La collapsologie : le renoncement au changement
Par François Ferrette
La période actuelle se prête aisément à l’apparition de nouveaux gourous dotés d’un discours construit et bénéficiant de médias complaisants. Il en est ainsi des collapsologues qui ont reçu un large soutien médiatique. Des auteurs sont invités sur toutes les ondes de radios, publient article sur article, des livres qui s’étalent sur les rayonnages des librairies sont vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires. Il y a quelque chose de déroutant dans cette affaire. Comment se fait-il que des militants qui se réclament de la rupture avec le néo-libéralisme, voire le capitalisme, peuvent se pavaner aussi aisément dans des réunions officielles entourés de la fine fleur de l’élite bourgeoise sans que celle-ci s’en émeuve ? La collapsologie serait-elle élito-compatible ? Et pour quelles raisons ?
Au début, une simple blague
Si Jared Diamond a publié en 2005 aux Etats-Unis un livre intitulé Collaps duquel ils se sont inspirés, ce sont les Français Pablo Servigne et Raphaël Stevens qui créent le terme de collapsologie. Ils le font d’ailleurs sur le mode ironique, comme un jeu de mot. Mais cette blague s’est vite transformée en « science ». Rappelons la définition qu’ils en font : « La collapsologie est l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder ». Des scientifiques s’insurgent, estimant que l’addition de connaissances issues de domaines différents, sans liens directs entre eux (géologie, psychologie, sciences humaines, etc.) ne produit pas une nouvelle science. La compilation n’est pas production d’une science mais vise un but : justifier la conclusion d’un effondrement à venir. L’entourloupe consiste à démontrer sans preuve car celle-ci réside toujours dans un avenir repoussé à plus tard ! La prédiction ne peut être un argument qui confère une scientificité aux propos. Mais en devenant « science », elle légitime la parole et à tout mélanger, on ne parvient plus à comprendre la justesse des interconnections, si elles sont pertinentes ou non.
Le modèle mathématique et le contrôle populaire
La collapsologie s’appuie sur un modèle mathématique créé par le Club de Rome, un groupe de réflexion créé en 1968 réunissant scientifiques, économistes, fonctionnaires nationaux et internationaux, industriels de 52 pays, dirigé initialement par un membre du conseil d’administration de Fiat. Ils publient en 1972 Les Limites à la croissance, appelé aussi rapport Meadows fruit d’un travail d’une équipe de chercheurs du Massachussetts Institute of Technology (ou MIT). Jean-Marc Jancovici parle de leurs travaux en ces termes : « Le système complexe qui a été modélisé par l’équipe du MIT, ici, n’est autre que l’humanité, et les variables qui le caractérisent, au nombre de quelques dizaines, s’appellent population globale, superficie cultivable par individu, ressources naturelles restantes, quota alimentaire par personne, production industrielle par tête, capital industriel global, niveau de pollution, etc. » Les projections de l’avenir de l’humanité au XXIè siècle s’appuient ici sur des données non susceptibles d’évolution. Ce modèle de pensée exclut en outre l’action humaine de son raisonnement. Il ne peut non plus prédire les découvertes scientifiques à venir. Sur le chemin de l’avenir on ne convoquera pas le facteur hasard et la subjectivité humaine. Faudrait-il renoncer à la recherche scientifique pour fossiliser la pensée à l’instant T ? Faut-il ignorer un projet de fusion nucléaire en cours de réalisation installé à Cadarache, dans les Bouches-du-Rhône qui pourrait déboucher sur la production d’une énergie nouvelle en remplacement du pétrole dont on vient de trouver de nouvelles réserves par ailleurs ? Penser à partir de calculs mathématiques c’est donc renoncer à réfléchir puisque l’ordinateur le fait pour vous. Cette démarche s’inspire d’une conception de la société sans politique, faite de chiffres, de courbes et de tableaux Excel. La tendance du capitalisme est à mathématiser la vie, à produire des statistiques, à gouverner par le Chiffre et à dépolitiser la discussion sur l’organisation sociale des sociétés. Ne prenez pas votre destin en main, l’ordinateur s’en charge !
Une solution : accepter l’effondrement qui vient
L’effondrement « n’est pas un problème qui appelle des solutions mais un ‘predicament’, une situation inextricable qui ne sera jamais résolue, comme la mort ou une maladie incurable ». Les collapsologues s’appuient sur un travail réalisé autour de la maladie de Huntington, maladie dégénérative et incurable : « Il y a trois leçons à tirer de ce parallèle avec la maladie. La première est d’arrêter de se battre, car cela n’apporte pas grand-chose de constructif (…). La deuxième leçon est qu’on ne peut pas annoncer que ‘tout est foutu’ (et encore moins sans préciser ce qui est foutu) (…). La troisième est que, à la suite des deux types d’annonce, il faut retrouver confiance en soi par la création, l’exploration, le partage des expériences »(1) . C’est un véritable appel à la démobilisation face à un mouvement historique inéluctable. Le défaut de l’image médicale est de comparer un problème biologique à des problèmes historico-politiques. Il faudrait donc accompagner quelqu’un (la société, l’humanité) dans les meilleures conditions d’une fin de vie inexorable ! Mais pourquoi ne pas avoir choisi une malade guérissable ? Il ne s’agit plus de s’opposer mais de s’adapter à l’effondrement à venir.
Les solutions proposées : la résilience, le travail sur soi, l’entraide
Devant ce renoncement à lutter, les collapsologues sont conduits à proposer la « résilience » comme moyen de surmonter une épreuve. Or, ce terme est des plus ambigus puisqu’il porte plus sur un changement de soi que de son environnement (politique, économique). De quoi satisfaire les représentants de l’ordre établi. C’est bien pourquoi la résilience peut être recyclée aussi facilement par Macron lors de son intervention télévisée du 23 avril 2020. Elle peut s’accommoder d’une idéologie de cadres puisque son principal mot d’ordre est qu’il faut s’adapter ! Il y a donc un « travail intérieur » que les collapsologues appellent de leurs vœux. Pablo Servigne et Gauthier Chapelle ont d’ailleurs participé à des sessions organisées par l’association belge Terr’Eveille, exclusivement dédiée à la promotion d’une méthode de groupe appelée TQR : le Travail Qui Relie. Ils ont même rejoint leur équipe d’animateurs d’ateliers. Jean Chamel décrit un stage en TQR : « La première étape consiste à «descendre dans son corps », … l’écouter, être en contact avec ses émotions et … se connecter à soi-même, aux autres participants, à la vie, à la nature et à la Terre... En guise d’exercice, allongés en étoile sur le sol, les participants sont invités à sentir la courbure de la Terre et sa gravité sous leur dos puis leur ventre… L’objectif est de ressentir intérieurement, « au niveau des tripes », les souffrances du monde … l’atelier amène ensuite les participants à « voir avec des yeux neufs », à faire advenir un autre monde, par une perception nouvelle, holiste, de ce qui les entoure... Installés à bord d’un canoë imaginaire, pagayant les yeux clos, les participants remontent symboliquement vers le « temps profond » des origines pour « recueillir les dons des ancêtres », tout ce que l’histoire de la vie leur a légué. »(2) La méthode dépolitise encore une fois la vie humaine, reléguée à une juxtaposition de choix individuels. Dans la dernière période, Pablo Servigne a repopularisé la notion d’entraide en s’appuyant sur des recherches scientifiques dans les écosystèmes et… dans l’anarchisme. Il ne raisonne pas en terme politique mais de façon naturaliste, il constate que l’entraide est un mode de relation dans la nature qui permet aux espèces de vivre en milieu naturel. Il rejette implicitement les enjeux qui traversent les sociétés, les conflits de classe. Il a aussi popularisé le nom de Pierre Kropotkine qui a publié en 1902 un livre, appelé justement « l’entraide, un facteur de l’évolution », remis à l’honneur. Or, l’entraide, bien que ce terme puisse dégager une valeur positive, ne définit en réalité aucune finalité. Il peut être repris aussi bien par des fachos que par l’extrême gauche, chacun pour des raisons propres. On ne s’étonne donc pas qu’Alain Soral ait publié le livre de Krotpotkine en 2019 dans sa maison d’édition. Enfin, Servigne établit un lien entre abondance et égoïsme (pourquoi se tourner vers autrui si chacun bénéficie de ce dont il a besoin ?) et affirme que l’entraide se développe plus facilement en milieu hostile, en période de régression. On comprend mieux pourquoi la société d’abondance est vilipendée, sous les faux masques de la société de consommation, de la société thermoindustrielle, etc. De là le mot d’ordre politique : des liens plutôt que des biens. Il n’est pas certain que le manque de moyens dans la société avive l’entraide mais qu’au contraire, le chacun pour soi se conjugue avec l’entraide dans une société désorganisée.
