MAROC, FMI, BANQUE MONDIALE : SORTIR DU CAUCHEMAR NÉOLIBÉRAL
Sont-ils cons ou sont-ils cyniques ? A la lecture du dernier mémo de la Banque Mondiale concernant la situation de l'économie marocaine, c'est cette sempiternelle interrogation au sujet du formidable entêtement des dominants qui obnubile l'esprit. En effet, l'entendement ne peut qu'être froissé à la découverte du diagnostic et surtout des préconisations établies par la Banque Mondiale et présentées en fanfare à la mi-mai. Les mêmes méthodes et les mêmes recettes nous sont en effet présentées inlassablement depuis plus de 60 ans avec le vernis de la nouveauté et du moderne, dans cet insipide jargon managérial caractéristique de la littérature néolibérale...et toujours aucun bilan critique de tous les mémos et de tous les plans d'ajustement structurel qui ont précédé celui-ci.
Tout au contraire, ce mémo démarre en trombe, en saluant les « avancées incontestables » du royaume chérifien tant sur le plan économique et social que sur celui des libertés individuelles et des droits civiques et politiques. Avec la grandiloquence qui les caractérise, les experts de la Banque Mondiale vont même jusqu'à nous expliquer que le Maroc a enclenché « un processus de rattrapage économique vers les pays d’Europe du sud ». On croit rêver. Il est ainsi tout à fait étonnant de découvrir, sous la plume des économistes de la Banque Mondiale, que le Maroc aurait réussi, au cours des 15 dernières années, à réaliser les investissements et à se doter des infrastructures lui ayant permis de faire reculer substantiellement la misère et l'analphabétisme. Par ailleurs, quelle n'est pas notre surprise, nous autres Marocains, lorsque nous apprenons en lisant ce document que le taux de croissance annuel moyen de l'économie marocaine sur période longue est qualifié de satisfaisant. La Banque Mondiale ne voit pas matière à tirer la sonnette d'alarme alors même que l'échec du pays dans l'entreprise d'améliorer les conditions de vie matérielles du corps social et de réduire les inégalités est patente, de même que son incapacité à décorréler le taux de croissance de la pluviométrie.
Ce tableau élogieux étant évidemment aussi une entreprise d'auto-célébration de l'organe washingtonien, soucieux de flatter ses « bons élèves », il débouche sur des recommandations sans surprise. On découvre qu'il faut ainsi approfondir les logiques qui ont porté aux succès retentissants des années 2000 et 2010 pour que le Maroc rejoigne la catégorie des pays à revenu intermédiaire élevé à horizon 2030. Sans surprise, c'est un spectaculaire cocktail des remèdes les plus antisociaux qui est prescrit au pays (détricotage du code du travail, assouplissement du régime de change, une libéralisation du contrôle des capitaux, une réduction des barrières tarifaires et non tarifaires...), alors même que ceux-ci ont provoqué et continuent de provoquer des cataclysmes économiques dans les pays émergents (Argentine, Brésil, Malaisie, Thaïlande...) comme développés (Europe du Sud aujourd'hui).
Absence totale d'analyse rétrospective critique de son œuvre, acharnement thérapeutique consistant à prescrire systématiquement le mal comme remède, présentation élogieuse mais déconnectée de la réalité de ses disciples...tout porte à croire qu'entre la connerie et le cynisme, c'est bien la première option qui a le vent en poupe au sein des bureaux feutrés des « institutions internationales ». Pourtant, en l'occurrence, les apparences sont plus trompeuses que jamais. Car celles qu'on appelle sobrement les « institutions internationales » ne se contentent pas d'être un regroupement d'économistes engagés de manière désintéressée dans le combat en faveur de la vérité scientifique. Sous les oripeaux de la neutralité académique se cachent en réalité deux acteurs princeps de la production et de l'application de l'idéologie dominante. Ces lieux neutres, comme les qualifiait Bourdieu, se prévalent de la rigueur académique pour étendre les limites de l'empire du capital à l'échelle de la planète et concrétiser la sacro-sainte pax americana, en foulant aux pieds la souveraineté des peuples et leur capacité à s'autodéterminer. En son temps, l'administration Bush ne s'en cachait même plus lorsqu'elle affirmait en 2000, en parlant des aides de la Banque Mondiale, que « l'idée selon laquelle [elles] ne devraient être accordées à un pays en difficulté que sous certaines conditions relatives à [son] utilisation (en termes de bonne gestion, mais aussi de respect des droits de l’homme, par exemple) est maintenant largement admise ».
De quoi le FMI et la Banque Mondiale sont-ils le nom ?
Pour comprendre ce que sont réellement le FMI et la Banque Mondiale, il faut se pencher sur leurs origines et leur fonctionnement. Créés respectivement en 1944 et en 1945 suite aux accords de Bretton Woods qui structurent le fonctionnement économique du monde post-2ème guerre mondiale, le FMI et la Banque Mondiale sont les deux institutions chargées d'éviter des crises de la même ampleur que celle qui a suivi octobre 1929, et de financer la reconstruction du monde développé tout en encourageant la croissance économique de ce qu'on l'appelle encore le Tiers Monde. Derrière ces mots d'ordre louables se cache en réalité une véritable opération de mise au pas de la planète dont les Etats-Unis sont les seuls et uniques instigateurs : tout se fera comme ils l'entendent. Keynes souhaitait la mise en place d'une banque centrale mondiale dotée d'une monnaie unique servant aux échanges internationaux ? Le négociateur étasunien Harry Dexter White lui imposera le dollar américain comme monnaie de réserve mondiale. Les pays nouvellement indépendants souhaitaient atteindre la prospérité, le développement et la souveraineté économiques ? Ils auront les plans d'ajustement structurels, la trinité « Privatisation-Austérité-Libéralisation » et les prêts conditionnels. C'est d'ailleurs ce mot qui résume l'ordre économique mondial institué par Bretton Woods, le FMI et la Banque Mondiale : pour avoir droit aux « largesses » de ceux qui ont l'argent, il faut se soumettre à leur diktat.
