Le « développement durable » : polluer moins, pour polluer plus longtemps
Cela fait déjà 40 ans que l’on annonce par la voix de savants oracles, que le temps presse, qu’il ne reste plus que 10 ans ou 20 ans au maximum, pour faire face à un « défi » radicalement nouveau : rien moins que le « péril écologique » qui menacerait la survie de l’humanité. On n’a jamais vu, feignent de s’étonner deux commentateurs facétieux « un état d’urgence instauré avec si peu de hâte »(1) ! Mais ce manque de réactivité s’explique : il fallait, « une fois un seuil franchi dans les atteintes à aux équilibres naturels — « externalités négatives » dans le jargon des économistes néo-libéraux —, donner le temps au management capitaliste d’apprendre à reconnaître la positivité possible » de ce désastre annoncé. « Et qu’il en vienne à envisager là un gisement de profitabilité perpétuelle dont il ne restait plus qu’à convaincre les donneurs d’ordre et les actionnaires »(2).
Or, ils sont aujourd’hui visiblement archi-convaincus. À en juger par les pub « vertes » qui ont fleuri depuis dans les médias et qui ne cessent jour après jour de proliférer, le green business a l’avenir devant lui. Au plan idéologique, le greenwashing du capitalisme tourne à plein régime. L’éco-compatibilté de l’« économie de marché » est proclamée urbi et orbi. J-L Borloo, ministre du développement et de l’aménagement durables, proclame dans la revue Capital : « Le XXe siècle fut celui des guerres, avant de devenir celui de la consommation frénétique […] Le XXIème siècle sera celui de la croissance durable »(3). Car « l’écologie n’est pas l’ennemie de la croissance », titre cette revue pour résumer le « credo » du ministre. Le marché lui-même est érigé en facteur n°1 de verdissement sociétal. J-L Borloo citait à ce propos l’ex-président d’Exxon, l’un des plus grands pollueurs de la planète : « Le socialisme est mort car son système de prix ne reflétait pas la vérité économique. Le capitalisme mourra s’il ne laisse pas les prix dire la vérité écologique ». On ne s’étonnera pas d’entendre Nicolas Sarkozy reprendre le slogan de la « révolution verte », cher aux écologistes d’État, lors du show clôturant le ridicule « Grenelle de l’environnement ». Un « Munich de l’écologie politique », en vérité, aux dires du politologue Philippe Ariès.
Même dans les rangs de tous ceux qui souhaitent voir le développement se réorienter tout en laissant ses fondements de classe inchangés, en effet, le greenwashing incessant du capitalisme dont l’« opinion publique » est abreuvée suscite le scepticisme voire la moquerie. À leurs yeux, la reprise de la thématique écologiste par les représentants des puissances privées et des pouvoirs publics relèverait de la récupération, du détournement et de l’instrumentalisation. L’ancien directeur du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet, par exemple, dans un supplément de ce mensuel consacré à décrire, cartes à l’appui, les ravages environnementaux causés par la course aux profits, se montre sourd, dans son éditorial, aux sirènes du « développement durable » : un « concept » qui « relève d’une illusion mobilisatrice. Il a servi à entretenir une fiction collective de l’action, et fourni une cosmétique verte aux multinationales »(4). Et I.Ramonet de mettre en garde les « citoyens » : « changer de modèle énergétique sans modifier le modèle économique risque seulement de déplacer les problèmes écologiques »(5). Mais il ne saurait être question, pour lui comme pour tant d’autres, de rompre avec le système capitaliste. Il suffirait de faire pression sur les « décideurs » publics ou privés, pour qu’ils mettent en accord leurs paroles et leurs actes, en vertu du principe démocratique — peut souvent vérifié dans les faits — qui veut qu’une minorité finisse par céder aux desiderata de la majorité. Aussi l’éditorial se termine-t-il sur une note optimiste : « Mais désormais l’opinion publique veille. Et finira par imposer de vraies solutions vertes ». Des « solutions vertes » qui, jusqu’ici, entre étiquettes « bio » et label « HQE », semblent comme par hasard coïncider avec celles promues et célébrées par les « communicants » préposés au reverdissement consumériste.