Des proximités douteuses
Daniel Tanuro va plus loin dans l’analyse : « Il ne s’agit plus simplement de « faire le deuil » mais de « renouer avec nos racines profondes » … Les archétypes au sens défini par Jung, à savoir des symboles primitifs, universels, appartenant à l’inconscient collectif, une forme de représentations préétablies (sic) qui structurent la psyché ». … les « archétypes » et le prétendu « inconscient collectif » sont au cœur d’un important débat philosophique et politique. Le caractère réactionnaire de ces notions jungiennes ressort en effet de leur définition même. Pour Jung, au plus un groupe humain est développé, au plus il a refoulé ses racines primitives, sauvages et barbares. Or, celles-ci sont sources de vitalité et de créativité. Chaque peuple doit les retrouver pour les assumer, faute de quoi les archétypes resurgiraient violemment, hors de tout contrôle. Les nazis, en effet, ont compris rapidement que la nécessité soulignée par Jung d’assumer « l’inconscient collectif » du peuple allemand pouvait légitimer leur politique. C’est pourquoi ils se saisirent de Jung contre Freud, et brûlèrent les livres de l’inventeur juif de la psychanalyse, accusé de polluer l’inconscient aryen. » (3) Sans aucune précaution oratoire, Servigne et compagnie font référence dans leurs ouvrages à Dmitry Orlov(4) et Piero San Giorgio(5) aux positions d’extrême droite. Servigne appelle à des alliances entre les BAD (Bases Autonomes Durables), popularisées par Piero San Giorgio et les ZAD (Zones A Défendre). Il rêve d’une alliance où se croiseraient désormais bobos et fachos. Il ne s’agit en aucun cas de situer indistinctement les partisans de la collapsologie dans le camp de l’extrême droite mais de pointer le fait que ce discours peut servir de pont entre des milieux qui s’opposaient autrefois. De nouvelles idéologies peuvent désormais associer des forces qui se situent de plus en plus sur un terrain régressif et sans perspectives. Le fascisme peut en effet prendre des atours nouveaux, sans commune mesure avec les anciennes formes.
Retour d’une « religion » : le gaianisme
Nous avons tous entendus ou lus des slogans comme « il faut sauver la planète », « il faut sauver la Terre » ou « notre planète souffre » ou bien « la planète est malade ». Ces trémolos dans la voix ne concernent en réalité que la partie de la planète où la vie est possible, c’est-à-dire quelques pourcents (3-4%) de la Terre. Les plus subtils, comme Bruno Latour (Sciences-Po, Paris), limitent plus raisonnablement la discussion à la biosphère, la partie vivante de la planète. Cela ne change rien au fond, puisque le principe est que nous habitons une planète interconnectée dont chaque partie est en équilibre avec l’ensemble. Détruire cet équilibre revient à ôter à la planète elle-même la possibilité de vivre. En l’occurrence, c’est Gaïa, la terre nourricière(6) qui rend possible les lendemains en harmonie avec elle. Croire en Gaia ne relève pas d’une religion au sens qu’elle n’a ni lieux de culte officiels, ni prêtres officiels, aucun clergé identifié. Pour autant, comparer la Terre à un organisme vivant et y être dévot ramène à une forme de relation religieuse et irrationnelle que nous entretiendrions avec elle. On touche là une fracture philosophique car il y a une contradiction majeure entre le genre humain et la nature, le premier n’a vu son développement que dans sa confrontation avec la seconde. C’est encore une fois parce que nous avons une conscience que nous pouvons modeler notre environnement et non nous y adapter. De ce point de vue, la nature ne peut être un simple partenaire dont on va accepter les intrusions dans la vie de tous les jours. Ces attitudes fondées sur Gaia ont des conséquences pratiques éminemment politiques. S’il s’agit de réguler les relations entre la Terre et les humains, il est possible de faire des « offrandes » les plus folles à la déesse : diminution du nombre d’habitants sur Terre (propositions d’Yves Cochet) et renoncements divers (notamment dans le domaine scientifique) pour satisfaire Gaia. Il ne s’agit pas de « sauver la planète » mais de trouver le chemin de l’action pour nous sauver nous-mêmes en utilisant toute notre intelligence et en pointant les responsabilités particulière de la bourgeoisie comme classe dominante ayant pris des décisions au nom de toute l’humanité.
Les Collapsologues et les luttes sociales
Prenons l’exemple de la bataille des Gilets jaunes. L’étincelle de départ a été la demande d’annulation de la taxe carbone sur les carburants, surcoût alourdissant les budgets populaires et réduisant encore un peu plus un niveau de vie déjà pas fameux. La bagarre des gilets jaunes a rapidement glissé vers des revendications pour une vie meilleure, par la hausse du SMIC, par une demande générale de consommation Quelle attitude précise ont adopté les plus médiatiques des collapsologues ? Les attitudes ont varié d’une indifférence respectueuse à une opposition la plus nette. Pablo Servigne, le plus « social » de tous, a été extrêmement tempéré. Il concevait la crise des gilets jaunes comme un symptôme confirmant ses thèses, se réservant le rôle de l’intellectuel dans sa tour d’ivoire. On aura du mal à savoir surtout s’il soutenait le mouvement. On le verra sans problème aux côtés d’Extinction Rébellion à Paris en octobre 2019, organisation financée par des milliardaires(7) , recevant l’appui de la maire de Paris, et collaborant avec la police. On ne peut pas dire que les manifs des Gilets jaunes et celles d’XR relevaient du même monde. Dominique Bourg a carrément condamné le mouvement des gilets jaunes : « Je l’apprécie pas beaucoup … Dans les ‘gilets jaunes’, il y a manifestement des gens qui ont des comportements homophobes, racistes, violents … appel grotesque à la démission d’un président de la république pour quelques centimes d’augmentation du litre du carburant »(8). Bruno Latour a affirmé lui aussi ne pas goûter le mouvement et lui a dénié un caractère politique : « cela fait trois mois que cela dure et on a toujours des revendications incroyablement générales, comme le rétablissement de l’ISF ou la démission de Macron, ce qui est sans intérêt particulier du point de vue politique »(9). Paul Jorion n’a pas été en reste puisqu’il répondait embarrassé le 24 décembre 2018 à la question de son soutien ou non : «… il y a parmi les gilets jaunes des gens qui ont toute ma sympathie (…) et il y a des gens avec qui j’hésiterai à leur serrer la main »(10). Certains, plus obscurs, tiennent des propos très clairs en plein mouvement des gilets jaunes, décembre 2018 : « Autrefois, on avait un pot de confiture plein et on était quelques-uns à se le partager, aujourd’hui le pot de confiture est à moitié vide et on est de plus en plus nombreux à vouloir en manger. Donc vous vous doutez bien que dans ces conditions, ce sera de plus en plus difficile d’avoir tout notre confort dans notre société. Et je parle bien de confort parce que même lorsqu’on est au SMIC dans notre pays, on a la chance d’avoir un certain nombre de services même lorsque c’est difficile de joindre les deux bouts et de terminer le mois. »(11) Dans ce florilège consternant d’intellectuels déconnectés des luttes sociales, il ne faut pas oublier Yves Cochet indifférent aux Gilets jaunes, se contentant d’une proposition provocatrice début janvier 2019. Il demandait de limiter les naissances en France, de supprimer les allocations à partir du 3è enfant et en contrepartie de mieux accueillir les migrants. S’il s’agit de se sacrifier, on comprend mieux les renoncements revendicatifs et l’absence de soutien aux luttes sociales dont les dynamiques sont aux antipodes des tenants de l’effondrement. Les collapsologues sont issus des « couches moyennes éduquées », très diplômés et urbains(12), en rupture avec la pression populaire pour des revendications liées à leurs conditions sociales d’existence. Il est même vulgaire de parler de sous et mieux vaut, dans les soirées, se consacrer aux grandes idées quitte à afficher un mépris à l’égard de la populace qui ne pense qu’à ses intérêts matériels. En définitive, ils sont restés l’arme au pied, inutiles penseurs d’une actualité qui leur échappait alors que l’heure était à l’action. C’est dans ces moment-là que l’on voit l’utilité relative des intellectuels, qu’on peut évaluer le rôle positif ou négatif qu’ils peuvent jouer pour le peuple en mouvement. L’humilité aurait d’abord consisté à les soutenir et participer aux manifs.