Ceci devient encore plus clair lorsque l'on s'aperçoit que, contrairement à l'assemblée générale onusienne où « un pays = une voix », le FMI et la Banque Mondiale fonctionnent pratiquement comme l'actionnariat d'une société de capitaux : « un dollar = une voix », à quelques broutilles près. Les Etats-Unis disposent ainsi à eux seuls de 16,77% des droits de vote au FMI (pour 17,09% de quote-part versée) et 16,66% à la Banque Mondiale . Or les statuts du FMI et de la Banque Mondiale prévoyant qu'aucune décision ne puisse être prise avec moins de 85% de voix favorables, les Américains y disposent de fait d'un droit de veto. Au sein du bureau exécutif chargé de la gestion quotidienne du FMI, seuls 8 pays ont droit à un administrateur attitré : Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Arabie Saoudite, Chine et Russie. Tous les autres pays sont obligés de se regrouper, selon un découpage géopolitique assez surprenant (l'Espagne avec ses ex-colonies d'Amérique latine...). Idem à la Banque Mondiale, les mêmes pays ayant droit aux mêmes privilèges.
Le doute n'est donc pas permis : la Banque Mondiale et le FMI ne sont pas des organismes humanitaires. Ce sont des acteurs politiques dont l'agenda est défini par ceux qui l'ont conçu et qui continuent de le financer, à savoir les États-Unis d'Amérique. Dès lors, rien d'étonnant à ce qu'ils se transforment en véritable bras armé de la doctrine économique promue par l'élite étasunienne. Ainsi, ces institutions vont se faire les hérauts de ce que l'on peut qualifier schématiquement de capitalisme néolibéral, dont les tendances saillantes sont la prégnance de la finance internationale, la déréglementation à tous crins et l'impérialisme aux relents néocoloniaux. Evidemment, ce subtil mélange se traduit par un déni permanent des principes démocratiques, l'intérêt général étant systématiquement évincé au profit des intérêts de ce que Chantal Mouffe appelle sobrement la « caste », qu'elle soit nationale ou étrangère. Les institutions internationales s'accommoderont donc aisément du caractère dictatorial des régimes auxquels ils apportent leur soutien financier, notamment dans un contexte de guerre froide où l'atteinte de l'indépendance par un grand nombre de pays africains et asiatiques offrira autant de théâtres à l'affrontement avec l'ennemi soviétique.
Depuis leur création, FMI et Banque Mondiale ont ainsi soutenu beaucoup d'alliés stratégiques du bloc capitaliste occidental, y compris les pires dictatures : l'Indonésie de 1965 à aujourd’hui, le Zaïre de Mobutu, les Philippines sous Marcos, le Brésil de la dictature à partir de 1964, le Nicaragua du dictateur Somoza, le Chili de Pinochet, l’Afrique du Sud de l’Apartheid... En incitant des régimes réactionnaires à pratiquer des politiques économiques aux antipodes du bien commun et favorables aux intérêts des détenteurs de capitaux à travers le monde, les institutions internationales nous dévoilent le caractère illibéral du néolibéralisme et leur identité fondamentalement conservatrice. Il ne faut donc pas s'y tromper : l'insistance avec laquelle les mêmes solutions économiques sont imposées aux pays en demande d'assistance depuis 70 ans n'est pas le fruit de l'amnésie, mais la conséquence logique d'une certaine architecture du monde et des objectifs politiques qui en découlent.
