif d’être le représentant et le défenseur de la classe ouvrière, des travailleurs, pour gagner des avancées sociales. Mais il attend le triomphe du socialisme réel sur le capitalisme au plan mondial, pour programmer son accès au pouvoir.
En même temps c’est lui qui a l’intelligence de proposer dès 1969 un projet alternatif au gaullisme réclamé par le peuple. Cela s’appelle l’union de la gauche sur un programme commun. François Mitterrand saura s’inscrire dans cette initiative pour en bénéficier à son seul profit et à celui du parti socialiste. Cette initiative du PCF est pourtant historique. Elle ouvre la voie à une conquête pacifique du pouvoir par les représentants du peuple sur la base d’un projet de société alternatif au capitalisme et une alliance entre partis. Pendant dix ans ce projet devient progressivement l’espoir de tout un peuple qui aspire au changement.
On sait quelles déconvenues s’en suivront.
Quelle est la part de responsabilité du PCF lui-même qui rejette cette alliance au moment où elle va triompher ?
Il reste que le retournement libéral du 2ème gouvernement de François Mitterrand en 1983 engage une lente agonie de cette gauche parvenue au pouvoir. Son ralliement continuel au libéralisme économique fondée sur l’illusion social-démocrate que le développement de la production et des richesses permettra le mieux-être social ne fait qu’encourager les appétits de profits sans cesse plus élevé du capitalisme financier.
Le rejet d’une société inhumaine
Car inexorablement le capitalisme a poursuivi son cours jusqu’à cette forme absolutisée que nous connaissons aujourd’hui qui devient à proprement parlé invivable.
C’est le rejet de cette société qu’exprime aujourd’hui le mouvement des gilets jaunes.
Bien des obstacles sont accumulés devant lui mais l’intelligence collective de ce mouvement permet de les éviter et de produire toujours plus de rassemblement. Celui-ci n’est pas terminé, aujourd’hui il est en cours.
Les gilets jaunes veulent rassembler d’abord tous ceux qui sont les victimes de ce système. L’exploitation est sans fin, elle se nomme précarité, flux tendu, flexibilité, soumission au choix des grands patrons. Mais tous les métiers sont mis en cause dans leur utilité sociale, l’ambulancier qui constate la déprofessionnalisation de son métier brûle sa propre ambulance (3 décembre place de la Concorde). Les artisans les agriculteurs, les patrons de PME ne s’en sortent plus, le déclassement social devient la crainte généralisée…. Tous sont les bienvenus. Qu’ils enfilent un gilet jaune !
Le mouvement doit aussi écarter tous ceux qui veulent contribuer à sa coercition : les médias qui sont conspués dans les manifestations, la cohorte des intellectuels et économistes libéraux prêchant tous les jours les bienfaits du système, les « politiciens » de gauche comme de droite, formés pour l’essentiel dans les mêmes « grandes » écoles de la République ou rompus à l’organisation de cartels divers où les enjeux de pouvoir se substituent à l’intérêt général, et maintenant des artistes d’autres « personnalités » qui appellent au calme au respect des monuments à la non-violence. Mais qui parle de la violence sociale faite au jour le jour contre tous les citoyens de ce pays ?
La peur de ne pas trouver une maternité assez proche de son domicile ; de ne pas trouver les éducateurs spécialisés accueillants les enfants les plus fragiles ; l’obligation de vendre la propriété familiale pour financer la maison de retraite ; la crainte de voir disparaître des classes, des services publics rendant toujours plus lointain le service à tous ; l’obligation continuelle dans l’entreprise de la recherche de la performance le plus souvent en concurrence avec son collègue de travail ; le refus de la formation qui permet une véritable mobilité professionnelle ; l’isolement des demandeurs d’emploi ; la misère des SDF à laquelle non vraiment on n’arrive pas à s’habituer etc. etc.
Jusqu’à cette infamie d’accuser les manifestants de violence à l’égard de la police. Celle-ci n’utiliserait les blindés ou les grenades de « désencerclement » que pour se protéger, elle mettrait à genoux les mains sur la tête 150 lycéens faute d’avoir suffisamment de menottes et pour les mettre en situation dite « de sécurité » pour les policiers. Il n’y aurait pas assez de grenades lacrymogènes pour disperser. Ce langage sur la « légitime » défense des policiers prépare-t-il la justification de faits meurtriers à venir ? Pourtant la crainte de ce pouvoir est sans doute de voir des CRS enlever leur casque et chanter la marseillaise avec les manifestants.
Les gilets jaunes renouvellent toutes les formes d’action. Ils agissent partout sur le territoire national, peut-être plus présents dans les zones péri-urbaines ou rurales mais reconnus par toutes et tous. Ils se réapproprient l’espace public en refusant les cadres dans lesquels on veut les assigner pour manifester leur colère. Ils rejettent les signes d’appartenances anciens mais créent un seul signe unique et commun, le gilet, sur lequel chacun et chacune peut exprimer son opinion personnelle s’il le souhaite.