La théorie de l’effondrement, ses effets sur les classes sociales et les luttes populaires
La diffusion des idées a des conséquences sur la perception qu’ont les classes sociales dans leur capacité de mobilisation. Un sondage récent(13) montre que, en moyenne, 65% de Français sont d’accord avec la théorie de l’effondrement. Etre d’accord, c’est intégrer un certain nombre de considérants mais aussi de conclusions qui en découlent : inéluctabilité d’un avenir en régression, diminution de la présence industrielle, baisse du niveau de vie, désintérêt pour les questions sociales remisées au second plan. Le sondage précise par catégorie sociale la portée des thèses effondristes. Si 50% des membres des catégories aisées y adhèrent, 75% des catégories modestes y sont sensibles. 89% des ouvriers et 76% des employés estiment que la société est en déclin. Ce jugement pourrait être de nature à mobiliser pour changer la si ce n’est qu’un ouvrier sur trois (35%) et un employé sur cinq (22%) pense que le déclin est irréversible(14). Comment mobiliser des couches sociales qui pensent que le monde est non seulement condamné mais que le déclin est définitif ? Les appels à la mobilisation seront moins susceptibles d’entraîner des couches sociales démoralisées. La bourgeoisie a donc tout intérêt à populariser la théorie de l’effondrement. Le Premier ministre Edouard Philippe tient le fondateur de l’effondrement, Jared Diamond, comme une référence qu’il a évoqué lors d’une intervention parlementaire. Cela a évidemment plusieurs atouts : il reprend une thèse censée faire partie de l’arsenal de ses adversaires et dépolitise le débat en le plaçant sur un terrain technique autour du respect de la biodiversité. Cela permet de contourner la question « qui dirige ? ». Les mobilisations populaires sont meilleures en période de croissance économique, lorsqu’il s’agit de partager un gâteau plus important qu’en période de récession. La collapsologie renforce une idée largement diffusée dans la société française de l’absence de possibilité de changement qui conduit de facto à l’acceptation du capitalisme, de l’ordre social pourtant si injuste. Pablo Servigne(15) va jusqu’à évoquer le risque d’un effondrement du capitalisme entraînant d’autres effondrements par effet de dominos. Qu’en conclure ? Ne vaudrait-il pas mieux que l’écroulement se fasse dans un temps aussi éloigné que possible et donc que le capitalisme perdure tant que c’est possible ? Sur le plan politique, cela démontre aussi qu’actuellement aucune force politique n’est assez puissante pour enrayer ces idées et redonner espoir. C’est sur ce point que les forces progressistes et émancipatrices doivent renouveler leur propos. Car il y a aussi un problème de ce côté-là, notamment avec le courant radical-chic qui peuple un certain nombre d’organisations syndicales, associatives et politiques. Qui profite de la situation ? Encore et toujours la classe dominante qui maintient son statut dominateur.
Un modèle économique reposant sur la pénurie
Le modèle économique défendu par les collapsologues est celui de l’économie de pénurie, aussi appelée économie de guerre. Si le niveau de vie doit baisser pour tout le monde, il baissera d’autant plus pour les couches sociales les plus modestes. On sait que les classes sociales aisées auront plus de facilité pour maintenir leur niveau de vie, au contraire des prolétaires. Mais cela aura des conséquences en termes de mécontentements des couches populaires. C’est ce qu’a bien compris Aurélien Barrau, sémillant collapso, qui appelait les pouvoirs publics à se préparer à prendre certaines dispositions antidémocratiques : «Il faut des mesures politiques concrètes, coercitives, impopulaires, s’opposant à nos libertés individuelles. On ne peut plus faire autrement»(16). Un certain nombre de collapsologues se laissent à tenir des propos hallucinants, comme le chercheur indépendant et essayiste Vincent Mignerot : « La seule ‘action’, pour un humain vivant dans un pays riche, qui pourrait avoir un éventuel effet positif sur l’avenir climatique serait qu’il réduise ses revenus pour atteindre aussi vite que possible un niveau proche du RSA, que plus jamais il n’ait de revenu plus élevé et qu’il ne fasse pas appel à la sécurité sociale ou à une quelconque assurance collective lorsqu’un problème survient (santé, habitation, accidents divers). »(17) Mignerot n’est pas le seul à avoir de tels propos infâmants, lisons Anthony Brault, formateur et consultant auprès d’associations : « Qu’est-ce qui va se passer ? On pourra pas tout chauffer. Sans doute on va tous vivre dans une seule pièce etc., mais c’est pas confortable. Si on veut être responsable […] il faut commencer tout de suite à se demander à quel genre de confort matériel il faut renoncer pour avoir le plus d’humanité possible dans le monde qui nous attend »(18). Nous voilà prévenus, le modèle économique reposera sur une baisse d’activité, une baisse de confort pour tous, ou presque.