Les plus virulents parmi les défenseurs de l’« environnement », n’hésitent pourtant pas à s’en prendre aux capitalistes eux-mêmes, mais à partir de positions où le moralisme fait bon ménage avec le psychologisme. Ainsi un journaliste du Monde, dans un ouvrage dont l’intitulé polémique synthétise la pensée : « Le monde est aujourd’hui gouverné par une oligarchie qui cumule revenus, patrimoine et pouvoir avec avidité […]. Cette classe dirigeante prédatrice et cupide […] ne porte aucun projet, n’est animée d’aucune idée, ne délivre aucune parole »(6). Appréciation assurément sévère, mais à courte vue. L’auteur imaginerait-il une classe dirigeante avec un autre « projet » que celui de continuer à diriger ? Animée d’une autre « idée » que celle de se donner les moyens — tous les moyens — de mener ce projet à bien ? Désireuse et capable de délivrer une autre « parole » que celles qui servent à légitimer sa domination ? Le tout, précisément, à seule fin de cumuler et même accumuler plus de « revenus », de « patrimoine » et de « pouvoir » ?
L’indignation est mauvaise conseillère lorsqu’elle dissuade d’entamer la « critique radicale », comme aurait dit Marx — celle qui va « à la racine des choses » — , de l’ordre social à l’origine des situations ou des évolutions qui suscitent cette indignation. Il fut pourtant une époque, assez brève, il est vrai, où la prise de conscience de la dévastation écologique à venir semblait devoir amener de l’eau au moulin de l’anticapitalisme. Pour nombre de militants, qualifiés alors de « gauchistes », la « défense de l’environnement » ne pouvait qu’aller de pair, avec la lutte révolutionnaire, leur fournissant même des arguments supplémentaires pour intensifier cette lutte. Au milieu des années 70, le philosophe et journaliste André Gorz avait clairement posé les termes du débat : « […] il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme, et par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? »(7).
Néanmoins, les années de la « contestation » sont loin, et la question d’André Gorz n’est pas restée longtemps sans réponse. C’est « leur écologie », pour reprendre l’intitulé de l’article, c’est-à-dire celle des possédants, des gouvernants et de leurs idéologues qui l’a emporté. Tandis qu’une eau polluée continuait de couler sous les ponts de Paris, une logorrhée rassurante et consensuelle commençait à se déverser à longueur de pages ou d’antenne pour annoncer la bonne nouvelle : non seulement le « développement » allait poursuivre sa marche en avant, mais il serait désormais « durable », pour ne pas dire éternel. Du capitalisme, dorénavant postulé aussi pérenne que ledit développement, il n’est absolument plus question. À la place, un bavardage intarissable où la publicité racoleuse alterne avec les discours à prétention savante, où l’écologie est mise à toute les sauces et toutes les choses mises à la sauce écologique. Face à ce déferlement, on a bien envie de paraphraser une injonction célèbre du marxiste allemand Max Horheimer à propos des innombrables interprétations visant à imposer une vision politiquement correcte du fascisme : celui qui ne veut pas parler du capitalisme devrait aussi se taire sur la défense de l’environnement.
Il en faudrait plus, toutefois, pour réduire au silence les adeptes de la promotion d’une « économie verte » garante d’un capitalisme durable. Ainsi en va-t-il de Claude Bartolone, cacique fabiusien président du Conseil général de Seine-Saint-Denis, pour qui « le travail commun de la gauche, ce n’est pas d’arbitrer entre la question sociale et la question environnementale »(8). La quadrature du cercle, effectivement, pour un ténor du social-libéralisme, alors que la solution de « la question sociale », où au sens l’entendaient Marx et Engels, et à leur suite, les théoriciens et leaders du le mouvement ouvrier n’ayant pas rompu avec l’anticapitalisme, n’est autre le socialisme, quitte, au vu des échecs passés, à le réinventer. Restait à imaginer, une fois de dernier jeté aux poubelles de l’Histoire, une formule magique susceptible de « nourrir l’une par l’autre » les deux questions. C. Bartolone nous la dévoile : « la République sociale écologique ».
Pourtant, bien que minoritaires et étouffées sous le flot assourdissant des effets d’annonce en tout genre émanant des politiciens, des entrepreneurs, des journalistes et des scientifiques regroupés en masse sous la bannière verte, des voix s’élèvent ici et là pour mettre en doute l’assertion implicite qui nourrit le mythe du développement durable : l’écocompatibilité du capitalisme. Des chercheurs hétérodoxes, des essayistes post-situationnistes, des philosophes réfractaires à l’air du temps dénoncent cette supercherie.