Le Maroc, à l'avant-garde de la contre-révolution néolibérale
En la matière, le Maroc représente pratiquement un cas d'école. Dès 1964, alors même que les recettes économiques libérales adoptées sont déjà en train de faire montre de leur échec et que le régime est en pleine dérive autoritaire, la Banque Mondiale publiera un premier mémo invitant les autorités à affirmer son identité capitaliste. A côté de la priorité affichée pour les infrastructures publiques, la BM encouragera ainsi le Maroc à développer les activités génératrices de devises (agriculture d'exportation, tourisme, mines...) tout en préconisant des politiques budgétaires et monétaires résolument de droite : restriction de la dépense publique, fortes augmentations des impôts indirects et surtout stimulation de l'investissement privé et de l'esprit d'entreprise à travers la baisse significative de l'impôt sur les sociétés et un abandon de la progressivité de l'impôt sur le revenu. Le mariage entre régime autoritaire et néolibéralisme est consommé...et va durer longtemps, pour le pire et pour le pire. Car l'essentiel des choix structurants qui vont être faits au Maroc en matière de politique économique datent de la décennie 1964-1973, le mémo ayant donné le la. Ceux-ci se résument à deux orientations princeps :
Une foi sans borne en le privé, la concurrence et l'économie de marché dans leur aptitude à tirer le pays vers le développement, l’État se mettant en retrait
Une préférence pour le modèle de la promotion des exportations (et donc contre celui de la substitution des importations), dans le cadre d'une intégrations approfondie dans ce qu'il est déjà convenu d'appeler la « division internationale du travail »
Au début des années 80, les choix économiques faits par le Maroc se traduisant par une grave dégradation de la situation générale du pays, celle-ci étant d'ailleurs accentuée par le contexte international et le climat : sévères cycles de sécheresse, 2ème choc pétrolier, hausse du dollar et des taux d'intérêt, effondrement des cours du phosphate. Les déficits du budget et de la balance des paiements générés (respectivement 12% et 9% du PIB en moyenne sur la période 1980-1983), de même que l'encours de la dette extérieure (93,1% du PIB en 1983) vont réduire les réserves de change du Maroc à 15 jours d'importation, en le contraignant donc à passer sous les fourches caudines du FMI qui prêtera au pays en lui imposant les mesures classiques d'assainissement : réduction de la demande globale à travers une politique de désinflation compétitive pour rétablir les équilibres internes et externes, et politique de l'offre (privatisations, baisse des impôts sur le capital et les hauts revenus, libéralisation...) . Résumons donc : la Banque Mondiale préconise une certaine voie pour favoriser le développement du pays, celle-ci ne porte franchement pas ses fruits, et le FMI intervient en bout de course pour sauver la mise...et approfondir le mal avec une politique d'ajustement structurel.
Dans les faits, depuis l'indépendance, la puissance publique s'est donc mise au service du capital privé pour le plus grand bonheur des « bâilleurs de fonds » internationaux et de l'oligarchie marocaine, en prenant à sa charge la construction des infrastructures publiques qui permettront la valorisation du capital privé, en faisant fonctionner les finances publiques comme une « pompe aspirante inversée », et également en libéralisant à tous crins les prix et les marchés nationaux. Ceci va notamment occasionner, à titre d'exemple, la prédation de près de 600 000 hectares des meilleures terres du pays, passées des mains des colons à celles des notables marocains dans des conditions totalement illégales, ou encore le transfert du capital des entreprises de l'industrie et des services aux mains des familles marocaines les plus influentes. L'Etat se verra également dépouillé de ses « joyaux » (Maroc Télécom, Régie des Tabacs, Shell, CIOR, SAMIR, BNDE, COTEF...) et ne jurera plus que par les sacro-saints partenariats public-privé (PPP), défendus becs et ongles par la Banque Mondiale au nom du tout privé. A partir de la fin des annees 90, ce sont donc tous les aspects majeurs de la vie en commun qui seront progressivement colonisés par le privé : transport en commun, ramassage des ordures, production d'électricité (Jorf Lasfar), énergies renouvelables (parc Eolien de Tétouan), adduction d'eau et gestion des périmètres irrigués (El Guerdane)... Par ailleurs, l'Etat est invité à se désengager de la question économique par le truchement des libéralisations, des déréglementations, et des libéralisations de prix tous azimuts qui s'abattent sur l'économie marocaine à partir de 1983. Suppression de subventions, désengagement de l'Etat des activités commerciales, libéralisation du commerce et des prix... la promotion de la main invisible se fait à un rythme effréné, et en 1986, et 86% des 209 articles composant l'indice du coût de la vie sont libéralisés.
Enfin, au niveau fiscal, c'est le pompon. Là où l'esprit même modérément progressiste accepterait sans peine l'idée que la distribution secondaire des revenus se doit de compenser un minimum l'extrême inégalité de patrimoines et de revenus générée par la pratique capitaliste de la valeur, le FMI et la Banque Mondiale adhèrent au contraire sans borne à la théorie dite du « ruissellement ». Que nous dit-elle ? En limitant les « contraintes » pesant sur le capital et les hauts revenus, donc en multipliant les privilèges fiscaux à destination des « investisseurs », chaque secteur bénéficiant de son propre traitement de faveur dans le cadre de ces fameux « codes d'investissements », on maximise l'investissement, l'emploi et donc la prospérité générale. « Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain », disait déjà Helmut Schmidt en 1974 ! Ainsi, la pression fiscale s'est stabilisée depuis les années 1980 au Maroc autour de 22% du PIB, les taux supérieurs du barème des impôts sur le revenu et sur les sociétés ayant sensiblement baissé pendant que le taux de TVA augmentait sans cesse. Le capital, lui, reste très peu concerné par l'impôt, ceci étant une constante depuis l'indépendance. Enfin, le régime fiscal marocain a pour spécificité d'avoir institué la notion de « régimes d'exception », avec leur cortège d'exonérations fiscales injustes et inefficaces : il y en a de l'ordre de 400 en 2015 ! Le résultat ? Il est sans appel : la charge fiscale repose sur les consommateurs, les salariés et quelques entreprises...et l'Etat est pauvre, dramatiquement pauvre, du fait de l'impact combiné de la politique fiscale et de la multiplication des accords de libre-échange réduisant les droits de douane perçus.