Les collapsologues interviennent pour l’après-déconfinement
Le confinement de ce printemps 2020 aura ainsi donné du temps libre à pas mal de monde pour rédiger des appels, des manifestes, des textes divers exprimant leur vision du monde d’après. Parmi la multitude des textes, nous retenons celui du 15 avril 2020 co-écrit par Dominique Bourg, Philippe Desbrosses, Gauthier Chapelle, Johann Chapoutot, Xavier Ricard-Lanata, Pablo Servigne et Sophie Swaton, intitulé « Propositions pour un retour sur Terre »(19), texte le plus abouti dans la dernière période. Ses auteurs sont suffisamment identifiés comme faisant partie du réseau collapsologue, ou compagnon de route, pour savoir « d’où ils parlent ». Le monde qu’ils souhaitent est défini par une adaptation de notre société aux limites supposées de la planète pour « produire moins de biens (sobriété) », avec une agriculture qui abandonnera « presque entièrement la motorisation à énergie fossile et [aura] massivement recours à l’énergie musculaire (animale ou humaine) ». Pour qui a travaillé dans les champs, l’introduction de la mécanique et la motorisation a été une délivrance du labeur, ce qu’évitent d’évoquer les auteurs. La nouvelle société agira « pour éviter la stratification sociale entre individus » Comment ? « … sous la forme d’une activité agricole à temps partiel, spécialement dans les périodes où les besoins de main d’œuvre sont très élevés (récoltes, préparation des sols, désherbage, etc.). Le régime d’activité du futur serait donc celui de la “poly-activité intermittente”, qui verrait chaque individu se consacrer, alternativement et par phases, à l’entretien du vivant (dont l’agriculture est une forme essentielle) et à d’autres activités productives ou de services. » Dans ce monde, non seulement l’organisation en classe est maintenue, parce que niée dès le départ, et les inégalités qui vont avec, mais en plus les travaux forcés dans les champs ou les potagers deviendraient la règle. Il y a dans ces propositions un vieux fond pétainiste de la terre qui vous rend à la vie, la vraie (la terre ne ment pas !). Cette idée est explicitée de la façon suivante car cette relation à la terre : « permettrait de rétablir le lien entre tous les habitants du territoire national et “l’autre société” des espèces vivantes qui habitent ce même territoire. » Ils affichent un intérêt pour la permaculture(20), autre forme de l’idéalisation de la Nature, bonne comme il se doit. Les auteurs proposent de nouvelles formes institutionnelles qui doivent dorénavant s’adapter à la nature. Pour donner un coup de neuf au discours, on parle désormais de « bio-région », correspondant à un territoire dont les limites ne sont pas définies par des frontières politiques, mais par des limites géographiques qui prennent en compte tant les communautés humaines que les écosystèmes. Le fonctionnement institutionnel des populations est donc calé sur les écosystèmes pour tenir compte des moyens naturels mis à disposition par la nature. Dans le détail, nos collapsologues se rendent compte de l’inconséquence pour nombre de matières locales inexistantes pour vivre mais il n’en demeure pas moins d’une connexion avec la nature. Enfin, Leur société idéale serait sans bord car elle ne serait plus vraiment celle des humains : « Serait aussi constitutionnellement reconnue une extension du statut de sujet de droits (certes sous une forme non plénière) aux écosystèmes ou à des éléments de ceux-ci (fleuves ou glaciers par exemple). » …Une extension du sujet de droits… formule que l’on peut lire sans prêter attention. Une distinction subtile existe entre objet de droit et sujet de droit. Un objet est une chose qui n’a pas de droit particulier à défendre, comme un meuble. Un sujet de droit désigne une personne détentrice de droit qui peut plaider sa cause en Justice. En demandant « l’extension du statut de sujets de droit » Les collapsologues tentent de transformer des paysages ou des animaux en sujet en les investissant de qualité qu’ils n’ont pourtant pas car ils n’ont de pas de conscience. Comment un fleuve ou un glacier pourrait être comparé à une personne qui a des intérêts particuliers à défendre en Justice ? Ce tour de passe-passe n’est possible qu’à condition de mettre sur un pied d’égalité les êtres humains, les paysages et les animaux. Cela réintroduit l’humanité dans un ensemble dont les différences sont niées. Car comment mettre un signe d’égalité entre un homme et un moustique, un cheval et un glacier ? Cela n’est possible qu’en renouant avec la religion animiste(21). Il y a d’ailleurs une certain insistance à parler de façon très globale de la « société des vivants », de « relations aux “autres” (humains et non-humains) » car leur projet « vise l’autonomie de chaque être et la fin de toute forme de domination sociale, qu’il s’agisse ici de la société des hommes ou plus largement de la société des êtres vivants, dont les humains font partie ». Nous ne sommes plus très loin de l’antispécisme(22) qui indifférencie les espèces en les plaçant sur un pied d’égalité. Cette société promise, c’est l’horreur garantie.
Pour conclure…
La collapsologie s’est développée en Occident car c’est ce coin du monde qui accumule les plus grandes crises économiques, morales, politiques et récemment sanitaires. Mais c’est bien le capitalisme occidental qui perd pied face à la montée de puissances économiques d’Amérique du Sud et de l’Asie. La collapsologie est l’expression de ce désappointement intellectuel, désemparé et sans boussole depuis l’effondrement de la pensée émancipatrice socialiste et révolutionnaire. Dans un entretien du 29 mai, Pablo Servigne, anarchiste désabusé, pense le confinement comme un moment où les inégalités sociales ont été exacerbées mais que la situation sociale est plus complexe : « … il y a aussi une pauvreté qui n’est pas misérable, une pauvreté qui a justement bénéficié du confinement. Dans les zones rurales, surtout, certaines personnes avec très peu de salaire ont pu profiter d’une certaine résilience, grâce justement à leur accès à de la terre, à des écosystèmes, à une certaine forme d’autonomie. D’autre part, il y a des riches qui ont aussi beaucoup souffert du confinement, ce n’est donc ni noir ni blanc. » Le riche et le pauvre, le bourgeois et le prolétaire devraient-ils communier dans un même élan pour se sauver mutuellement en oubliant la lutte des classes ? Et il finit par dire : « L’enjeu, même si c’est compliqué, c’est d’arriver à pérenniser cette pause. En réalité, c’est la clé du projet politique de décroissance. » On ne les attendra donc pas pour développer la société et satisfaire les besoins populaires.
1 - Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, Seuil, 2018.
2 - Jean Chamel, « Faire le deuil d’un monde qui meurt », mis en ligne le 13 mai 2019, consulté le 20 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/terrain/18101
3 - Contretemps, La plongée des « collapsologues » dans la régression archaïque. Daniel Tanuro, 6 mars 2019.
4 - Une autre fin du monde est possible, déjà cité.
5 - Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne & Raphaël Stevens, Seuil, 2015.
6 - Du nom de la déesse de la mythologie grecque personnifiant la Terre, autorégulant ses composants pour favoriser la vie.
7 - Selon Wikipédia : « le mouvement bénéficie de dons du Climate Emergency Fund (CEF), un fonds créé pour soutenir financièrement les actions de mouvements radicaux tels que XR, pour un montant de 350 000 dollars. Lancé début juillet 2019, il est dirigé par Trevor Neilson (en), investisseur milliardaire… »
8 - Emission à France inter, 23 novembre 2018 : https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-23-novembre-2018
9- Bruno Latour, entretien sur le site Reporterre, 16 février 2019 : « Les Gilets jaunes sont des migrants de l’intérieur quittés par leur pays ».
10 - Déclaration 24 décembre 2018 sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=Lx7IhDJloLo
11 - Collapsologie : pourquoi les gilets jaunes se trompent d’adversaire, 11 décembre 2018, https:// www.youtube.com/watch?v=-wRgz0xI1I0
12 - La France, patrie de la collapsologie, enquête de Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet pour la Fondation Jaurès, 10 Février 2020.
13 - Enquête Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès, 2-15 octobre 2019.
14 - Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès et l’Institut Montaigne, enquête du 30 août au 3 septembre 2019.
15 - Une dernière bière avant la fin du monde, 31 octobre 2018 : https://www.youtube.com/watch? v=6J1Lzs-iYAI
16 - quel nouveau contrat social avec le vivant ? Aurélien Barrau, 8 septembre 2018 : https:// www.youtube.com/watch?time_continue=644&v=R7sMZiSKmqg&feature=emb_logo www.youtube.com/watch?time_continue=644&v=R7sMZiSKmqg&feature=emb_logo
17 - Essayiste et chercheur indépendant Vincent Mignerot, « Quelles actions après les marches pour le climat ? », in Medium, 18 mars 2019. https://medium.com/@vmignerot/quelles-actions-apr%C3%A8s-les-marches-pour-le-climat-c7560519d70cmedium.com/@vmignerot/quelles-actions-apr%C3%A8s-les-marches-pour-le-climat-c7560519d70c
18 - Interviewé par Clément Montfort dans le cadre de sa série « NEXT », op. cit., saison 1, épisode 1, septembre 2017. https://www.youtube.com/watch?v=ImGLPH3eIdE
19 - Signalons pour l’anecdote croustillante un autre texte « Résistance climatique : c’est le moment ! » publié le 23 mars 2020, qui propose de rouler moins de 2.000 km/an en voiture, soit moins de 6km par jour, alors que 70% des Français utilisent leur voiture et qu’en moyenne les Français font 22 kilomètres par jour pour se rendre au travail.
20 - Les plus radicaux des permaculteurs estiment que les « mauvaises herbes » n’existent pas, ce serait encore une définition anthropocentrée de plantes qu’il faut respecter. https://www.18h39.fr/ articles/le-potagiste-un-youtubeur-original-qui-critique-la-permaculture.html)
21 - Croyance en un esprit, une force vitale, qui anime les êtres vivants, les objets mais aussi les éléments naturels, comme les pierres ou le vent, ainsi qu’en des génies protecteurs (wikipédia).