Dans un ouvrage qui, comme il fallait s’y attendre, n’a guère rencontré d’écho médiatique sous nos cieux, la philosophe belge Isabelle Stengers souligne le caractère de classe, de domination sociale et d’exploitation économique, de la question écologique(9). Pour elle, « le capitalisme est synonyme de développement non durable parce qu’il ne peut faire autrement qu’aborder un problème en tant que source possible de profit, un profit aveugle aux ravages qu’il produit. Lui faire la moindre confiance nous condamne à la barbarie »(10). Autrement dit, il ne s’agit plus de sortir de la crise du capitalisme, mais de sortir du capitalisme en crise pour éviter la barbarie.
Pour René Riesel, ancien leader et théoricien situationniste, devenu éleveur de brebis mais plus que jamais radicalement opposé à la dictature techno-scientiste du capital et de ses suppôts diplômés, le « développement durable » n’est qu’une « inepte chimère dont le succès universel résume à lui seul les progrès de l’enfermement dans la mentalité industrielle »(11). Avec l’un de ses complices, Jaime Semprun, il consacre d’ailleurs un ouvrage entier à décrypter ce que ce mot d’ordre devenu slogan recouvre : « catastrophisme, administration du désastre et soumission durable »(12).
Outre-Atlantique, Joel Kovel, professeur de sciences sociales, explore l’urgente nécessité de créer une société « écosocialiste » au-delà du capitalisme. Le titre de l’ouvrage, dont en attend toujours la parution en français(13), résume la problématique qui l’a inspiré : L’ennemi de la nature : la fin du capitalisme ou la fin du monde. Un autre universitaire étasunien, James O’Connor, fondateur de la revue de l’écologie socialiste Capitalism, Nature, Socialism, voit dans la relation antagonique entre nature et capital la « deuxième contradiction » à laquelle est confronté ce dernier, en plus de celle l’opposant au travail exploité(14), Mais peut-être est-ce à John Bellamy Foster, professeur de sociologie et co-editeur de la Monthly Review, que l’on doit la critique la plus approfondie et la plus radicale de l’écologisme. Dans le prolongement de la pensée marxienne, il démontre à la fois la centralité de l’écologie pour une conception matérialiste de l’histoire, et celle du matérialisme historique pour un mouvement écologique résolument anticapitaliste. Inutile de préciser que son ouvrage majeur, L’écologie contre le capitalisme, n’a pas été encore traduit en France(15).
Dans l’hémisphère sud, où l’on est malheureusement bien placé pour savoir à quoi et à qui imputer la « crise écologique », une enseignante-chercheuse mexicaine en sciences politiques, Rhina Roux, met en évidence dans un article qui a fait date dans les milieux concernés — sauf en France —, le lien entre la soi-disant « globalisation » en tant qu’« actualisation de la violence séculaire de la modernité capitaliste », et la dévastation de l’écosystème terrestre. « Libérée des digues bâties durant le XXe siècle, la nouvelle marée de dépossession progresse, réimposant non seulement le droit du capital sur la terre, mais recouvrant aussi tous les biens naturels communs : les eaux, les côtes,les plages, les bois, les rivières, les lagunes, les semences et même les ressources qui sont la condition naturelle de la reproduction de la vie »(16).
Et en France ? Y trouver des esprits assez lucides et perspicaces, et assez courageux, surtout, pour établir pareils diagnostics est plutôt difficile. Alors que prolifère une littérature aussi pléthorique qu’affligeante pour accréditer la fable d’un hypothétique « développement durable », c’est du côté d’une poignée de penseurs se situant plus ou moins, eux aussi, dans la lignée marxienne que l’on peut dénicher une réflexion abordant la « crise écologique » comme une crise d’origine sociale, au sens politique, et non politicien ou médiatique du terme, c’est-à-dire liée aux rapports d’exploitation et de domination dont elle est le produit. On peut mentionner, entre autres, les économistes Jean-Marie Harribey et François Chesnay(17), ou les sociologues Alain Bihr(18) et Michaël Löwy.