Car oui, le Maroc est également féru de libéralisation des échanges extérieurs et d'intégration de l'économie nationale à la dynamique de la mondialisation. Dès 1984, des programmes de démantèlement des protections tarifaires et non tarifaires et de promotion des exportations ont été prises par le pays, ce qui a permis son adhésion au GATT en 1994. Le processus engagé vise à une baisse significative des droits de douane, les taux plafonds passant de 100% à 35% entre 1984 et 1994. Quant aux exportations, tout ce qui pouvait les entraver est supprimé : suppression du monopole des exportations agricoles, suppression des licences d'exportation, suppression des taxes à l'exportation, exonération de TVA des services entrant dans le cadre de l'exportation des biens...et accords de libre-échange. On tient là d'ailleurs un aspect qui s'est beaucoup accentué sous le règne de Mohammed VI, dans le sillage de l'adhésion au GATT en 1994. A la fin des années 1990, c'est une véritable course à l'échalote libre-échangiste qui va s'engager au Maroc, la signature d'ALE avec les pays de la Ligue Arabe, les Emirats Arabes Unis, l'Union européenne, les Etats-Unis, la Turquie et le trio Tunisie-Egypte-Jordanie. Aujourd'hui, le Maroc a un accord de libre-échange avec 56 pays dans le monde. Le résultat ? Un déficit de la balance commerciale de 21% du PIB en moyenne sur les 5 dernières années, et une industrie productive condamnée à l'atrophie permanente du fait de la concurrence étrangère.
Par-delà le spectaculaire bilan de l'action du FMI et du la Banque Mondiale, qui ont décidément obtenu au Maroc un triomphe en rase campagne de leurs idées, il faut s'attarder un instant sur un aspect névralgique du « mariage de raison » que le Makhzen a noué de longue date avec ces institutions, car il est révélateur de quelque chose de plus profond qu'une simple convergence de vues économiques. Car FMI, Banque Mondiale et régime marocain partagent un même mépris pour la délibération démocratique, la souveraineté populaire et l'implication du corps social dans la prise de décisions qui le concernent au premier chef. Ils conçoivent tous la politique sous une forme totalement dépolitisée, la parole publique devant rester le monopole d'experts et de technocrates, drapés en sus dans la légitimité d'une monarchie de droit divin, prenant des décisions sur la base de leur propre appréciation de la situation (et donc forcément en fonction de leurs intérêts propres). C'est ainsi que les accords de libre-échange dont il était question il y a un instant sont intégralement négociés et validés par un cercle très restreint de personnes du sérail royal plus préoccupées par la bonne image du pays à l'échelle internationale que par la pertinence économique desdits accords. Le Parlement n'est sollicité qu'au moment d'une ratification qui prend systématiquement la forme d'un plébiscite sans aucun débat. Par ailleurs, l'intégralité des « plans sectoriels » qui structurent la politique économique du pays depuis le début des années 2000 se caractérisent par ce même dédain pour l'exercice démocratique : construits en secret dans les coulisses makhzeniennes, en lien étroit avec les institutions internationales et leurs complices du secteur privé pour ensuite être mises en œuvre par un Parlement et un gouvernement qui se transforment dès lors en simples caisses d'enregistrement des desiderata royaux.
Pour contrer le néolibéralisme, l'indispensable sortie de l'inanité politique
C'est de ce manque de considération pour la politique et la démocratie qu'il faut partir pour battre le FMI et la Banque Mondiale. Car s'il est fondamental de rappeler les dégâts économiques du néolibéralisme, il n'en demeure pas moins que celui-ci est beaucoup plus qu'une liste de mesures économiques : il est porteur d'un projet politique. A ce titre, les luttes défensives et les revendications, si elles sont honorables et méritent d'être reconnues à leur juste valeur, ne suffiront assurément pas à mettre au pas une puissance dont il est maintenant devenu notoire qu'elle n'a plus de limite. C'est dans l'affirmation de la souveraineté pleine et entière du peuple marocain que nous pouvons trouver les ingrédients de la sortie de notre impuissance politique, et donc de notre victoire contre le néolibéralisme pour un projet de société qui prenne finalement au sérieux les urgences diverses auxquelles est confronté le pays : démocratique, économique, sociale et (surtout) environnementale.
L'ordre économique et monétaire institué par le FMI, la Banque Mondiale et toutes les institutions de la domination contemporaine (Etats-Unis d'Amérique, Union européenne, agences de développement internationales...), consistant en la recherche perpétuelle de la confiance de la finance en comprimant sans cesse la dépense publique et les salaires tout en réduisant à peau de chagrin les contraintes imposées au capital et aux employeurs, repose sur une forfaiture intellectuelle et un déni du droit des peuples à l'existence. Fort heureusement, il ne s'agit pas là de jouer le rôle de pionniers. En la matière, l'histoire récente pullule d'expériences de pays, développés ou émergents, ayant fait le choix de rompre avec le néolibéralisme et son anti-démocratisme pour refaire du peuple l'architecte et l'ayant-droit exclusif des politiques publiques. De l'Argentine de Kirchner qui a mis l'ordre monétaire mondial cul par-dessus tête en 2001 en se débarrassant de son currency board pour libérer sa monnaie de l'influence du dollar en une nuit, à l’Équateur de Correa qui a réalisé en 2007, dans le cadre de sa révolution citoyenne, un audit de la dette publique pour répudier celle qui a été contractée contre l'intérêt populaire, en passant par le Venezuela bolivarien redistributif, le Brésil protectionniste de Lula ou même la Russie interventionniste post-Eltsine, les exemples ne manquent pas de pays ayant tordu le cou aux préceptes néolibéraux de libre-échange, d'austérité budgétaire et d'orthodoxie monétaire, pour restaurer leur souveraineté et atteindre enfin des niveaux de développement décents. Ils peuvent assurément servir d'aiguillon à une gauche marocaine redevenue combative, ambitieuse, affirmative et désireuse de construire un pays nouveau, libéré des affres de la servitude et du capitalisme.