Ce peuple en mouvement se sort de bien des pièges. Il sait mettre en avant ses revendications, ses propres cahiers de doléances bien au-dessus des questions de représentativité du mouvement qui se posent pourtant. Il ne veut pas que l’on parle en son nom, il ne veut pas d’un chef ou de chefs même s’il sait qu’il doit régler la question de sa représentativité dans la sphère politique.
Son programme porte des revendications de haut niveau qui remettent en cause le cœur même du système inégalitaire que nous connaissons. Ils demandent à la fois la suppression des taxes, l’augmentation du pouvoir d’achat financé en taxant, enfin, les nantis mais aussi la mise en place d’institutions et d’assemblées permettant au peuple d’exercer son pouvoir. Ils savent que la planète est en danger et veulent en tenir compte. Mais ils refusent d’en être rendu responsables individuellement, comme ils refusent d’être les responsables de leurs malheurs.
A la différence de 1968, un projet se construit qui met en cause le productivisme et le consumérisme. Les barrages aux rond-point, proches des grandes surfaces commerciales, en sont un bien curieux témoignage. Les gilets jaunes refusent cette société de consommation dont ils sont exclus mais dont ils veulent aussi sortir car ils ont bien conscience qu’elle ne mène pas au bonheur de vivre.
La nécessité d’un lieu de délibération unique du peuple.
D’une certaine manière toute l’histoire de France sert leur réflexion : les luttes ouvrières, toutes les luttes, le programme commun de la gauche et même le programme de la France insoumise nourrissent les propositions des gilets jaunes. Celles-ci portent, par exemple, cette caractéristique du modèle social français dans lequel la répartition des richesses se fait aussi par une restitution égale à chacun et chacune au travers des services publics. Certaines propositions moins progressistes traduisent le glissement idéologique de ces dernières années notamment sur la question des réfugiés mais le débat n’est pas terminé.
Pour autant le peuple ne peut importer un programme quel qu’il soit qui lui viendrait de l’extérieur. Il doit construire lui-même ce socle commun à tous. Tel est sans doute la clé d’une réussite de ce mouvement : construire tous ensemble la réponse globale nécessaire conforme à l’intérêt général. C’est une question clé de toute révolution. Nous sommes dans ce moment de convergence entre les sensibilités personnelles et les convictions intimes de chacun et chacune d’entre nous et l’incorporation dans le mouvement, progressivement, de tous les corps sociaux quels que soient leurs différences par ailleurs.
C’est pour cela qu’il faut délibérer ensemble de ce qu’est l’intérêt général.
Et pour cela, il faut inventer un lieu de délibération ouvert à toutes et tous. C’est au mouvement des gilets jaunes que revient cette tâche pour garantir que ce lieu soit celui de tous les citoyens. Car il est indispensable que tout le peuple délibère ensemble comme en 1789 avec les États généraux, comme en 1917 avec les soviets, comme en 2011 en Tunisie avec la constituante. Ces lieux ont eu quelques difficultés à perdurer c’est vrai. La contre-révolution guettait dans la France révolutionnaire, le parti unique remplaça les soviets en Union soviétique. Et les révolutions arabes cherchent encore leurs issues durables.
Mais à chaque fois ces moments constituant d’un peuple conscient de ce qu’il faut pour répondre aux aspirations à vivre de chacun et chacune ont trouvé des traductions politiques concrètes immédiates et produit une « trace » qui perdure dans certaines décisions postérieures à ces périodes.
C’est aussi dans ces lieux de délibération que peut se construire les représentations politiques de ce mouvement. Que ce lieu s’appelle assemblée citoyenne ou assemblée constituante n’est pas le plus important. Ce qui compte c’est que tout le peuple y soit réuni. Et ce processus est aussi le meilleur garant de la réussite de transformations sociales éventuelles car leur mise en œuvre suppose la vigilance populaire en même temps qu’elle nécessite la mise en place de formes institutionnelles nouvelles permettant de donner le pouvoir au peuple. La transformation du Sénat en assemblée citoyenne est sans doute un bon prototype de cette nécessité.
Que doivent faire ceux qu’on nomme les corps intermédiaires et les organisations politiques de gauche ?
Qu’ils ne donnent pas de leçon, qu’ils soient d’abord en empathie avec le mouvement, qu’ils s’engagent dans celui-ci en acceptant son leadership et qu’ils assument leurs responsabilités comme syndicaliste dans le déclenchement de grèves qui sont le levier puissant traditionnel de leur action, ou comme élus en portant les intérêts de la nation tout entière. Ils ne peuvent pas rester seulement spectateurs. Ils doivent être utiles et contribuer à la vigilance du peuple pour que son action soit victorieuse.