Alain Bihr définit clairement les termes du débat(19). Dans la mesure où elle est « donnée comme la manifestation paroxystique de l’incapacité du capitalisme à s’autolimiter et du chaos généralisé qui en résulte », la crise écologique ne peut-elle recevoir de solution au sein du capitalisme ? « En marquerait-elle en quelque sorte la limite absolue ? » En laissant « provisoirement la question ouverte », A. Bihr s’interroge sur « la possibilité ou non d’un capitalisme écologiquement réformé. Dans cette perspective, les questions qui se posent sont les suivantes : pourquoi le capitalisme est-il obligé de résoudre la crise écologique ? Autrement dit, en quoi celle-ci le menace-t-elle ? A-t-il les moyens de la résoudre ? Et, si oui, à quelles conditions et sous quelles formes ? Ne peut-on concevoir que cette solution ne lui offre un nouveau sursis historique ? En d’autres termes, de même que la question sociale, loin d’être insoluble dans le capitalisme, lui a fourni, sous la forme et par l’intermédiaire du réformisme social-démocrate, un sursis historique, la question écologique peut-elle, elle aussi, être soluble (au moins partiellement et temporairement) dans le capitalisme et lui fournir, elle aussi, sous la forme et par l’intermédiaire d’un réformisme écologiste (ou social-écologiste), un nouveau sursis historique ?». On a vu plus haut que c’était précisément là le « projet commun » proposé à la gauche institutionnelle par les sociaux-libéraux du PS. Un projet qui, dans le meilleur des cas, permettrait peut-être de repousser les échéances sans les annuler pour autant.
Maître d’œuvre avec Joel Kovel d’un « Manifeste écosocialiste international », le sociologue marxiste Michael Löwy se charge, pour sa part, de mettre les points sur les i, là où tant d’autres préfèrent laissent des points de suspension. C’est-à-dire en suspens la question qui fâche : peut-on « sauver la planète » en espérant sauvegarder ainsi le capitalisme ? « L’économie de marché capitaliste conduit, à une vitesse géométrique, à une catastrophe écologique. Pour interrompre ce cours à la destruction, il faut une transformation radicale du système de production et de consommation actuel, dont le seul moteur est l’accumulation du capital. L’enjeu est un changement de paradigme de civilisation, ce qui implique une transformation écologique et socialiste, et une réorganisation, démocratiquement planifiée, de tout l’appareil productif »(20).
Dans un ouvrage informé et percutant, le sociologue allemand Harald Welzer compare l’aveuglement, involontaire ou concerté, des adeptes d’un système social dont l’histoire est jalonné de déprédations, de saccages et de massacres, et qui ajoute la dévastation de la nature à son tableau, aux voyageurs d’un train lancé vers l’abîme, qui espéreraient malgré tout échapper à la catastrophe en rebadigeonnant les wagons de vert, c’est-à-dire à la couleur du « développement durable »(21). C’est comme si, ironise un observateur lucide, on proposait aux passagers « de changer de direction et de courir en sens inverse à l’intérieur du wagon pour que le train ralentisse. Alors qu’il faudrait évidemment arrêter le convoi ! C’est-à-dire liquider le capitalisme »(22). On aura compris, en fin de compte, que le « capitalisme du désastre » que fustige la journaliste et altermondialiste Naomi Klein dans son dernier ouvrage(23), n’est ni plus ni moins qu’un pléonasme.
1 René Riesel , Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Encyclopédie des nuisances, 2008.
2 Ibid.
3 J-L Borloo, entretien, Capital, hors-série, avril 2008.
4 Ignacio Ramonet, « L’effroi et les profits », L’Atlas de l’environnement, Le Monde diplomatique/Armand Colin , 2008.
5 Ibid.
6 Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Seuil, 2007.
7 André Gorz (Michel Bosquet), « Leur écologie et la nôtre », Le Sauvage, août 1974. Republié dans Le Monde diplomatique, avril 2010.
8 Claude Bartolone, « Le “ carré magique “ du rassemblement à gauche », Le Monde, 31 mars 2010.
9 Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes Résister à la barbarie qui vient, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2009.
10 Isabelle Stengers, entretien, Regards, n°59, février 2009
11 René Riesel, Du progrès dans la domestication, Encyclopédie des nuisances, 2003
12 Jaime Semprun, René Riesel, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Encyclopédie des nuisances, 2009
13 Joel Kovel, The Enemy of Nature : The End of Capitalism or the End of the Word, Zed, Zed Book 2002. Rééd. : Paperback Editions, 2007
14 James O'Connor, Natural Causes. Essays in ecological marxism, The Guilford Press, 1998,
15 John Bellamy Foster, Ecology Againts Capitalism, Monthly Review Press, 2002
16 Rhina Roux,« Marx y la cuestion del despojo. Claves teoricas para iluminar un cambio de epoca », Herramienta, n° 38, juin 2008.
17 François Chesnay, « Les origines communes de la crise économique et de la crise écologique », Revue Carré rouge, n° 39, décembre 2008.