Tout au contraire, ce mémo démarre en trombe, en saluant les « avancées incontestables » du royaume chérifien tant sur le plan économique et social que sur celui des libertés individuelles et des droits civiques et politiques. Avec la grandiloquence qui les caractérise, les experts de la Banque Mondiale vont même jusqu'à nous expliquer que le Maroc a enclenché « un processus de rattrapage économique vers les pays d’Europe du sud ». On croit rêver. Il est ainsi tout à fait étonnant de découvrir, sous la plume des économistes de la Banque Mondiale, que le Maroc aurait réussi, au cours des 15 dernières années, à réaliser les investissements et à se doter des infrastructures lui ayant permis de faire reculer substantiellement la misère et l'analphabétisme. Par ailleurs, quelle n'est pas notre surprise, nous autres Marocains, lorsque nous apprenons en lisant ce document que le taux de croissance annuel moyen de l'économie marocaine sur période longue est qualifié de satisfaisant. La Banque Mondiale ne voit pas matière à tirer la sonnette d'alarme alors même que l'échec du pays dans l'entreprise d'améliorer les conditions de vie matérielles du corps social et de réduire les inégalités est patente, de même que son incapacité à décorréler le taux de croissance de la pluviométrie.
Ce tableau élogieux étant évidemment aussi une entreprise d'auto-célébration de l'organe washingtonien, soucieux de flatter ses « bons élèves », il débouche sur des recommandations sans surprise. On découvre qu'il faut ainsi approfondir les logiques qui ont porté aux succès retentissants des années 2000 et 2010 pour que le Maroc rejoigne la catégorie des pays à revenu intermédiaire élevé à horizon 2030. Sans surprise, c'est un spectaculaire cocktail des remèdes les plus antisociaux qui est prescrit au pays (détricotage du code du travail, assouplissement du régime de change, une libéralisation du contrôle des capitaux, une réduction des barrières tarifaires et non tarifaires...), alors même que ceux-ci ont provoqué et continuent de provoquer des cataclysmes économiques dans les pays émergents (Argentine, Brésil, Malaisie, Thaïlande...) comme développés (Europe du Sud aujourd'hui).
Absence totale d'analyse rétrospective critique de son œuvre, acharnement thérapeutique consistant à prescrire systématiquement le mal comme remède, présentation élogieuse mais déconnectée de la réalité de ses disciples...tout porte à croire qu'entre la connerie et le cynisme, c'est bien la première option qui a le vent en poupe au sein des bureaux feutrés des « institutions internationales ». Pourtant, en l'occurrence, les apparences sont plus trompeuses que jamais. Car celles qu'on appelle sobrement les « institutions internationales » ne se contentent pas d'être un regroupement d'économistes engagés de manière désintéressée dans le combat en faveur de la vérité scientifique. Sous les oripeaux de la neutralité académique se cachent en réalité deux acteurs princeps de la production et de l'application de l'idéologie dominante. Ces lieux neutres, comme les qualifiait Bourdieu, se prévalent de la rigueur académique pour étendre les limites de l'empire du capital à l'échelle de la planète et concrétiser la sacro-sainte pax americana, en foulant aux pieds la souveraineté des peuples et leur capacité à s'autodéterminer. En son temps, l'administration Bush ne s'en cachait même plus lorsqu'elle affirmait en 2000, en parlant des aides de la Banque Mondiale, que « l'idée selon laquelle [elles] ne devraient être accordées à un pays en difficulté que sous certaines conditions relatives à [son] utilisation (en termes de bonne gestion, mais aussi de respect des droits de l’homme, par exemple) est maintenant largement admise ».
De quoi le FMI et la Banque Mondiale sont-ils le nom ?
Pour comprendre ce que sont réellement le FMI et la Banque Mondiale, il faut se pencher sur leurs origines et leur fonctionnement. Créés respectivement en 1944 et en 1945 suite aux accords de Bretton Woods qui structurent le fonctionnement économique du monde post-2ème guerre mondiale, le FMI et la Banque Mondiale sont les deux institutions chargées d'éviter des crises de la même ampleur que celle qui a suivi octobre 1929, et de financer la reconstruction du monde développé tout en encourageant la croissance économique de ce qu'on l'appelle encore le Tiers Monde. Derrière ces mots d'ordre louables se cache en réalité une véritable opération de mise au pas de la planète dont les Etats-Unis sont les seuls et uniques instigateurs : tout se fera comme ils l'entendent. Keynes souhaitait la mise en place d'une banque centrale mondiale dotée d'une monnaie unique servant aux échanges internationaux ? Le négociateur étasunien Harry Dexter White lui imposera le dollar américain comme monnaie de réserve mondiale. Les pays nouvellement indépendants souhaitaient atteindre la prospérité, le développement et la souveraineté économiques ? Ils auront les plans d'ajustement structurels, la trinité « Privatisation-Austérité-Libéralisation » et les prêts conditionnels. C'est d'ailleurs ce mot qui résume l'ordre économique mondial institué par Bretton Woods, le FMI et la Banque Mondiale : pour avoir droit aux « largesses » de ceux qui ont l'argent, il faut se soumettre à leur diktat.