22 - A la question de savoir s’il se reconnait dans l’antispécisme, Pablo Servigne répond : « Je n’aime jamais être catégorisé et étiqueté mais je me sens proche des antispécistes. Je peux me sentir en profonde fraternité avec des oiseaux, un écureuil et même une bactérie ou un lichen. » https:// www.contretemps.eu/effondrement-ou-autre-futur-entretien-avec-pablo-servigne/
La période actuelle se prête aisément à l’apparition de nouveaux gourous dotés d’un discours construit et bénéficiant de médias complaisants. Il en est ainsi des collapsologues qui ont reçu un large soutien médiatique. Des auteurs sont invités sur toutes les ondes de radios, publient article sur article, des livres qui s’étalent sur les rayonnages des librairies sont vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires. Il y a quelque chose de déroutant dans cette affaire. Comment se fait-il que des militants qui se réclament de la rupture avec le néo-libéralisme, voire le capitalisme, peuvent se pavaner aussi aisément dans des réunions officielles entourés de la fine fleur de l’élite bourgeoise sans que celle-ci s’en émeuve ? La collapsologie serait-elle élito-compatible ? Et pour quelles raisons ?
Au début, une simple blague
Si Jared Diamond a publié en 2005 aux Etats-Unis un livre intitulé Collaps duquel ils se sont inspirés, ce sont les Français Pablo Servigne et Raphaël Stevens qui créent le terme de collapsologie. Ils le font d’ailleurs sur le mode ironique, comme un jeu de mot. Mais cette blague s’est vite transformée en « science ». Rappelons la définition qu’ils en font : « La collapsologie est l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder ». Des scientifiques s’insurgent, estimant que l’addition de connaissances issues de domaines différents, sans liens directs entre eux (géologie, psychologie, sciences humaines, etc.) ne produit pas une nouvelle science. La compilation n’est pas production d’une science mais vise un but : justifier la conclusion d’un effondrement à venir. L’entourloupe consiste à démontrer sans preuve car celle-ci réside toujours dans un avenir repoussé à plus tard ! La prédiction ne peut être un argument qui confère une scientificité aux propos. Mais en devenant « science », elle légitime la parole et à tout mélanger, on ne parvient plus à comprendre la justesse des interconnections, si elles sont pertinentes ou non.
Le modèle mathématique et le contrôle populaire
La collapsologie s’appuie sur un modèle mathématique créé par le Club de Rome, un groupe de réflexion créé en 1968 réunissant scientifiques, économistes, fonctionnaires nationaux et internationaux, industriels de 52 pays, dirigé initialement par un membre du conseil d’administration de Fiat. Ils publient en 1972 Les Limites à la croissance, appelé aussi rapport Meadows fruit d’un travail d’une équipe de chercheurs du Massachussetts Institute of Technology (ou MIT). Jean-Marc Jancovici parle de leurs travaux en ces termes : « Le système complexe qui a été modélisé par l’équipe du MIT, ici, n’est autre que l’humanité, et les variables qui le caractérisent, au nombre de quelques dizaines, s’appellent population globale, superficie cultivable par individu, ressources naturelles restantes, quota alimentaire par personne, production industrielle par tête, capital industriel global, niveau de pollution, etc. » Les projections de l’avenir de l’humanité au XXIè siècle s’appuient ici sur des données non susceptibles d’évolution. Ce modèle de pensée exclut en outre l’action humaine de son raisonnement. Il ne peut non plus prédire les découvertes scientifiques à venir. Sur le chemin de l’avenir on ne convoquera pas le facteur hasard et la subjectivité humaine. Faudrait-il renoncer à la recherche scientifique pour fossiliser la pensée à l’instant T ? Faut-il ignorer un projet de fusion nucléaire en cours de réalisation installé à Cadarache, dans les Bouches-du-Rhône qui pourrait déboucher sur la production d’une énergie nouvelle en remplacement du pétrole dont on vient de trouver de nouvelles réserves par ailleurs ? Penser à partir de calculs mathématiques c’est donc renoncer à réfléchir puisque l’ordinateur le fait pour vous. Cette démarche s’inspire d’une conception de la société sans politique, faite de chiffres, de courbes et de tableaux Excel. La tendance du capitalisme est à mathématiser la vie, à produire des statistiques, à gouverner par le Chiffre et à dépolitiser la discussion sur l’organisation sociale des sociétés. Ne prenez pas votre destin en main, l’ordinateur s’en charge !
Une solution : accepter l’effondrement qui vient
L’effondrement « n’est pas un problème qui appelle des solutions mais un ‘predicament’, une situation inextricable qui ne sera jamais résolue, comme la mort ou une maladie incurable ». Les collapsologues s’appuient sur un travail réalisé autour de la maladie de Huntington, maladie dégénérative et incurable : « Il y a trois leçons à tirer de ce parallèle avec la maladie. La première est d’arrêter de se battre, car cela n’apporte pas grand-chose de constructif (…). La deuxième leçon est qu’on ne peut pas annoncer que ‘tout est foutu’ (et encore moins sans préciser ce qui est foutu) (…). La troisième est que, à la suite des deux types d’annonce, il faut retrouver confiance en soi par la création, l’exploration, le partage des expériences »(1) . C’est un véritable appel à la démobilisation face à un mouvement historique inéluctable. Le défaut de l’image médicale est de comparer un problème biologique à des problèmes historico-politiques. Il faudrait donc accompagner quelqu’un (la société, l’humanité) dans les meilleures conditions d’une fin de vie inexorable ! Mais pourquoi ne pas avoir choisi une malade guérissable ? Il ne s’agit plus de s’opposer mais de s’adapter à l’effondrement à venir.
Les solutions proposées : la résilience, le travail sur soi, l’entraide
Devant ce renoncement à lutter, les collapsologues sont conduits à proposer la « résilience » comme moyen de surmonter une épreuve. Or, ce terme est des plus ambigus puisqu’il porte plus sur un changement de soi que de son environnement (politique, économique). De quoi satisfaire les représentants de l’ordre établi. C’est bien pourquoi la résilience peut être recyclée aussi facilement par Macron lors de son intervention télévisée du 23 avril 2020. Elle peut s’accommoder d’une idéologie de cadres puisque son principal mot d’ordre est qu’il faut s’adapter ! Il y a donc un « travail intérieur » que les collapsologues appellent de leurs vœux. Pablo Servigne et Gauthier Chapelle ont d’ailleurs participé à des sessions organisées par l’association belge Terr’Eveille, exclusivement dédiée à la promotion d’une méthode de groupe appelée TQR : le Travail Qui Relie. Ils ont même rejoint leur équipe d’animateurs d’ateliers. Jean Chamel décrit un stage en TQR : « La première étape consiste à «descendre dans son corps », … l’écouter, être en contact avec ses émotions et … se connecter à soi-même, aux autres participants, à la vie, à la nature et à la Terre... En guise d’exercice, allongés en étoile sur le sol, les participants sont invités à sentir la courbure de la Terre et sa gravité sous leur dos puis leur ventre… L’objectif est de ressentir intérieurement, « au niveau des tripes », les souffrances du monde … l’atelier amène ensuite les participants à « voir avec des yeux neufs », à faire advenir un autre monde, par une perception nouvelle, holiste, de ce qui les entoure... Installés à bord d’un canoë imaginaire, pagayant les yeux clos, les participants remontent symboliquement vers le « temps profond » des origines pour « recueillir les dons des ancêtres », tout ce que l’histoire de la vie leur a légué. »(2) La méthode dépolitise encore une fois la vie humaine, reléguée à une juxtaposition de choix individuels. Dans la dernière période, Pablo Servigne a repopularisé la notion d’entraide en s’appuyant sur des recherches scientifiques dans les écosystèmes et… dans l’anarchisme. Il ne raisonne pas en terme politique mais de façon naturaliste, il constate que l’entraide est un mode de relation dans la nature qui permet aux espèces de vivre en milieu naturel. Il rejette implicitement les enjeux qui traversent les sociétés, les conflits de classe. Il a aussi popularisé le nom de Pierre Kropotkine qui a publié en 1902 un livre, appelé justement « l’entraide, un facteur de l’évolution », remis à l’honneur. Or, l’entraide, bien que ce terme puisse dégager une valeur positive, ne définit en réalité aucune finalité. Il peut être repris aussi bien par des fachos que par l’extrême gauche, chacun pour des raisons propres. On ne s’étonne donc pas qu’Alain Soral ait publié le livre de Krotpotkine en 2019 dans sa maison d’édition. Enfin, Servigne établit un lien entre abondance et égoïsme (pourquoi se tourner vers autrui si chacun bénéficie de ce dont il a besoin ?) et affirme que l’entraide se développe plus facilement en milieu hostile, en période de régression. On comprend mieux pourquoi la société d’abondance est vilipendée, sous les faux masques de la société de consommation, de la société thermoindustrielle, etc. De là le mot d’ordre politique : des liens plutôt que des biens. Il n’est pas certain que le manque de moyens dans la société avive l’entraide mais qu’au contraire, le chacun pour soi se conjugue avec l’entraide dans une société désorganisée.