18 Alain Bihr,« Un capitalisme “ vert ”est-il possible? », À contre-courant, n° 204, mai 2009
19 Alain Bihr, site Carré rouge, dimanche 28 janvier 2007.
20 Michael Löwy, « Un point de vue éco socialiste », in « Crise écologique, capitalisme et altermondialisme », Actuel Marx , n° 44 2008/2.
21 Harald Welzer, Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIe siècle, Gallimard, 2009.
22 Arthur, CQFD,
23 Naomi Klein, La stratégie du choc Montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008.
Or, ils sont aujourd’hui visiblement archi-convaincus. À en juger par les pub « vertes » qui ont fleuri depuis dans les médias et qui ne cessent jour après jour de proliférer, le green business a l’avenir devant lui. Au plan idéologique, le greenwashing du capitalisme tourne à plein régime. L’éco-compatibilté de l’« économie de marché » est proclamée urbi et orbi. J-L Borloo, ministre du développement et de l’aménagement durables, proclame dans la revue Capital : « Le XXe siècle fut celui des guerres, avant de devenir celui de la consommation frénétique […] Le XXIème siècle sera celui de la croissance durable »(3). Car « l’écologie n’est pas l’ennemie de la croissance », titre cette revue pour résumer le « credo » du ministre. Le marché lui-même est érigé en facteur n°1 de verdissement sociétal. J-L Borloo citait à ce propos l’ex-président d’Exxon, l’un des plus grands pollueurs de la planète : « Le socialisme est mort car son système de prix ne reflétait pas la vérité économique. Le capitalisme mourra s’il ne laisse pas les prix dire la vérité écologique ». On ne s’étonnera pas d’entendre Nicolas Sarkozy reprendre le slogan de la « révolution verte », cher aux écologistes d’État, lors du show clôturant le ridicule « Grenelle de l’environnement ». Un « Munich de l’écologie politique », en vérité, aux dires du politologue Philippe Ariès.
Même dans les rangs de tous ceux qui souhaitent voir le développement se réorienter tout en laissant ses fondements de classe inchangés, en effet, le greenwashing incessant du capitalisme dont l’« opinion publique » est abreuvée suscite le scepticisme voire la moquerie. À leurs yeux, la reprise de la thématique écologiste par les représentants des puissances privées et des pouvoirs publics relèverait de la récupération, du détournement et de l’instrumentalisation. L’ancien directeur du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet, par exemple, dans un supplément de ce mensuel consacré à décrire, cartes à l’appui, les ravages environnementaux causés par la course aux profits, se montre sourd, dans son éditorial, aux sirènes du « développement durable » : un « concept » qui « relève d’une illusion mobilisatrice. Il a servi à entretenir une fiction collective de l’action, et fourni une cosmétique verte aux multinationales »(4). Et I.Ramonet de mettre en garde les « citoyens » : « changer de modèle énergétique sans modifier le modèle économique risque seulement de déplacer les problèmes écologiques »(5). Mais il ne saurait être question, pour lui comme pour tant d’autres, de rompre avec le système capitaliste. Il suffirait de faire pression sur les « décideurs » publics ou privés, pour qu’ils mettent en accord leurs paroles et leurs actes, en vertu du principe démocratique — peut souvent vérifié dans les faits — qui veut qu’une minorité finisse par céder aux desiderata de la majorité. Aussi l’éditorial se termine-t-il sur une note optimiste : « Mais désormais l’opinion publique veille. Et finira par imposer de vraies solutions vertes ». Des « solutions vertes » qui, jusqu’ici, entre étiquettes « bio » et label « HQE », semblent comme par hasard coïncider avec celles promues et célébrées par les « communicants » préposés au reverdissement consumériste.
Les plus virulents parmi les défenseurs de l’« environnement », n’hésitent pourtant pas à s’en prendre aux capitalistes eux-mêmes, mais à partir de positions où le moralisme fait bon ménage avec le psychologisme. Ainsi un journaliste du Monde, dans un ouvrage dont l’intitulé polémique synthétise la pensée : « Le monde est aujourd’hui gouverné par une oligarchie qui cumule revenus, patrimoine et pouvoir avec avidité […]. Cette classe dirigeante prédatrice et cupide […] ne porte aucun projet, n’est animée d’aucune idée, ne délivre aucune parole »(6). Appréciation assurément sévère, mais à courte vue. L’auteur imaginerait-il une classe dirigeante avec un autre « projet » que celui de continuer à diriger ? Animée d’une autre « idée » que celle de se donner les moyens — tous les moyens — de mener ce projet à bien ? Désireuse et capable de délivrer une autre « parole » que celles qui servent à légitimer sa domination ? Le tout, précisément, à seule fin de cumuler et même accumuler plus de « revenus », de « patrimoine » et de « pouvoir » ?