Ceci devient encore plus clair lorsque l'on s'aperçoit que, contrairement à l'assemblée générale onusienne où « un pays = une voix », le FMI et la Banque Mondiale fonctionnent pratiquement comme l'actionnariat d'une société de capitaux : « un dollar = une voix », à quelques broutilles près. Les Etats-Unis disposent ainsi à eux seuls de 16,77% des droits de vote au FMI (pour 17,09% de quote-part versée) et 16,66% à la Banque Mondiale . Or les statuts du FMI et de la Banque Mondiale prévoyant qu'aucune décision ne puisse être prise avec moins de 85% de voix favorables, les Américains y disposent de fait d'un droit de veto. Au sein du bureau exécutif chargé de la gestion quotidienne du FMI, seuls 8 pays ont droit à un administrateur attitré : Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Arabie Saoudite, Chine et Russie. Tous les autres pays sont obligés de se regrouper, selon un découpage géopolitique assez surprenant (l'Espagne avec ses ex-colonies d'Amérique latine...). Idem à la Banque Mondiale, les mêmes pays ayant droit aux mêmes privilèges.
Le doute n'est donc pas permis : la Banque Mondiale et le FMI ne sont pas des organismes humanitaires. Ce sont des acteurs politiques dont l'agenda est défini par ceux qui l'ont conçu et qui continuent de le financer, à savoir les États-Unis d'Amérique. Dès lors, rien d'étonnant à ce qu'ils se transforment en véritable bras armé de la doctrine économique promue par l'élite étasunienne. Ainsi, ces institutions vont se faire les hérauts de ce que l'on peut qualifier schématiquement de capitalisme néolibéral, dont les tendances saillantes sont la prégnance de la finance internationale, la déréglementation à tous crins et l'impérialisme aux relents néocoloniaux. Evidemment, ce subtil mélange se traduit par un déni permanent des principes démocratiques, l'intérêt général étant systématiquement évincé au profit des intérêts de ce que Chantal Mouffe appelle sobrement la « caste », qu'elle soit nationale ou étrangère. Les institutions internationales s'accommoderont donc aisément du caractère dictatorial des régimes auxquels ils apportent leur soutien financier, notamment dans un contexte de guerre froide où l'atteinte de l'indépendance par un grand nombre de pays africains et asiatiques offrira autant de théâtres à l'affrontement avec l'ennemi soviétique.
Depuis leur création, FMI et Banque Mondiale ont ainsi soutenu beaucoup d'alliés stratégiques du bloc capitaliste occidental, y compris les pires dictatures : l'Indonésie de 1965 à aujourd’hui, le Zaïre de Mobutu, les Philippines sous Marcos, le Brésil de la dictature à partir de 1964, le Nicaragua du dictateur Somoza, le Chili de Pinochet, l’Afrique du Sud de l’Apartheid... En incitant des régimes réactionnaires à pratiquer des politiques économiques aux antipodes du bien commun et favorables aux intérêts des détenteurs de capitaux à travers le monde, les institutions internationales nous dévoilent le caractère illibéral du néolibéralisme et leur identité fondamentalement conservatrice. Il ne faut donc pas s'y tromper : l'insistance avec laquelle les mêmes solutions économiques sont imposées aux pays en demande d'assistance depuis 70 ans n'est pas le fruit de l'amnésie, mais la conséquence logique d'une certaine architecture du monde et des objectifs politiques qui en découlent.
Le Maroc, à l'avant-garde de la contre-révolution néolibérale
En la matière, le Maroc représente pratiquement un cas d'école. Dès 1964, alors même que les recettes économiques libérales adoptées sont déjà en train de faire montre de leur échec et que le régime est en pleine dérive autoritaire, la Banque Mondiale publiera un premier mémo invitant les autorités à affirmer son identité capitaliste. A côté de la priorité affichée pour les infrastructures publiques, la BM encouragera ainsi le Maroc à développer les activités génératrices de devises (agriculture d'exportation, tourisme, mines...) tout en préconisant des politiques budgétaires et monétaires résolument de droite : restriction de la dépense publique, fortes augmentations des impôts indirects et surtout stimulation de l'investissement privé et de l'esprit d'entreprise à travers la baisse significative de l'impôt sur les sociétés et un abandon de la progressivité de l'impôt sur le revenu. Le mariage entre régime autoritaire et néolibéralisme est consommé...et va durer longtemps, pour le pire et pour le pire. Car l'essentiel des choix structurants qui vont être faits au Maroc en matière de politique économique datent de la décennie 1964-1973, le mémo ayant donné le la. Ceux-ci se résument à deux orientations princeps :
Une foi sans borne en le privé, la concurrence et l'économie de marché dans leur aptitude à tirer le pays vers le développement, l’État se mettant en retrait
Une préférence pour le modèle de la promotion des exportations (et donc contre celui de la substitution des importations), dans le cadre d'une intégrations approfondie dans ce qu'il est déjà convenu d'appeler la « division internationale du travail »
Au début des années 80, les choix économiques faits par le Maroc se traduisant par une grave dégradation de la situation générale du pays, celle-ci étant d'ailleurs accentuée par le contexte international et le climat : sévères cycles de sécheresse, 2ème choc pétrolier, hausse du dollar et des taux d'intérêt, effondrement des cours du phosphate. Les déficits du budget et de la balance des paiements générés (respectivement 12% et 9% du PIB en moyenne sur la période 1980-1983), de même que l'encours de la dette extérieure (93,1% du PIB en 1983) vont réduire les réserves de change du Maroc à 15 jours d'importation, en le contraignant donc à passer sous les fourches caudines du FMI qui prêtera au pays en lui imposant les mesures classiques d'assainissement : réduction de la demande globale à travers une politique de désinflation compétitive pour rétablir les équilibres internes et externes, et politique de l'offre (privatisations, baisse des impôts sur le capital et les hauts revenus, libéralisation...) . Résumons donc : la Banque Mondiale préconise une certaine voie pour favoriser le développement du pays, celle-ci ne porte franchement pas ses fruits, et le FMI intervient en bout de course pour sauver la mise...et approfondir le mal avec une politique d'ajustement structurel.