Des proximités douteuses
Daniel Tanuro va plus loin dans l’analyse : « Il ne s’agit plus simplement de « faire le deuil » mais de « renouer avec nos racines profondes » … Les archétypes au sens défini par Jung, à savoir des symboles primitifs, universels, appartenant à l’inconscient collectif, une forme de représentations préétablies (sic) qui structurent la psyché ». … les « archétypes » et le prétendu « inconscient collectif » sont au cœur d’un important débat philosophique et politique. Le caractère réactionnaire de ces notions jungiennes ressort en effet de leur définition même. Pour Jung, au plus un groupe humain est développé, au plus il a refoulé ses racines primitives, sauvages et barbares. Or, celles-ci sont sources de vitalité et de créativité. Chaque peuple doit les retrouver pour les assumer, faute de quoi les archétypes resurgiraient violemment, hors de tout contrôle. Les nazis, en effet, ont compris rapidement que la nécessité soulignée par Jung d’assumer « l’inconscient collectif » du peuple allemand pouvait légitimer leur politique. C’est pourquoi ils se saisirent de Jung contre Freud, et brûlèrent les livres de l’inventeur juif de la psychanalyse, accusé de polluer l’inconscient aryen. » (3) Sans aucune précaution oratoire, Servigne et compagnie font référence dans leurs ouvrages à Dmitry Orlov(4) et Piero San Giorgio(5) aux positions d’extrême droite. Servigne appelle à des alliances entre les BAD (Bases Autonomes Durables), popularisées par Piero San Giorgio et les ZAD (Zones A Défendre). Il rêve d’une alliance où se croiseraient désormais bobos et fachos. Il ne s’agit en aucun cas de situer indistinctement les partisans de la collapsologie dans le camp de l’extrême droite mais de pointer le fait que ce discours peut servir de pont entre des milieux qui s’opposaient autrefois. De nouvelles idéologies peuvent désormais associer des forces qui se situent de plus en plus sur un terrain régressif et sans perspectives. Le fascisme peut en effet prendre des atours nouveaux, sans commune mesure avec les anciennes formes.
Retour d’une « religion » : le gaianisme
Nous avons tous entendus ou lus des slogans comme « il faut sauver la planète », « il faut sauver la Terre » ou « notre planète souffre » ou bien « la planète est malade ». Ces trémolos dans la voix ne concernent en réalité que la partie de la planète où la vie est possible, c’est-à-dire quelques pourcents (3-4%) de la Terre. Les plus subtils, comme Bruno Latour (Sciences-Po, Paris), limitent plus raisonnablement la discussion à la biosphère, la partie vivante de la planète. Cela ne change rien au fond, puisque le principe est que nous habitons une planète interconnectée dont chaque partie est en équilibre avec l’ensemble. Détruire cet équilibre revient à ôter à la planète elle-même la possibilité de vivre. En l’occurrence, c’est Gaïa, la terre nourricière(6) qui rend possible les lendemains en harmonie avec elle. Croire en Gaia ne relève pas d’une religion au sens qu’elle n’a ni lieux de culte officiels, ni prêtres officiels, aucun clergé identifié. Pour autant, comparer la Terre à un organisme vivant et y être dévot ramène à une forme de relation religieuse et irrationnelle que nous entretiendrions avec elle. On touche là une fracture philosophique car il y a une contradiction majeure entre le genre humain et la nature, le premier n’a vu son développement que dans sa confrontation avec la seconde. C’est encore une fois parce que nous avons une conscience que nous pouvons modeler notre environnement et non nous y adapter. De ce point de vue, la nature ne peut être un simple partenaire dont on va accepter les intrusions dans la vie de tous les jours. Ces attitudes fondées sur Gaia ont des conséquences pratiques éminemment politiques. S’il s’agit de réguler les relations entre la Terre et les humains, il est possible de faire des « offrandes » les plus folles à la déesse : diminution du nombre d’habitants sur Terre (propositions d’Yves Cochet) et renoncements divers (notamment dans le domaine scientifique) pour satisfaire Gaia. Il ne s’agit pas de « sauver la planète » mais de trouver le chemin de l’action pour nous sauver nous-mêmes en utilisant toute notre intelligence et en pointant les responsabilités particulière de la bourgeoisie comme classe dominante ayant pris des décisions au nom de toute l’humanité.
Les Collapsologues et les luttes sociales
Prenons l’exemple de la bataille des Gilets jaunes. L’étincelle de départ a été la demande d’annulation de la taxe carbone sur les carburants, surcoût alourdissant les budgets populaires et réduisant encore un peu plus un niveau de vie déjà pas fameux. La bagarre des gilets jaunes a rapidement glissé vers des revendications pour une vie meilleure, par la hausse du SMIC, par une demande générale de consommation Quelle attitude précise ont adopté les plus médiatiques des collapsologues ? Les attitudes ont varié d’une indifférence respectueuse à une opposition la plus nette. Pablo Servigne, le plus « social » de tous, a été extrêmement tempéré. Il concevait la crise des gilets jaunes comme un symptôme confirmant ses thèses, se réservant le rôle de l’intellectuel dans sa tour d’ivoire. On aura du mal à savoir surtout s’il soutenait le mouvement. On le verra sans problème aux côtés d’Extinction Rébellion à Paris en octobre 2019, organisation financée par des milliardaires(7) , recevant l’appui de la maire de Paris, et collaborant avec la police. On ne peut pas dire que les manifs des Gilets jaunes et celles d’XR relevaient du même monde. Dominique Bourg a carrément condamné le mouvement des gilets jaunes : « Je l’apprécie pas beaucoup … Dans les ‘gilets jaunes’, il y a manifestement des gens qui ont des comportements homophobes, racistes, violents … appel grotesque à la démission d’un président de la république pour quelques centimes d’augmentation du litre du carburant »(8). Bruno Latour a affirmé lui aussi ne pas goûter le mouvement et lui a dénié un caractère politique : « cela fait trois mois que cela dure et on a toujours des revendications incroyablement générales, comme le rétablissement de l’ISF ou la démission de Macron, ce qui est sans intérêt particulier du point de vue politique »(9). Paul Jorion n’a pas été en reste puisqu’il répondait embarrassé le 24 décembre 2018 à la question de son soutien ou non : «… il y a parmi les gilets jaunes des gens qui ont toute ma sympathie (…) et il y a des gens avec qui j’hésiterai à leur serrer la main »(10). Certains, plus obscurs, tiennent des propos très clairs en plein mouvement des gilets jaunes, décembre 2018 : « Autrefois, on avait un pot de confiture plein et on était quelques-uns à se le partager, aujourd’hui le pot de confiture est à moitié vide et on est de plus en plus nombreux à vouloir en manger. Donc vous vous doutez bien que dans ces conditions, ce sera de plus en plus difficile d’avoir tout notre confort dans notre société. Et je parle bien de confort parce que même lorsqu’on est au SMIC dans notre pays, on a la chance d’avoir un certain nombre de services même lorsque c’est difficile de joindre les deux bouts et de terminer le mois. »(11) Dans ce florilège consternant d’intellectuels déconnectés des luttes sociales, il ne faut pas oublier Yves Cochet indifférent aux Gilets jaunes, se contentant d’une proposition provocatrice début janvier 2019. Il demandait de limiter les naissances en France, de supprimer les allocations à partir du 3è enfant et en contrepartie de mieux accueillir les migrants. S’il s’agit de se sacrifier, on comprend mieux les renoncements revendicatifs et l’absence de soutien aux luttes sociales dont les dynamiques sont aux antipodes des tenants de l’effondrement. Les collapsologues sont issus des « couches moyennes éduquées », très diplômés et urbains(12), en rupture avec la pression populaire pour des revendications liées à leurs conditions sociales d’existence. Il est même vulgaire de parler de sous et mieux vaut, dans les soirées, se consacrer aux grandes idées quitte à afficher un mépris à l’égard de la populace qui ne pense qu’à ses intérêts matériels. En définitive, ils sont restés l’arme au pied, inutiles penseurs d’une actualité qui leur échappait alors que l’heure était à l’action. C’est dans ces moment-là que l’on voit l’utilité relative des intellectuels, qu’on peut évaluer le rôle positif ou négatif qu’ils peuvent jouer pour le peuple en mouvement. L’humilité aurait d’abord consisté à les soutenir et participer aux manifs.