L’indignation est mauvaise conseillère lorsqu’elle dissuade d’entamer la « critique radicale », comme aurait dit Marx — celle qui va « à la racine des choses » — , de l’ordre social à l’origine des situations ou des évolutions qui suscitent cette indignation. Il fut pourtant une époque, assez brève, il est vrai, où la prise de conscience de la dévastation écologique à venir semblait devoir amener de l’eau au moulin de l’anticapitalisme. Pour nombre de militants, qualifiés alors de « gauchistes », la « défense de l’environnement » ne pouvait qu’aller de pair, avec la lutte révolutionnaire, leur fournissant même des arguments supplémentaires pour intensifier cette lutte. Au milieu des années 70, le philosophe et journaliste André Gorz avait clairement posé les termes du débat : « […] il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme, et par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? »(7).
Néanmoins, les années de la « contestation » sont loin, et la question d’André Gorz n’est pas restée longtemps sans réponse. C’est « leur écologie », pour reprendre l’intitulé de l’article, c’est-à-dire celle des possédants, des gouvernants et de leurs idéologues qui l’a emporté. Tandis qu’une eau polluée continuait de couler sous les ponts de Paris, une logorrhée rassurante et consensuelle commençait à se déverser à longueur de pages ou d’antenne pour annoncer la bonne nouvelle : non seulement le « développement » allait poursuivre sa marche en avant, mais il serait désormais « durable », pour ne pas dire éternel. Du capitalisme, dorénavant postulé aussi pérenne que ledit développement, il n’est absolument plus question. À la place, un bavardage intarissable où la publicité racoleuse alterne avec les discours à prétention savante, où l’écologie est mise à toute les sauces et toutes les choses mises à la sauce écologique. Face à ce déferlement, on a bien envie de paraphraser une injonction célèbre du marxiste allemand Max Horheimer à propos des innombrables interprétations visant à imposer une vision politiquement correcte du fascisme : celui qui ne veut pas parler du capitalisme devrait aussi se taire sur la défense de l’environnement.
Il en faudrait plus, toutefois, pour réduire au silence les adeptes de la promotion d’une « économie verte » garante d’un capitalisme durable. Ainsi en va-t-il de Claude Bartolone, cacique fabiusien président du Conseil général de Seine-Saint-Denis, pour qui « le travail commun de la gauche, ce n’est pas d’arbitrer entre la question sociale et la question environnementale »(8). La quadrature du cercle, effectivement, pour un ténor du social-libéralisme, alors que la solution de « la question sociale », où au sens l’entendaient Marx et Engels, et à leur suite, les théoriciens et leaders du le mouvement ouvrier n’ayant pas rompu avec l’anticapitalisme, n’est autre le socialisme, quitte, au vu des échecs passés, à le réinventer. Restait à imaginer, une fois de dernier jeté aux poubelles de l’Histoire, une formule magique susceptible de « nourrir l’une par l’autre » les deux questions. C. Bartolone nous la dévoile : « la République sociale écologique ».
Pourtant, bien que minoritaires et étouffées sous le flot assourdissant des effets d’annonce en tout genre émanant des politiciens, des entrepreneurs, des journalistes et des scientifiques regroupés en masse sous la bannière verte, des voix s’élèvent ici et là pour mettre en doute l’assertion implicite qui nourrit le mythe du développement durable : l’écocompatibilité du capitalisme. Des chercheurs hétérodoxes, des essayistes post-situationnistes, des philosophes réfractaires à l’air du temps dénoncent cette supercherie.
Dans un ouvrage qui, comme il fallait s’y attendre, n’a guère rencontré d’écho médiatique sous nos cieux, la philosophe belge Isabelle Stengers souligne le caractère de classe, de domination sociale et d’exploitation économique, de la question écologique(9). Pour elle, « le capitalisme est synonyme de développement non durable parce qu’il ne peut faire autrement qu’aborder un problème en tant que source possible de profit, un profit aveugle aux ravages qu’il produit. Lui faire la moindre confiance nous condamne à la barbarie »(10). Autrement dit, il ne s’agit plus de sortir de la crise du capitalisme, mais de sortir du capitalisme en crise pour éviter la barbarie.