Dans les faits, depuis l'indépendance, la puissance publique s'est donc mise au service du capital privé pour le plus grand bonheur des « bâilleurs de fonds » internationaux et de l'oligarchie marocaine, en prenant à sa charge la construction des infrastructures publiques qui permettront la valorisation du capital privé, en faisant fonctionner les finances publiques comme une « pompe aspirante inversée », et également en libéralisant à tous crins les prix et les marchés nationaux. Ceci va notamment occasionner, à titre d'exemple, la prédation de près de 600 000 hectares des meilleures terres du pays, passées des mains des colons à celles des notables marocains dans des conditions totalement illégales, ou encore le transfert du capital des entreprises de l'industrie et des services aux mains des familles marocaines les plus influentes. L'Etat se verra également dépouillé de ses « joyaux » (Maroc Télécom, Régie des Tabacs, Shell, CIOR, SAMIR, BNDE, COTEF...) et ne jurera plus que par les sacro-saints partenariats public-privé (PPP), défendus becs et ongles par la Banque Mondiale au nom du tout privé. A partir de la fin des annees 90, ce sont donc tous les aspects majeurs de la vie en commun qui seront progressivement colonisés par le privé : transport en commun, ramassage des ordures, production d'électricité (Jorf Lasfar), énergies renouvelables (parc Eolien de Tétouan), adduction d'eau et gestion des périmètres irrigués (El Guerdane)... Par ailleurs, l'Etat est invité à se désengager de la question économique par le truchement des libéralisations, des déréglementations, et des libéralisations de prix tous azimuts qui s'abattent sur l'économie marocaine à partir de 1983. Suppression de subventions, désengagement de l'Etat des activités commerciales, libéralisation du commerce et des prix... la promotion de la main invisible se fait à un rythme effréné, et en 1986, et 86% des 209 articles composant l'indice du coût de la vie sont libéralisés.
Enfin, au niveau fiscal, c'est le pompon. Là où l'esprit même modérément progressiste accepterait sans peine l'idée que la distribution secondaire des revenus se doit de compenser un minimum l'extrême inégalité de patrimoines et de revenus générée par la pratique capitaliste de la valeur, le FMI et la Banque Mondiale adhèrent au contraire sans borne à la théorie dite du « ruissellement ». Que nous dit-elle ? En limitant les « contraintes » pesant sur le capital et les hauts revenus, donc en multipliant les privilèges fiscaux à destination des « investisseurs », chaque secteur bénéficiant de son propre traitement de faveur dans le cadre de ces fameux « codes d'investissements », on maximise l'investissement, l'emploi et donc la prospérité générale. « Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain », disait déjà Helmut Schmidt en 1974 ! Ainsi, la pression fiscale s'est stabilisée depuis les années 1980 au Maroc autour de 22% du PIB, les taux supérieurs du barème des impôts sur le revenu et sur les sociétés ayant sensiblement baissé pendant que le taux de TVA augmentait sans cesse. Le capital, lui, reste très peu concerné par l'impôt, ceci étant une constante depuis l'indépendance. Enfin, le régime fiscal marocain a pour spécificité d'avoir institué la notion de « régimes d'exception », avec leur cortège d'exonérations fiscales injustes et inefficaces : il y en a de l'ordre de 400 en 2015 ! Le résultat ? Il est sans appel : la charge fiscale repose sur les consommateurs, les salariés et quelques entreprises...et l'Etat est pauvre, dramatiquement pauvre, du fait de l'impact combiné de la politique fiscale et de la multiplication des accords de libre-échange réduisant les droits de douane perçus.