La théorie de l’effondrement, ses effets sur les classes sociales et les luttes populaires
La diffusion des idées a des conséquences sur la perception qu’ont les classes sociales dans leur capacité de mobilisation. Un sondage récent(13) montre que, en moyenne, 65% de Français sont d’accord avec la théorie de l’effondrement. Etre d’accord, c’est intégrer un certain nombre de considérants mais aussi de conclusions qui en découlent : inéluctabilité d’un avenir en régression, diminution de la présence industrielle, baisse du niveau de vie, désintérêt pour les questions sociales remisées au second plan. Le sondage précise par catégorie sociale la portée des thèses effondristes. Si 50% des membres des catégories aisées y adhèrent, 75% des catégories modestes y sont sensibles. 89% des ouvriers et 76% des employés estiment que la société est en déclin. Ce jugement pourrait être de nature à mobiliser pour changer la si ce n’est qu’un ouvrier sur trois (35%) et un employé sur cinq (22%) pense que le déclin est irréversible(14). Comment mobiliser des couches sociales qui pensent que le monde est non seulement condamné mais que le déclin est définitif ? Les appels à la mobilisation seront moins susceptibles d’entraîner des couches sociales démoralisées. La bourgeoisie a donc tout intérêt à populariser la théorie de l’effondrement. Le Premier ministre Edouard Philippe tient le fondateur de l’effondrement, Jared Diamond, comme une référence qu’il a évoqué lors d’une intervention parlementaire. Cela a évidemment plusieurs atouts : il reprend une thèse censée faire partie de l’arsenal de ses adversaires et dépolitise le débat en le plaçant sur un terrain technique autour du respect de la biodiversité. Cela permet de contourner la question « qui dirige ? ». Les mobilisations populaires sont meilleures en période de croissance économique, lorsqu’il s’agit de partager un gâteau plus important qu’en période de récession. La collapsologie renforce une idée largement diffusée dans la société française de l’absence de possibilité de changement qui conduit de facto à l’acceptation du capitalisme, de l’ordre social pourtant si injuste. Pablo Servigne(15) va jusqu’à évoquer le risque d’un effondrement du capitalisme entraînant d’autres effondrements par effet de dominos. Qu’en conclure ? Ne vaudrait-il pas mieux que l’écroulement se fasse dans un temps aussi éloigné que possible et donc que le capitalisme perdure tant que c’est possible ? Sur le plan politique, cela démontre aussi qu’actuellement aucune force politique n’est assez puissante pour enrayer ces idées et redonner espoir. C’est sur ce point que les forces progressistes et émancipatrices doivent renouveler leur propos. Car il y a aussi un problème de ce côté-là, notamment avec le courant radical-chic qui peuple un certain nombre d’organisations syndicales, associatives et politiques. Qui profite de la situation ? Encore et toujours la classe dominante qui maintient son statut dominateur.
Un modèle économique reposant sur la pénurie
Le modèle économique défendu par les collapsologues est celui de l’économie de pénurie, aussi appelée économie de guerre. Si le niveau de vie doit baisser pour tout le monde, il baissera d’autant plus pour les couches sociales les plus modestes. On sait que les classes sociales aisées auront plus de facilité pour maintenir leur niveau de vie, au contraire des prolétaires. Mais cela aura des conséquences en termes de mécontentements des couches populaires. C’est ce qu’a bien compris Aurélien Barrau, sémillant collapso, qui appelait les pouvoirs publics à se préparer à prendre certaines dispositions antidémocratiques : «Il faut des mesures politiques concrètes, coercitives, impopulaires, s’opposant à nos libertés individuelles. On ne peut plus faire autrement»(16). Un certain nombre de collapsologues se laissent à tenir des propos hallucinants, comme le chercheur indépendant et essayiste Vincent Mignerot : « La seule ‘action’, pour un humain vivant dans un pays riche, qui pourrait avoir un éventuel effet positif sur l’avenir climatique serait qu’il réduise ses revenus pour atteindre aussi vite que possible un niveau proche du RSA, que plus jamais il n’ait de revenu plus élevé et qu’il ne fasse pas appel à la sécurité sociale ou à une quelconque assurance collective lorsqu’un problème survient (santé, habitation, accidents divers). »(17) Mignerot n’est pas le seul à avoir de tels propos infâmants, lisons Anthony Brault, formateur et consultant auprès d’associations : « Qu’est-ce qui va se passer ? On pourra pas tout chauffer. Sans doute on va tous vivre dans une seule pièce etc., mais c’est pas confortable. Si on veut être responsable […] il faut commencer tout de suite à se demander à quel genre de confort matériel il faut renoncer pour avoir le plus d’humanité possible dans le monde qui nous attend »(18). Nous voilà prévenus, le modèle économique reposera sur une baisse d’activité, une baisse de confort pour tous, ou presque.