Pour René Riesel, ancien leader et théoricien situationniste, devenu éleveur de brebis mais plus que jamais radicalement opposé à la dictature techno-scientiste du capital et de ses suppôts diplômés, le « développement durable » n’est qu’une « inepte chimère dont le succès universel résume à lui seul les progrès de l’enfermement dans la mentalité industrielle »(11). Avec l’un de ses complices, Jaime Semprun, il consacre d’ailleurs un ouvrage entier à décrypter ce que ce mot d’ordre devenu slogan recouvre : « catastrophisme, administration du désastre et soumission durable »(12).
Outre-Atlantique, Joel Kovel, professeur de sciences sociales, explore l’urgente nécessité de créer une société « écosocialiste » au-delà du capitalisme. Le titre de l’ouvrage, dont en attend toujours la parution en français(13), résume la problématique qui l’a inspiré : L’ennemi de la nature : la fin du capitalisme ou la fin du monde. Un autre universitaire étasunien, James O’Connor, fondateur de la revue de l’écologie socialiste Capitalism, Nature, Socialism, voit dans la relation antagonique entre nature et capital la « deuxième contradiction » à laquelle est confronté ce dernier, en plus de celle l’opposant au travail exploité(14), Mais peut-être est-ce à John Bellamy Foster, professeur de sociologie et co-editeur de la Monthly Review, que l’on doit la critique la plus approfondie et la plus radicale de l’écologisme. Dans le prolongement de la pensée marxienne, il démontre à la fois la centralité de l’écologie pour une conception matérialiste de l’histoire, et celle du matérialisme historique pour un mouvement écologique résolument anticapitaliste. Inutile de préciser que son ouvrage majeur, L’écologie contre le capitalisme, n’a pas été encore traduit en France(15).
Dans l’hémisphère sud, où l’on est malheureusement bien placé pour savoir à quoi et à qui imputer la « crise écologique », une enseignante-chercheuse mexicaine en sciences politiques, Rhina Roux, met en évidence dans un article qui a fait date dans les milieux concernés — sauf en France —, le lien entre la soi-disant « globalisation » en tant qu’« actualisation de la violence séculaire de la modernité capitaliste », et la dévastation de l’écosystème terrestre. « Libérée des digues bâties durant le XXe siècle, la nouvelle marée de dépossession progresse, réimposant non seulement le droit du capital sur la terre, mais recouvrant aussi tous les biens naturels communs : les eaux, les côtes,les plages, les bois, les rivières, les lagunes, les semences et même les ressources qui sont la condition naturelle de la reproduction de la vie »(16).
Et en France ? Y trouver des esprits assez lucides et perspicaces, et assez courageux, surtout, pour établir pareils diagnostics est plutôt difficile. Alors que prolifère une littérature aussi pléthorique qu’affligeante pour accréditer la fable d’un hypothétique « développement durable », c’est du côté d’une poignée de penseurs se situant plus ou moins, eux aussi, dans la lignée marxienne que l’on peut dénicher une réflexion abordant la « crise écologique » comme une crise d’origine sociale, au sens politique, et non politicien ou médiatique du terme, c’est-à-dire liée aux rapports d’exploitation et de domination dont elle est le produit. On peut mentionner, entre autres, les économistes Jean-Marie Harribey et François Chesnay(17), ou les sociologues Alain Bihr(18) et Michaël Löwy.
Alain Bihr définit clairement les termes du débat(19). Dans la mesure où elle est « donnée comme la manifestation paroxystique de l’incapacité du capitalisme à s’autolimiter et du chaos généralisé qui en résulte », la crise écologique ne peut-elle recevoir de solution au sein du capitalisme ? « En marquerait-elle en quelque sorte la limite absolue ? » En laissant « provisoirement la question ouverte », A. Bihr s’interroge sur « la possibilité ou non d’un capitalisme écologiquement réformé. Dans cette perspective, les questions qui se posent sont les suivantes : pourquoi le capitalisme est-il obligé de résoudre la crise écologique ? Autrement dit, en quoi celle-ci le menace-t-elle ? A-t-il les moyens de la résoudre ? Et, si oui, à quelles conditions et sous quelles formes ? Ne peut-on concevoir que cette solution ne lui offre un nouveau sursis historique ? En d’autres termes, de même que la question sociale, loin d’être insoluble dans le capitalisme, lui a fourni, sous la forme et par l’intermédiaire du réformisme social-démocrate, un sursis historique, la question écologique peut-elle, elle aussi, être soluble (au moins partiellement et temporairement) dans le capitalisme et lui fournir, elle aussi, sous la forme et par l’intermédiaire d’un réformisme écologiste (ou social-écologiste), un nouveau sursis historique ?». On a vu plus haut que c’était précisément là le « projet commun » proposé à la gauche institutionnelle par les sociaux-libéraux du PS. Un projet qui, dans le meilleur des cas, permettrait peut-être de repousser les échéances sans les annuler pour autant.