Car oui, le Maroc est également féru de libéralisation des échanges extérieurs et d'intégration de l'économie nationale à la dynamique de la mondialisation. Dès 1984, des programmes de démantèlement des protections tarifaires et non tarifaires et de promotion des exportations ont été prises par le pays, ce qui a permis son adhésion au GATT en 1994. Le processus engagé vise à une baisse significative des droits de douane, les taux plafonds passant de 100% à 35% entre 1984 et 1994. Quant aux exportations, tout ce qui pouvait les entraver est supprimé : suppression du monopole des exportations agricoles, suppression des licences d'exportation, suppression des taxes à l'exportation, exonération de TVA des services entrant dans le cadre de l'exportation des biens...et accords de libre-échange. On tient là d'ailleurs un aspect qui s'est beaucoup accentué sous le règne de Mohammed VI, dans le sillage de l'adhésion au GATT en 1994. A la fin des années 1990, c'est une véritable course à l'échalote libre-échangiste qui va s'engager au Maroc, la signature d'ALE avec les pays de la Ligue Arabe, les Emirats Arabes Unis, l'Union européenne, les Etats-Unis, la Turquie et le trio Tunisie-Egypte-Jordanie. Aujourd'hui, le Maroc a un accord de libre-échange avec 56 pays dans le monde. Le résultat ? Un déficit de la balance commerciale de 21% du PIB en moyenne sur les 5 dernières années, et une industrie productive condamnée à l'atrophie permanente du fait de la concurrence étrangère.
Par-delà le spectaculaire bilan de l'action du FMI et du la Banque Mondiale, qui ont décidément obtenu au Maroc un triomphe en rase campagne de leurs idées, il faut s'attarder un instant sur un aspect névralgique du « mariage de raison » que le Makhzen a noué de longue date avec ces institutions, car il est révélateur de quelque chose de plus profond qu'une simple convergence de vues économiques. Car FMI, Banque Mondiale et régime marocain partagent un même mépris pour la délibération démocratique, la souveraineté populaire et l'implication du corps social dans la prise de décisions qui le concernent au premier chef. Ils conçoivent tous la politique sous une forme totalement dépolitisée, la parole publique devant rester le monopole d'experts et de technocrates, drapés en sus dans la légitimité d'une monarchie de droit divin, prenant des décisions sur la base de leur propre appréciation de la situation (et donc forcément en fonction de leurs intérêts propres). C'est ainsi que les accords de libre-échange dont il était question il y a un instant sont intégralement négociés et validés par un cercle très restreint de personnes du sérail royal plus préoccupées par la bonne image du pays à l'échelle internationale que par la pertinence économique desdits accords. Le Parlement n'est sollicité qu'au moment d'une ratification qui prend systématiquement la forme d'un plébiscite sans aucun débat. Par ailleurs, l'intégralité des « plans sectoriels » qui structurent la politique économique du pays depuis le début des années 2000 se caractérisent par ce même dédain pour l'exercice démocratique : construits en secret dans les coulisses makhzeniennes, en lien étroit avec les institutions internationales et leurs complices du secteur privé pour ensuite être mises en œuvre par un Parlement et un gouvernement qui se transforment dès lors en simples caisses d'enregistrement des desiderata royaux.
Pour contrer le néolibéralisme, l'indispensable sortie de l'inanité politique
C'est de ce manque de considération pour la politique et la démocratie qu'il faut partir pour battre le FMI et la Banque Mondiale. Car s'il est fondamental de rappeler les dégâts économiques du néolibéralisme, il n'en demeure pas moins que celui-ci est beaucoup plus qu'une liste de mesures économiques : il est porteur d'un projet politique. A ce titre, les luttes défensives et les revendications, si elles sont honorables et méritent d'être reconnues à leur juste valeur, ne suffiront assurément pas à mettre au pas une puissance dont il est maintenant devenu notoire qu'elle n'a plus de limite. C'est dans l'affirmation de la souveraineté pleine et entière du peuple marocain que nous pouvons trouver les ingrédients de la sortie de notre impuissance politique, et donc de notre victoire contre le néolibéralisme pour un projet de société qui prenne finalement au sérieux les urgences diverses auxquelles est confronté le pays : démocratique, économique, sociale et (surtout) environnementale.
L'ordre économique et monétaire institué par le FMI, la Banque Mondiale et toutes les institutions de la domination contemporaine (Etats-Unis d'Amérique, Union européenne, agences de développement internationales...), consistant en la recherche perpétuelle de la confiance de la finance en comprimant sans cesse la dépense publique et les salaires tout en réduisant à peau de chagrin les contraintes imposées au capital et aux employeurs, repose sur une forfaiture intellectuelle et un déni du droit des peuples à l'existence. Fort heureusement, il ne s'agit pas là de jouer le rôle de pionniers. En la matière, l'histoire récente pullule d'expériences de pays, développés ou émergents, ayant fait le choix de rompre avec le néolibéralisme et son anti-démocratisme pour refaire du peuple l'architecte et l'ayant-droit exclusif des politiques publiques. De l'Argentine de Kirchner qui a mis l'ordre monétaire mondial cul par-dessus tête en 2001 en se débarrassant de son currency board pour libérer sa monnaie de l'influence du dollar en une nuit, à l’Équateur de Correa qui a réalisé en 2007, dans le cadre de sa révolution citoyenne, un audit de la dette publique pour répudier celle qui a été contractée contre l'intérêt populaire, en passant par le Venezuela bolivarien redistributif, le Brésil protectionniste de Lula ou même la Russie interventionniste post-Eltsine, les exemples ne manquent pas de pays ayant tordu le cou aux préceptes néolibéraux de libre-échange, d'austérité budgétaire et d'orthodoxie monétaire, pour restaurer leur souveraineté et atteindre enfin des niveaux de développement décents. Ils peuvent assurément servir d'aiguillon à une gauche marocaine redevenue combative, ambitieuse, affirmative et désireuse de construire un pays nouveau, libéré des affres de la servitude et du capitalisme.