Les collapsologues interviennent pour l’après-déconfinement
Le confinement de ce printemps 2020 aura ainsi donné du temps libre à pas mal de monde pour rédiger des appels, des manifestes, des textes divers exprimant leur vision du monde d’après. Parmi la multitude des textes, nous retenons celui du 15 avril 2020 co-écrit par Dominique Bourg, Philippe Desbrosses, Gauthier Chapelle, Johann Chapoutot, Xavier Ricard-Lanata, Pablo Servigne et Sophie Swaton, intitulé « Propositions pour un retour sur Terre »(19), texte le plus abouti dans la dernière période. Ses auteurs sont suffisamment identifiés comme faisant partie du réseau collapsologue, ou compagnon de route, pour savoir « d’où ils parlent ». Le monde qu’ils souhaitent est défini par une adaptation de notre société aux limites supposées de la planète pour « produire moins de biens (sobriété) », avec une agriculture qui abandonnera « presque entièrement la motorisation à énergie fossile et [aura] massivement recours à l’énergie musculaire (animale ou humaine) ». Pour qui a travaillé dans les champs, l’introduction de la mécanique et la motorisation a été une délivrance du labeur, ce qu’évitent d’évoquer les auteurs. La nouvelle société agira « pour éviter la stratification sociale entre individus » Comment ? « … sous la forme d’une activité agricole à temps partiel, spécialement dans les périodes où les besoins de main d’œuvre sont très élevés (récoltes, préparation des sols, désherbage, etc.). Le régime d’activité du futur serait donc celui de la “poly-activité intermittente”, qui verrait chaque individu se consacrer, alternativement et par phases, à l’entretien du vivant (dont l’agriculture est une forme essentielle) et à d’autres activités productives ou de services. » Dans ce monde, non seulement l’organisation en classe est maintenue, parce que niée dès le départ, et les inégalités qui vont avec, mais en plus les travaux forcés dans les champs ou les potagers deviendraient la règle. Il y a dans ces propositions un vieux fond pétainiste de la terre qui vous rend à la vie, la vraie (la terre ne ment pas !). Cette idée est explicitée de la façon suivante car cette relation à la terre : « permettrait de rétablir le lien entre tous les habitants du territoire national et “l’autre société” des espèces vivantes qui habitent ce même territoire. » Ils affichent un intérêt pour la permaculture(20), autre forme de l’idéalisation de la Nature, bonne comme il se doit. Les auteurs proposent de nouvelles formes institutionnelles qui doivent dorénavant s’adapter à la nature. Pour donner un coup de neuf au discours, on parle désormais de « bio-région », correspondant à un territoire dont les limites ne sont pas définies par des frontières politiques, mais par des limites géographiques qui prennent en compte tant les communautés humaines que les écosystèmes. Le fonctionnement institutionnel des populations est donc calé sur les écosystèmes pour tenir compte des moyens naturels mis à disposition par la nature. Dans le détail, nos collapsologues se rendent compte de l’inconséquence pour nombre de matières locales inexistantes pour vivre mais il n’en demeure pas moins d’une connexion avec la nature. Enfin, Leur société idéale serait sans bord car elle ne serait plus vraiment celle des humains : « Serait aussi constitutionnellement reconnue une extension du statut de sujet de droits (certes sous une forme non plénière) aux écosystèmes ou à des éléments de ceux-ci (fleuves ou glaciers par exemple). » …Une extension du sujet de droits… formule que l’on peut lire sans prêter attention. Une distinction subtile existe entre objet de droit et sujet de droit. Un objet est une chose qui n’a pas de droit particulier à défendre, comme un meuble. Un sujet de droit désigne une personne détentrice de droit qui peut plaider sa cause en Justice. En demandant « l’extension du statut de sujets de droit » Les collapsologues tentent de transformer des paysages ou des animaux en sujet en les investissant de qualité qu’ils n’ont pourtant pas car ils n’ont de pas de conscience. Comment un fleuve ou un glacier pourrait être comparé à une personne qui a des intérêts particuliers à défendre en Justice ? Ce tour de passe-passe n’est possible qu’à condition de mettre sur un pied d’égalité les êtres humains, les paysages et les animaux. Cela réintroduit l’humanité dans un ensemble dont les différences sont niées. Car comment mettre un signe d’égalité entre un homme et un moustique, un cheval et un glacier ? Cela n’est possible qu’en renouant avec la religion animiste(21). Il y a d’ailleurs une certain insistance à parler de façon très globale de la « société des vivants », de « relations aux “autres” (humains et non-humains) » car leur projet « vise l’autonomie de chaque être et la fin de toute forme de domination sociale, qu’il s’agisse ici de la société des hommes ou plus largement de la société des êtres vivants, dont les humains font partie ». Nous ne sommes plus très loin de l’antispécisme(22) qui indifférencie les espèces en les plaçant sur un pied d’égalité. Cette société promise, c’est l’horreur garantie.
Pour conclure…
La collapsologie s’est développée en Occident car c’est ce coin du monde qui accumule les plus grandes crises économiques, morales, politiques et récemment sanitaires. Mais c’est bien le capitalisme occidental qui perd pied face à la montée de puissances économiques d’Amérique du Sud et de l’Asie. La collapsologie est l’expression de ce désappointement intellectuel, désemparé et sans boussole depuis l’effondrement de la pensée émancipatrice socialiste et révolutionnaire. Dans un entretien du 29 mai, Pablo Servigne, anarchiste désabusé, pense le confinement comme un moment où les inégalités sociales ont été exacerbées mais que la situation sociale est plus complexe : « … il y a aussi une pauvreté qui n’est pas misérable, une pauvreté qui a justement bénéficié du confinement. Dans les zones rurales, surtout, certaines personnes avec très peu de salaire ont pu profiter d’une certaine résilience, grâce justement à leur accès à de la terre, à des écosystèmes, à une certaine forme d’autonomie. D’autre part, il y a des riches qui ont aussi beaucoup souffert du confinement, ce n’est donc ni noir ni blanc. » Le riche et le pauvre, le bourgeois et le prolétaire devraient-ils communier dans un même élan pour se sauver mutuellement en oubliant la lutte des classes ? Et il finit par dire : « L’enjeu, même si c’est compliqué, c’est d’arriver à pérenniser cette pause. En réalité, c’est la clé du projet politique de décroissance. » On ne les attendra donc pas pour développer la société et satisfaire les besoins populaires.
1 - Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, Seuil, 2018.
2 - Jean Chamel, « Faire le deuil d’un monde qui meurt », mis en ligne le 13 mai 2019, consulté le 20 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/terrain/18101
3 - Contretemps, La plongée des « collapsologues » dans la régression archaïque. Daniel Tanuro, 6 mars 2019.
4 - Une autre fin du monde est possible, déjà cité.
5 - Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne & Raphaël Stevens, Seuil, 2015.
6 - Du nom de la déesse de la mythologie grecque personnifiant la Terre, autorégulant ses composants pour favoriser la vie.
7 - Selon Wikipédia : « le mouvement bénéficie de dons du Climate Emergency Fund (CEF), un fonds créé pour soutenir financièrement les actions de mouvements radicaux tels que XR, pour un montant de 350 000 dollars. Lancé début juillet 2019, il est dirigé par Trevor Neilson (en), investisseur milliardaire… »
8 - Emission à France inter, 23 novembre 2018 : https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-23-novembre-2018
9- Bruno Latour, entretien sur le site Reporterre, 16 février 2019 : « Les Gilets jaunes sont des migrants de l’intérieur quittés par leur pays ».
10 - Déclaration 24 décembre 2018 sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=Lx7IhDJloLo
11 - Collapsologie : pourquoi les gilets jaunes se trompent d’adversaire, 11 décembre 2018, https:// www.youtube.com/watch?v=-wRgz0xI1I0
12 - La France, patrie de la collapsologie, enquête de Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet pour la Fondation Jaurès, 10 Février 2020.
13 - Enquête Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès, 2-15 octobre 2019.
14 - Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès et l’Institut Montaigne, enquête du 30 août au 3 septembre 2019.
15 - Une dernière bière avant la fin du monde, 31 octobre 2018 : https://www.youtube.com/watch? v=6J1Lzs-iYAI
16 - quel nouveau contrat social avec le vivant ? Aurélien Barrau, 8 septembre 2018 : https:// www.youtube.com/watch?time_continue=644&v=R7sMZiSKmqg&feature=emb_logo www.youtube.com/watch?time_continue=644&v=R7sMZiSKmqg&feature=emb_logo
17 - Essayiste et chercheur indépendant Vincent Mignerot, « Quelles actions après les marches pour le climat ? », in Medium, 18 mars 2019. https://medium.com/@vmignerot/quelles-actions-apr%C3%A8s-les-marches-pour-le-climat-c7560519d70cmedium.com/@vmignerot/quelles-actions-apr%C3%A8s-les-marches-pour-le-climat-c7560519d70c
18 - Interviewé par Clément Montfort dans le cadre de sa série « NEXT », op. cit., saison 1, épisode 1, septembre 2017. https://www.youtube.com/watch?v=ImGLPH3eIdE
19 - Signalons pour l’anecdote croustillante un autre texte « Résistance climatique : c’est le moment ! » publié le 23 mars 2020, qui propose de rouler moins de 2.000 km/an en voiture, soit moins de 6km par jour, alors que 70% des Français utilisent leur voiture et qu’en moyenne les Français font 22 kilomètres par jour pour se rendre au travail.
20 - Les plus radicaux des permaculteurs estiment que les « mauvaises herbes » n’existent pas, ce serait encore une définition anthropocentrée de plantes qu’il faut respecter. https://www.18h39.fr/ articles/le-potagiste-un-youtubeur-original-qui-critique-la-permaculture.html)
21 - Croyance en un esprit, une force vitale, qui anime les êtres vivants, les objets mais aussi les éléments naturels, comme les pierres ou le vent, ainsi qu’en des génies protecteurs (wikipédia).
22 - A la question de savoir s’il se reconnait dans l’antispécisme, Pablo Servigne répond : « Je n’aime jamais être catégorisé et étiqueté mais je me sens proche des antispécistes. Je peux me sentir en profonde fraternité avec des oiseaux, un écureuil et même une bactérie ou un lichen. » https:// www.contretemps.eu/effondrement-ou-autre-futur-entretien-avec-pablo-servigne/