Maître d’œuvre avec Joel Kovel d’un « Manifeste écosocialiste international », le sociologue marxiste Michael Löwy se charge, pour sa part, de mettre les points sur les i, là où tant d’autres préfèrent laissent des points de suspension. C’est-à-dire en suspens la question qui fâche : peut-on « sauver la planète » en espérant sauvegarder ainsi le capitalisme ? « L’économie de marché capitaliste conduit, à une vitesse géométrique, à une catastrophe écologique. Pour interrompre ce cours à la destruction, il faut une transformation radicale du système de production et de consommation actuel, dont le seul moteur est l’accumulation du capital. L’enjeu est un changement de paradigme de civilisation, ce qui implique une transformation écologique et socialiste, et une réorganisation, démocratiquement planifiée, de tout l’appareil productif »(20).
Dans un ouvrage informé et percutant, le sociologue allemand Harald Welzer compare l’aveuglement, involontaire ou concerté, des adeptes d’un système social dont l’histoire est jalonné de déprédations, de saccages et de massacres, et qui ajoute la dévastation de la nature à son tableau, aux voyageurs d’un train lancé vers l’abîme, qui espéreraient malgré tout échapper à la catastrophe en rebadigeonnant les wagons de vert, c’est-à-dire à la couleur du « développement durable »(21). C’est comme si, ironise un observateur lucide, on proposait aux passagers « de changer de direction et de courir en sens inverse à l’intérieur du wagon pour que le train ralentisse. Alors qu’il faudrait évidemment arrêter le convoi ! C’est-à-dire liquider le capitalisme »(22). On aura compris, en fin de compte, que le « capitalisme du désastre » que fustige la journaliste et altermondialiste Naomi Klein dans son dernier ouvrage(23), n’est ni plus ni moins qu’un pléonasme.
1 René Riesel , Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Encyclopédie des nuisances, 2008.
2 Ibid.
3 J-L Borloo, entretien, Capital, hors-série, avril 2008.
4 Ignacio Ramonet, « L’effroi et les profits », L’Atlas de l’environnement, Le Monde diplomatique/Armand Colin , 2008.
5 Ibid.
6 Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Seuil, 2007.
7 André Gorz (Michel Bosquet), « Leur écologie et la nôtre », Le Sauvage, août 1974. Republié dans Le Monde diplomatique, avril 2010.
8 Claude Bartolone, « Le “ carré magique “ du rassemblement à gauche », Le Monde, 31 mars 2010.
9 Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes Résister à la barbarie qui vient, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2009.
10 Isabelle Stengers, entretien, Regards, n°59, février 2009
11 René Riesel, Du progrès dans la domestication, Encyclopédie des nuisances, 2003
12 Jaime Semprun, René Riesel, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Encyclopédie des nuisances, 2009
13 Joel Kovel, The Enemy of Nature : The End of Capitalism or the End of the Word, Zed, Zed Book 2002. Rééd. : Paperback Editions, 2007
14 James O'Connor, Natural Causes. Essays in ecological marxism, The Guilford Press, 1998,
15 John Bellamy Foster, Ecology Againts Capitalism, Monthly Review Press, 2002
16 Rhina Roux,« Marx y la cuestion del despojo. Claves teoricas para iluminar un cambio de epoca », Herramienta, n° 38, juin 2008.
17 François Chesnay, « Les origines communes de la crise économique et de la crise écologique », Revue Carré rouge, n° 39, décembre 2008.
18 Alain Bihr,« Un capitalisme “ vert ”est-il possible? », À contre-courant, n° 204, mai 2009
19 Alain Bihr, site Carré rouge, dimanche 28 janvier 2007.
20 Michael Löwy, « Un point de vue éco socialiste », in « Crise écologique, capitalisme et altermondialisme », Actuel Marx , n° 44 2008/2.
21 Harald Welzer, Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIe siècle, Gallimard, 2009.
22 Arthur, CQFD,
23 Naomi Klein, La stratégie du choc Montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008.